La littérature soviétique allemande aujourd’hui rassemble tout ce qui a été et est écrit en langue allemande en Union soviétique. Quels sont aujourd’hui les résultats et les implications d’une production littéraire qui remonte au XVIIIe siècle ? Pour répondre, il nous faut procéder à un historique de la littérature allemande de Russie puis d’U.R.S.S. afin de déterminer les conditions qui ont suscité la naissance de cette littérature. Les conditions qui permettent l’existence de la littérature de la minorité allemande ou d’une minorité ethnique en général sont les suivantes :
Comment la littérature a-t-elle pu se développer dans les conditions de l’après-guerre que nous connaissons ? Comment les Allemands ont-ils pu et su s’exprimer dans leur langue maternelle ? Viktor Schnittke* déclare pour sa part :
‘« Nous sommes bien là, nous vivons, peu importe si on écrit sur Lénine ou sur le patriotisme. La littérature était pour nous la preuve que nous vivions » 576 . ’Qui sont ceux qui l’ont étudiée profondément ainsi que le folklore ?
1764 marque le début de l’Histoire de la littérature russe-allemande. Selon les théoriciens littéraires, l’on peut déterminer une certaine continuité dans l’Histoire de la littérature russe-allemande à partir d’une œuvre poétique précise : Einwanderungspoem, de Bernhard von Platen, qui date de 1764 578 . Le poème de Bernhard von Platen était précurseur. Cette œuvre est le début d’une « chaîne » 579 littéraire qui s’étalera sur des décennies, qui sera soumise à des tensions telles que la russification. Et déjà dans ce poème l’on peut en déceler des traces au travers de termes russes tels que Batschka et Matschka qui représentent des noms de femmes. Certes, cette chaîne littéraire ne sera pas ininterrompue selon le Pr. Engel Braunschmidt :
‘« […] L’Opus est resté isolé pendant des décennies et n’a pas eu, par conséquent, d’influence en terme d’histoire littéraire » 580 . ’D’autres noms à consonance allemande doivent être incontestablement rattachés à l’Histoire culturelle russe-allemande et en l’occurrence Delwig, Küchelbecker, Fet und Mej, Dal, Huber, Pawlowa, mais aussi Fonvizine von Wiesen, Friedrich Maximilian Klinger (1752-1831), Friedrich Fiedler (1859-1917) traducteur-adaptateur qui a su adapter brillamment des œuvres de l’allemand ou du russe. Tous ont contribué à un échange littéraire fructueux, à une émulsion littéraire. Il est évident que les journaux germanophones comme le St Petersburgische Zeitung et autres périodiques de Saratov, d’Odessa ou de Halbstadt ont également contribué à cette émulsion culturelle. J. Warkentin considère qu’il n’y a pas eu de littérature russe-allemande avant le XXe siècle tandis que le Pr. Annelore Engel-Braunschmidt considère que la littérature russe-allemande a existé avant la période soviétique, bien qu’elle n’ait été que rudimentaire 581 . J. Warkentin ne considère pourtant pas, si l’on en croit ses écrits, qu’il y avait un immense vide littéraire mais que les Allemands de Russie ne disposaient que des livres venus de l’étranger, en particulier d’Allemagne. J. Warkentin ne croit pas non plus en une identité allemande ou une communauté allemande au sens large, que nous appelons « germanicité » ou « germanitude » (Deutschtum) :
‘« La culture germanophone des villes hanséatiques de Riga et Reval (Tallin) et des alentours ne s’est jamais ancrée dans le milieu régional, mais est toujours restée un composant exclusif de la culture allemande, ainsi que la vie intellectuelle de Danzig et Königsberg. La communauté allemande locale était durablement et foncièrement liée à la mère patrie par le biais de l’Église, des mœurs, de l’art et la littérature. Et c’est précisément ce que nous n’étions pas » 582 . ’En tout cas, la langue reste le souci éternel.
‘« […] Le cours de langue d’aujourd’hui est notre littérature de demain » 583 . ’La hantise des professeurs est le dialecte, qu’ils combattent au profit de l’allemand standard qui, selon J. Warkentin, n’est plus maîtrisé par personne 584 . Ainsi, vers 1760, Deutschland ne désignait, et c’est symptomatique, que l’espace linguistique. En fait, la mutation consonantique de l’allemand standard et la diphtongaison, dont nous avons déjà parlé dans le cadre des dialectes, se sont opérées voilà plusieurs siècles. Ces changements consonantiques étaient immanents à la langue elle-même, autrement dit des facteurs linguistiques inéluctables en raison de la dispersion des Allemands. Selon le cas, le champ lexical d’un dialecte peut être plus restreint que celui d’un autre dialecte. De ce fait, la littérature qui, dans le cas des Allemands de Russie est pour une large part rédigée en allemand dialectal ou qui le met en œuvre au milieu du hochdeutsch et du russe, s’en voit influencée et la richesse lexicale peut être affectée, c’est-à-dire enrichie ou au contraire appauvrie.
‘« [Son] vocabulaire était territorial et professionnellement limité. N’oublions pas que l’exode se produisit avant la Révolution industrielle du XIXe siècle, quand il n’y avait encore ni vapeur ni électricité ; tout ce qui est arrivé dès lors est que la langue fut assaillie de concepts, d’idées, de connaissances, d’expériences de la vie pratique ; elle se mua en une autre langue » 585 . ’Malgré ses modifications intrinsèques, la littérature est irrémédiablement liée à la langue. L’importance de cette littérature dans la vie nationale des Allemands en Russie puis Union soviétique est, sans parler de son contenu et des ses formes variables, fondamentale. Car il s’agit de littérature en langue maternelle qui représente, en cette période de changements rapides dans le processus d’assimilation culturelle et linguistique, un élément de continuité et de stabilité.
‘« La caractéristique immanquable de l’appartenance nationale d’une œuvre ou d’une création reste la langue » 586 . ’Selon Warkentin, les écrivains suivants marquent le début de la littérature russe-allemande : David Kufeld*, le pasteur Samuel Keller* (pseudonyme Ernst Schrill*), Ferdinand von Wahlberg, Franz Bach et Georg Luft. Des milliers de livres traitent de la période difficile sous le pouvoir soviétique de Staline et esquissent la vie dans les goulags. Mais c’est Karl Kurt Klein qui, en 1939, a publié une étude sur le quotidien des citoyens soviétiques. Reinhold Keil a également traité ce sujet. Qu’en était-il donc du traitement du thème du communisme après 1917 ? K. K. Klein a recensé dans son étude dix auteurs, témoins de l’époque, à commencer par Erna Liebfried. Cependant, le Pr. Engel-Braunschmidt ne mentionne pas un seul de ces auteurs dans ses études. Pour elle, ces écrivains n’existaient pas sous la période soviétique. Les Pr. Engel-Braunschmidt et C. L. Gottzmann s’accordent sur ce point. Après 1917, les auteurs essayaient de dénoncer les failles de la société soviétique. Les textes abordaient les thèmes tels que la conscience nationale, la liberté, l’égalité et la fraternité et leur tonalité était assez grave. Entre 1917 et 1933, les événements politiques orientent naturellement les écrivains : les nouveaux thèmes sont la guerre, la NEP, Staline et la Révolution, la collectivisation, l’Église, l’exil des intellectuels 587 . Certains écrivains axent leurs œuvres sur les sentiments. D’autres affichent leurs positions idéologiques et politiques 588 . Au milieu des années 1920, la guerre est le thème prédominant. J. Warkentin décrit 589 la constitution d’un véritable groupe d’écrivains mené par Franz Bach à Engels, représenté par Georg Luft et David Schellenberg à Kharkov. Gerhard Sawatzky succéda à Franz Bach. Le groupe fut dissout en 1935. Après 20 années d’exil, Ernst Kontschack en fut le seul survivant. Ses souvenirs sont retranscrits dans son ouvrage Unvergessliche Begegnungen, notamment ses rencontres avec Hermann Bachmann, Johannes Buch, Gustav Fichtner, Friedebert Fondis, Reinhold Hahn, Hans Kellermann, Richard Knorre, Hans Lohrer, Georg Luft, Peter Petermann, Rudolf Rabitsch, David Schellenberg. À cette époque, les écrivains abordent la thématique villageoise avec la lutte des classes, et toujours la collectivisation, le combat pour la modernité. Les constellations littéraires perdent de l’ampleur au milieu des années 1930, même si on retrouve encore David Schellenberg, Ernst Kontschack et Gottlieb Fichtner. J. Warkentin déclare que le style des œuvres de ce dernier à l’époque est souvent passable 590 . La poésie à l’époque est marquée par des auteurs tels que Hugo Huppert. Le premier congrès d’écrivains en août 1934 a pour thème le romantisme révolutionnaire. Y participent notamment F. Bach, G. Sawatzky, A. Saks, G. Fichtner. Certains feront des interventions remarquées comme Herbert Henke, Johann Janzen, Heinrich Kämpf* (surnommé à cette occasion le Frei-Rhythmiker), F. Bolger, W. Ekkert, E. Günther, W. Herdt, A. Reimgen et D. Wagner.
Pour la première fois, dans les années 1950, la littérature allemande eut la chance de se libérer des entraves imposées par l’Histoire politique du pays, de franchir les frontières. Stérilisée, arrachée à son Histoire, coupée du milieu international, la poésie allemande se vit confrontée à l’époque à la question suivante : où trouver les points de repère d’une nouvelle orientation ? Que restait-il des ressources littéraires ? Comment y puiser à nouveau après l’aliénation totale et l’anéantissement des valeurs traditionnelles, pour retrouver une once de cette vérité dont la langue est capable sous sa forme littéraire ? Dans ces conditions, l’épopée et le drame avaient d’abord moins de chances que la poésie lyrique. Par nature, ces deux genres étaient bien plus vulnérables, plus exposés à la contrainte totalitaire. Sans compter qu’il était bien plus compliqué de brosser un tableau épique ou dramatique de la situation en mutation sur le plan intérieur et extérieur. L’épopée a besoin de l’Histoire. Il faut au drame un but, un sens, un motif, un présent agissant. Tandis que l’Histoire gisait sous les décombres, le présent ne faisait que se réveiller. En revanche, le genre lyrique, dans son intimité, pouvait mieux se soustraire aux injonctions des administrations supérieures soviétiques. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des auteurs isolés aient réussi dès 1945 à sauver la poésie allemande lyrique. Mais ils restèrent invisibles jusque dans les années 1955-1956. Nous avons pu trouver dans les journaux de langue allemande trace des programmes élaborés en matière de lecture et de littérature.
J. WARKENTIN, Geschichte der russlanddeutschen Literatur aus persönlicher Sicht, Stuttgart, 1999, p. 27 : « In unserem Verständnis ist Russlanddeutsche Literatur jenes schöngeistige Schrifttum, das die über das Riesenreich verstreuten Sprachinseln, vor allem die an der Wolga und in der Ukraine, und später die im Winde Verwehten hervorgebracht haben ».
« Wir sind noch da, wir leben noch, egal ob über Lenin oder Patrioismus geschrieben wurde. Literatur wurde für uns zum Lebenszeichen ».
Voir NOTICES BIOGRAPHIQUES des personnalités allemandes, notamment les écrivains, placées en annexe.
Voir ANNEXE LXXXIX : poème « Einwanderungspoem », B. von Platen, 1764.
Terme employé par J. WARKENTIN, op. cit., p. 21.
« […] das Opus steht über Jahrzehnte allein auf weiter Flur, und ist damit entwicklungsgeschichtlich folgenlos », Ibid., p. 22.
Ibid. p. 24.
« Die deutschsprachige Kultur der einstigen Hansestädte Riga und Reval (Tallin) und des Umlandes hatte sie nie in das regionale Milieu integriert, war immer ausschließlicher Bestandteil der deutschen Kultur geblieben, genauso wie nebenan das Geistesleben von Danzig und Königsberg. Das dortige Deutschtum war durch Kirche und Bräuche, durch Kunst und Literatur, auch durch tausend familiäre und/oder geschäftliche Beziehungen dauernd und unlösbar mit dem Mutterland verbunden. Und genau das waren wir nicht », Id., p. 26.
« Der Sprachunterricht von heute ist unsere Literatur von morgen », Propos d’A. SEGHERS, in J. WARKENTIN, Geschichte der russlanddeutschen Literatur aus persönlicher Sicht, Stuttgart, 1999, p. 29.
« Das weiß jetzt keiner mehr », id., p. 29.
« Ihr Wortschatz war territorial und beruflich beschränkt. Vergessen wir nicht : der Exodus geschah vor der technischen Revolution des 19. Jahrhunderts, also noch nix Dampf, noch nix Elektrizität, und alles, was fortan auf sie zukam, auf sie einstürmte an Begriffen, Ideen, Erkenntnissen, praktischer Lebenserfahrung, vollzog sich in einer anderen Sprache », Ibid., p. 31.
« Unfehlbares Kennzeichen der nationalen Zugehörigkeit eines Werkes oder Schaffens bleibt die Sprache », Ibid., p. 50. Cf. B. PINKUS, I., FLEISCHHAUER, Die Deutschen in der Sowjetunion, Baden-Baden, 1987, p. 438.
Cf. F. BACH, Die Erstürmung von Perekop ; Hie roter Helder, hie weißer Teufel.
Cf. A. LONSINGER, Das Verprechen.
J. WARKENTIN, Geschichte der russlanddeutschen Literatur aus persönlicher Sicht, Stuttgart, 1999, p. 91.
Id. p. 98.