L’oukase du 28 août 1941 a, comme nous le savons désormais, détruit l’ethnicité allemande soviétique et d’autres oukases l’ont fait disparaître de l’Histoire russe 591 . L’ethnicité allemande soviétique, la langue, la littérature et la culture allemande étaient fragilisées voire annihilées.
‘« Lors de leur réhabilitation partielle, les Allemands d’Union soviétique ne possédaient absolument aucune littérature nationale propre » 592 . ’Après 15 années de silence (1941-1956), le peuple allemand s’est reconstruit. La première activité culturelle renaissante fut la littérature. Certes, certains auteurs n’avaient jamais véritablement cessé d’écrire, en cachette, mais ils n’avaient aucun espoir de publication, surtout en allemand. Ainsi, F. Bolger écrivit pendant et après la guerre en russe ; E. Günther écrivit poèmes, fables, récits humoristiques et feuilletons en russe ; H. Henke écrivit ses poèmes en russe également et D. Hollmann en allemand mais ne fut pas publié ; il en fut de même pour A. Kramer et A. Reimgen tandis que D. Wagner écrivait en russe ses articles, esquisses et chroniques littéraires. Puis, au milieu des années 1970, à l’ère brejnévienne, la littérature soviétique allemande se développa à nouveau, certes avec hésitation au début. On l’appela Sowjetdeutsche Literatur, dite SDL dans les articles, les ouvrages ou pendant les conférences. Il s’agissait d’une véritable renaissance, tandis que parallèlement renaissait le système de presse. La parution des journaux entraîna de fait le développement des imprimeries, afin d’augmenter les possibilités en matière d’édition.
Beaucoup d’écrivains de l’avant-guerre étaient tombés dans l’oubli. Ce n’est que plus tard qu’hommage leur fut rendu. Les autres ressentirent la nécessité de se regrouper, d’établir des contacts, d’organiser des réunions, des débats, des conseils afin de donner au monde littéraire et de la presse l’élan dont il avait besoin. Les écrivains de Krasnoïarsk menèrent la première initiative en créant une association d’écrivains, dont D. Hollmann et A. Henning firent partie. Trois séminaires eurent rapidement lieu et contribuèrent à briser ce silence imposé depuis trop longtemps au monde littéraire :
De nouveaux problèmes supplantèrent les anciens. Le nombre d’œuvres croissait mais les difficultés d’édition persistaient. Ce problème fut soulevé dans une lettre de la section allemande de Krasnoïarsk, publiée par l’organe de l’association des écrivains dans les numéros 10 et 13 du 24 janvier 1962 et du 30 janvier 1962 de Neues Leben sous le titre « Belange der deutschen Literaten ». Il semblait nécessaire d’intégrer des membres allemands à l’association des écrivains de l’Union, ce qui fut rapidement fait puisque quatre membres de l’association rencontrèrent huit membres de la section allemande lors du séminaire du 16 au 18 juillet. A ce nouveau séminaire estival participèrent A. Henning, Sophie Sawatzky, S. Österreicher, Irma Dyck, H. Henke, H. Fuchs, M. Fritz, A. Gallinger, W. Spaar, A. Saks, N. Reichert, H. Köhler, A. Kaiser, E. Günther, W. Ekkert, D. Hollmann, V. Klein, J. Warkentin, L. Fritz. Cette fois, le travail de présentation des œuvres poétiques fut effectué par S. Österreicher. Il analysa des œuvres lyriques parlant de politique, de la patrie, de nature, d’amour, des récits humoristiques, des ballades, des épigrammes, des poèmes pour enfants de nombreux auteurs : J. Warkentin, N. Reichert, E. Günther, L. Fritz, W. Ekkert, N. Wacker, W. Spaar, H. Henke, F. Bolger, Reinhold Frank, H. Kämpf, R. Jacquemien, O. Rischawy, A. Kramer, D. Jost*, A. Müller, E. Katzenstein, J. Weininger, A. Reimgen, Joachim Kunz, D. Hollmann. Pour clore le séminaire, des membres de l’institut pédagogique de langues étrangères prirent la parole. Le débat fut extrêmement tendu au moment d’aborder le récit de V. Klein « Der letzte Grabhügel ». Enfin, en 1968 eut lieu le premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques allemands à Moscou, signe que la littérature allemande soviétique prenait de l’ampleur.
Que peut-on dire à l’époque de ces écrivains ? Si l’on analyse le tableau placé en annexe concernant les informations sur les écrivains germanophones en Union soviétique entre 1955 et 1979 593 , plusieurs constatations peuvent être formulées : la répartition par âge est frappante en ce sens que 9 % des auteurs présentés sont nés avant 1900, 28 % entre 1900 et 1910, 24 % entre 1911 et1917, 26 % entre 1917 et 1929 mais pas plus de 13 % après 1930, et seulement trois écrivains sont nés pendant la déportation. B. Pinkus et I. Fleischhauer expliquent ce point en ces termes :
‘« [Il s’agit] d’une perte de substance de la population allemande pendant les années de guerre et les années immédiates d’après-guerre qui se ressent encore trente ans plus tard ». ’En ce qui concerne la répartition géographique, sur 49 écrivains pour lesquels nous avons des données, 22 (soit près de la moitié) viennent de la République de la Volga, y ont fait des études. Huit viennent d’Ukraine, trois de Crimée, quatre du Caucase et six de l’étranger. La plupart des écrivains germanophones en U.R.S.S. ont suivi leur formation dans les instituts pédagogiques de Engels, Odessa ou Leningrad. La plupart sinon la quasi-totalité d’entre eux étaient des enseignants, principalement de langue et de littérature allemande. Certains travaillaient au sein d’organes de presse. Seuls trois exerçaient des métiers techniques ou liés aux sciences naturelles. Un écrivain sur six était membre du P.C. et/ou d’une association politique ou sociale. Cela semble peu pour une élite culturelle active mais reflète en réalité bien la situation générale des Allemands en U.R.S.S. Seize des personnes figurant dans le tableau sont membres d’une association d’écrivains.
Une conférence sur « la littérature soviétique allemande actuelle » qui s’est tenue début 1990 à Berlin-Ouest constitua un fait important de l’Histoire littéraire, bien que peu d’écrivains y aient participé d’après les constations de Cornelia Staudacher dans son article « Entre agonie et autonomie » 594 . Certes, son article était surtout pessimiste quant à l’avenir de la littérature soviétique allemande, rejoignant ainsi l’avis d’Annelore Engel-Braunschmidt qui qualifiait d’ailleurs la littérature soviétique allemande « d’amas littéraire sentimental et pathétique » dont il ne ressortirait rien de bon. Il semblerait pourtant que les poèmes de Viktor Schnittke et de Lia Frank* soient d’une contribution indéniable pour la littérature soviétique allemande. La question qu’il faut se poser en abordant les œuvres est de savoir s’il faut considérer qu’une littérature est médiocre parce que ses écrivains et poètes parlent simplement de leur existence. Or, à notre sens, c’est justement ce côté proche de la vie, ce vécu ressenti par tous et retranscrit qui constitue la richesse de la littérature soviétique allemande. Des articles de critiques littéraires, par exemple dans Neues Leben, témoignent régulièrement de cet état de fait.
‘« Non, cela ne peut pas venir des flûtes et des chants, cette accumulation d’épithètes, d’hyperboles et de vagues allusions, mais des âmes humaines, vraies et simples, du ressenti vrai, des pensées vraies » 595 . ’En revanche, certains spécialistes, notamment Johann Warkentin, lui-même écrivain, regrettent la trop grande diversité des œuvres littéraires, critiquant le fait que littérature soviétique allemande a perdu de sa force et de sa consistance et que les articles de critiques littéraires sont trop superficiels et n’œuvrent plus pour la littérature comme le faisaient auparavant A. Henning, de David Wagner ou de Woldemar Ekkert. La place que nous pouvons par conséquent accorder à cette littérature dépend de la qualité et de la diversité des œuvres et des auteurs, mais aussi de l’utilisation que nous pouvons en faire dans le domaine de l’enseignement.
Voir Chapitre I.
« Zum Zeitpunkt ihrer partiellen Rehabilitierung besassen die Deutschen der Sowjetunion mithin überhaupt kein eigenes nationales Schriftum », in B. PINKUS, I., FLEISCHHAUER, Die Deutschen in der Sowjetunion, Baden-Baden, 1987, p. 420. Il s’agit de 1955 pour la réhabilitation.
Voir ANNEXE CIII. Cf. B. PINKUS, FLEISCHHAUER, I., Die Deutschen in der Sowjetunion, Baden-Baden, 1987, p. 422 : « Substanzverlust der deutschen Bevölkerung in der Kriegs- und unmittelbaren Nachkriegszeit auch nach weit über die Jahrzehnten ».
C. STAUDACHER, « Zwischen Agonie und Autonomie », in Der Tagesspiegel.
« Nein, es mag wohl nicht auf das Flöten und Zirpen, die Häugunf von Epitheta, Hyperbeln und undeutlichen Anspielungen ankommen, sondern eben auf die einfache, wahre, menschliche Seele, das wahre Empfinden, die wahren Gedanken », in Neues Leben, n° 17, 24/04/1991, p. 10.