III- 2.1.4. L’enseignement de la littérature

Les enseignants se plaignent souvent du manque de temps pour traiter des œuvres dans toute leur profondeur, comme l’expliquait un professeur, donnant l’exemple de l’œuvre abordée dans son cours, Der Untertan d’Heinrich Mann 597 . De plus, les cours de littérature sont réservés aux plus grands élèves. Or, chez les jeunes, les lectures sont non seulement très bénéfiques mais aussi très influentes et leur permettent de forger leur esprit critique. Leur permettre de lire et de discuter de thèmes cruciaux abordés en littérature, en langue allemande de surcroît, est une façon de donner aux élèves la possibilité de pratiquer leur langue et d’en améliorer la maîtrise. Les thèmes abordés sont souvent restreints sous le régime soviétique et ne permettent pas aux enfants d’avoir une large vue sur les événements. Les lectures sont faites pour leur donner une idée de la patrie, de Lénine, de l’éducation… Cela fait partie intégrante de la structure idéologique de l’école. Par ailleurs, un peu comme dans les collèges catholiques en France jusque dans les années 1950, ce qui correspondait à un « prix d’excellence » ne va pas forcément à l’élève qui a les meilleurs résultats scolaires mais à celui qui, bon élève, est également parfaitement intégré à l’idéologie 598 .

Certes, d’autres questions étaient abordées dans la littérature. La littérature de langue allemande a aussi et surtout eu le souci, dans le rapport des Allemands avec le peuple kazakh, de recueillir son héritage national, national étant pris au sens d’Allemand de Russie et d’Union soviétique dans une perspective de reconstruction culturelle et non d’enfermement ou de repli sur soi. Toutefois, nous ne pouvons pas parler d’une recherche ethnologique sur le peuple d’accueil. Les Kazakhs mis en scène sont d’abord des citoyens soviétiques et ce n’est que dans quelques circonstances particulières, par exemple à l’occasion de mariages mixtes, que sont décrites quelques figures 599 . La religion est aussi une source d’inspiration. Il faut préciser, même si nous reviendrons sur ce point, que les années 1960 ne pas comparables avec la lutte idéologique forcenée et les poursuites judiciaires de l’époque stalinienne. Un tissu religieux se reconstitue peu à peu. Si les grandes confessions chrétienne, luthérienne, catholique, réformée ont du mal à se faire reconnaître, les petites églises baptistes et autres cercles chrétiens, sans grandes structures mais avec des implantations locales assez fortes avec des maisons de prières (Bethäuser), des activités caritatives multiples, des catéchismes privés agissent de plus en plus ouvertement dans les années 1970 et 1980. Le courrier des lecteurs de Freundschaft en atteste avec les plaintes de vieux communistes sur les agissements des sectes religieuses et le manque de réaction des autorités. À l’occasion des dies irae, des tensions apparaissent 600 et ces tensions sont parfois reflétées dans la littérature, notamment chez Hasselbach 601 .

La littérature atteste également de l’évolution culturelle. À l’exemple des brefs récits d’Alexander Hasselbach, dont Der erste Schnee 602 , et d’autres aussi, nous pouvons montrer que ces ouvrages témoignent de la nouvelle vie des Allemands après leur réhabilitation. Les exemples sont les nombreuses évocations de la venue dans les villages des troupes de théâtre, de danse, de chant populaire qui montrent l’importance de ces manifestations sous l’aspect de la cohésion nationale qui se recrée autour de la culture. L’évolution sociale est aussi abordée. La relation hommes-femmes est aussi évoquée. Se distinguent alors d’un côté une société libérée (sexualité, travail de la femme) mais, de l’autre côté, l’idéal de la femme au service de son mari n’est pas mort (c’est le cas dans Die Ersten, de A. Reimgen, mais nous y reviendrons 603 ). En général, l’épouse attend seule à la maison avec ses enfants son mari parti travailler loin de son domicile. Les images de femmes indépendantes sont plus rares. Outre l’évolution sociale, les coutumes sont inévitablement représentées dans les récits, volontairement ou non, comme signe du quotidien. Elles donnent l’image d’une société assagie où les membres du Parti et du Komsomol se donnent pour tâche d’avoir une vie exemplaire dans le travail et dans la société, d’être le sel de la terre. Parfois apparaît la différence entre les réalistes qui, forts de leur compétence professionnelle, savent mieux que les idéologues quelles sont les priorités ; mais le temps des oppositions idéologiques violentes est passé 604 . Il y a davantage d’humour et de tolérance dans l’expression des oppositions.

Les journaux en langue allemande comme Neues Leben et Freundschaft sont de judicieux supports littéraires, en plus des œuvres typiques soviétiques allemandes des jeunes écrivains. Certains articles étudiés, certains thèmes abordés permettent aux enfants de voir comment est la vie ailleurs. Les enseignants qui ont adopté ce système de travail étaient des pionniers, vu la pression du pouvoir politique soviétique et le manque de liberté d’expression dans la vie quotidienne en général et dans les écoles en particulier. Les programmes scolaires en littérature étaient donc établis de la façon suivante (il restait à chaque enseignant de faire le choix des œuvres) :

En classe de 10e, la littérature est principalement abordée en russe. Il s’agit de présenter la littérature socialiste antifasciste des années 1920 et 1930. On ne mélange alors plus avec le cours de langue étrangère ni de grammaire. Les thèmes abordés repris sont respectivement : le contexte conjoncturel d’une œuvre, son contenu textuel, l’histoire, la littérature et quelques principes de grammaire. Il est demandé toutefois aux élèves de connaître les fondements du hochdeutsch. Ils seront contrôlés sur leurs connaissances par un examen oral et un examen écrit (rédaction). Le cercle des thèmes abordés de cette édition de littérature générale était composé d’œuvres ou d’extraits d’œuvres allemandes, autrichiennes d’émigrés (entre autres), de traductions (principalement d’œuvres de la littérature russe).

Les revues littéraires (Nachrichten) ou recueils (Wir selbst), dans lesquels les professeurs peuvent puiser des textes, sont un matériau de travail riche, d’autant qu’elles présentent des œuvres originales, telles que Das Tor der Welt (La porte du monde) de Theodor Plivier et qui concerne la lutte des classes dans le monde capitaliste ou Arme Leute (Pauvres gens) qui est un extrait du roman du même nom d’Adam Scharrer sur les soucis quotidiens et les peurs des gens ordinaires. L’almanach Heimatliche Weiten, créé en 1981 sur l’initiative de Vladimir Zapanov, alors rédacteur en chef de Neues Leben, publie des critiques littéraires, en russe ou en allemand, de la prose soviétique allemande, de la poésie, des articles journalistiques et paraît deux fois par an. Ce projet d’almanach existait en fait depuis 1965. Il était publié par les éditions de la Pravda. À la rédaction en 1981 se trouvait également l’écrivain Hugo Wormsbecher, qui écrivait pour sa part en russe. En 1990, l’almanach qui accumulait les retards de publication, fut supprimé.

Notes
597.

« Interview Literaturinterricht », in Neues Leben, 14/11/76, p. 10.

598.

A. Hasselbach, Peter der Zweite, pp. 40-41 : « Peter machte ein verdutztes Gesicht und sah sich verlegen um. Er hatte nicht die Besten Note. Das Mariechen bekam eine Medaille, und Liese und Georg hatten auch bessere Noten als er. Unsicheren Schritts betrat Peter die Bühne. Direktor Schuhmachen erklärte : « Ich rufe Bauer als ersten auf. Seine Noten sind ja schwächer als bei einigen anderen. Aber unser Peter... » Neues Händeklatschen unterbrach die Rede. « Er ist ein guter Mechanisator, der schon drei Sommer lang seine Ferien auf dem Traktor und der Mähmaschine verbringt. Er war drei Jahre lang unser Komsomolsekretär in der Schule, ein treuer Gehilfe der Lehrer, der Stolz unserer Schule !  »

599.

Par exemple le grand-père, dans le récit de Hasselbach, qui a du mal à s’habituer aux tables hautes et il cherche à replier ses jambes le long de sa chaise, car, par habitude, il aime s’assoir parterre en tailleur près d’une table basse Cf. A. HASSELBACH, Der erste Schnee, p. 133.

600.

Parfois les responsables locaux chassent les Betschwestern, mais il faut alors assumer la situation et par une allocution de circonstance faire oublier l’absence d’accompagnement religieux.

601.

A. HASSELBACH, Der erste Schnee, p. 132 : « - So ist er unser Alter. Ich hab’ ihm erklärt, dass ich und jetzt auch schon Kuanysch Kommunisten sind und dass für uns es keine Rolle spielt, was für einer Familie man entstammt, einer christlichen oder muselmanischen. – Auch wenn die Menschen noch gläubig sind, trennt das bei uns den Muselman nicht vom Christen, sagte Johann. – Wir ziehen doch alle an einem Strang. Bei uns im Dorf leben die Kasachen, die noch an ihren Allah glauben, und deutsche gläubige Christen nicht nur beieinander, sonder alle miteinander, nicht zu sprechen von den Kommunisten und Komsomolzen ».

602.

A. HASSELBACH, Der erste Schnee, p. 33 (épisode du passage en tournée du groupe Freundschaft).

603.

Cf. A. HASSELBACH, Der erste Schnee, p. 136.

604.

Un exemple chez Hasselbach : suite à une chute de neige précoce, les responsables du kolkhoze décident d’aller chercher le bétail en danger parfois à trois jours de marche alors que le secrétaire du Parti insiste sur la priorité d’une réunion consacrée à l’alimentation de ce bétail en hiver, in A. Hasselbach, Der erste Schnee.