III- 2.1.6. Les organisations littéraires

Les organisations littéraires dont nous allons parler sont celles au sein desquelles les écrivains soviétiques de langue allemande eurent une activité après la guerre. Ils se réunirent au sein de ces organisations et décidèrent d’agir en faveur de la littérature. Le peu que nous savons de ces organisations est fondamental dans la mesure où sans elles, la production littéraire aurait été inexistante ou quasi inexistante. Il s’agit principalement de l’Association des écrivains soviétiques et de l’Association des écrivains allemands soviétiques, mais aussi de l’Union des Allemands de Russie. Les protagonistes de ces associations sont souvent les mêmes personnes et force est de constater que les auteurs allemands soviétiques sont majoritaires. Leur objectif est d’avoir un rôle de conseil et d’initiation (formation des jeunes auteurs par exemple) et de créer des cercles littéraires. Les organisations mettent en place des conférences des écrivains régulièrement, notamment à Moscou, et des congrès. Si les conférences des écrivains soviétiques allemands ont débuté en juillet 1958 dans le territoire de Krasnoïarsk, le premier congrès de l’Union des Allemands de Russie a eu lieu en mars 1992 608 . Cette première organisation d’écrivains allemands en U.R.S.S. allait préparer le chemin pour la création d’un congrès des écrivains allemands de Russie. Plusieurs auteurs allemands soviétiques faisaient partie de cette première organisation, notamment D. Hollmann, Henning, Eckert, Hardock, Klein, Lorenz, Saks et Schneider qui formaient une section solide et active 609 . En 1960, la section comptait plus d’une trentaine de membres 610 , tandis que dans l’Altaï une autre section était apparue composée d’environ cinquante écrivains allemands 611 . La seconde section d’écrivains germanophones est née au Kazakhstan et comptait en janvier 1965 trente membres 612 .

Un séminaire de littérature important s’est tenu du 10 au 15 janvier 1968 à Moscou. 32 écrivains germanophones y ont prit part dont 17 de Russie, 12 du Kazakhstan. Pour la première fois depuis trente ans, ils avaient obtenu le droit de se réunir et de débattre de questions importantes dans leur domaine ou de leur Histoire 613 . Ce séminaire était prévu pour décembre 1967 mais avait été repoussé en janvier 1968. Deux auteurs, V. Klein et R. Jacquemien émirent le souhait, qui était au demeurant celui de la majorité des présents, de la création d’un magazine consacré spécialement à la littérature et, bien que la presse ait relayé ce souhait 614 , cela ne fut pas réalisé avant 1980. À la suite de ce séminaire, d’autres, de moins grande ampleur, furent organisés : en mars 1968 à Tselinograd, alors capitale du Kazakhstan. Les débats furent relayés dans Freundschaft, notamment sur la question de créer une section allemande au sein de l’association des écrivains du Kazakhstan. F. Bolger fut élu comme président à la tête de cette section nouvelle 615 . Entre 1969 et 1980, d’autres séminaires eurent lieu et d’autres unions à différents niveaux furent créées à Moscou en 1973-1976-1978 et 1980 mais aussi dans l’Altaï en 1972-1974 et 1978 616 .

En effet, du 28 au 30 janvier 1974 s’est tenu le séminaire des écrivains soviétiques allemands de la région de l’Altaï, dans les locaux rédactionnels du journal Rote Fahne. Ont participé des écrivains et des poètes connus comme F. Bolger, A. Beck, E. Günther, W. Herdt, P. Klassen, A. Kramer, W. Spaar, V. Weber, N. Wacker et l’écrivain russe G. Volodin venu de Barnaoul, ainsi que des représentants des journaux Rote Fahne, Freundschaft et Neues Leben. Le séminaire fut dirigé par E. Katzenstein qui était depuis quelques années à la tête de la section des écrivains soviétiques allemands de l’Altaï. La discussion a porté sur la publication aux éditions « Progress » du livre Des Dichters Herz de F. Bolger et des deux recueils Lyrischer Widerhall de W. Herdt et Der Duft von Brot de W. Spaar. La littérature allemande de Russie, composée de nouveaux ouvrages de prose ou de poésie, de traductions effectuées au cours de l’année 1975, a également été analysée. Les participants constatèrent que le registre théâtral faisait cruellement défaut sur l’ensemble des œuvres produites. E. Katzenstein renouvela son souci d’améliorer le travail effectué en matière culturelle pour la population soviétique allemande en langue maternelle. F. Bolger fit une intervention sur le thème « la langue et le style ». Les œuvres nombreuses pour enfants de Nelly Wacker ont été étudiées. Rudolf Erhard, alors directeur du département au sein du comité du Parti du rayon, souligna la nécessité de mettre l’accent sur l’art amateur germanophone 617 .

Le résultat de ces conférences et séminaires faisait l’objet de publications, notamment dans les revues Heimatliche Weiten, Wir Selbst et Nachrichten ou encore Internationale Literatur. D’ailleurs, le magazine Internationale Literatur faisait un large travail de masse, en particulier au sein de la population allemande d’Union soviétique déjà dans les années 1930 comme peut nous le montrer cet extrait, rédigé lors d’une réunion de la rédaction à Engels, capitale de la République de la Volga :

‘« Á Engels, la rédaction de Littérature internationale a mené trois délibérations avec des lecteurs […]. Professeurs, étudiants et élèves des établissements d’enseignement supérieur et des lycées de Engels, employés, comédiens et ouvriers échangèrent leurs points de vue sur les différents problèmes du magazine ; ils formulèrent des critiques et donnèrent quelques suggestions pour la poursuite du travail. Un des thèmes exprimés les plus intéressants était la question de savoir si un poème était compréhensif pour tous les lecteurs, si le poète était libre de transmettre ses sentiments, états d’âme et visions qui ne trouvent pas le même écho chez les lecteurs parce que cela suppose que ceux-ci aient cette capacité inhabituelle de se mettre au diapason de l’univers du poète » 618 . ’

Dans les années 1960, le magazine littéraire Internationale Literatur rendit moins compte des nouvelles parutions. Le thème de la situation linguistique allemande était moins débattue dans Internationale Literatur. Il fut alors proposé d’aborder, dans des essais ou des articles, les questions philosophiques et pédagogiques. Il s’agissait de thèmes tels que l’éthique, la morale, le rôle de la famille dans l’État soviétique et le problème de l’éducation des jeunes. Il fut décidé de perfectionner la rubrique Kulturerbe et de prendre davantage d’initiatives pour résoudre les problèmes. Il y avait en effet beaucoup de questions en suspend dans le domaine littéraire auxquelles le journal pouvait sans doute apporter quelques éclaircissements. Dominik Hollmann était présent à cette réunion. Il proposa, en plus de la reprise de la partie sur la théorie littéraire, de travailler davantage sur les traductions de l’anglais, de l’américain mais aussi du scandinave. La question se posa de savoir s’il était souhaitable de republier des romans classiques qui ne l’avaient plus été depuis longtemps. Selon l’avis de tous, cela semblait souhaitable. Les traductions de poèmes étrangers ont remporté l’adhésion des lecteurs et depuis cette époque les traductions et adaptations sont un élément courant dans les journaux allemands. Les adaptations du poème de Alfred Kurella Das Mädchen und der Tod, sa traduction par Sassun, et les adaptations de Maïakovski par Huppert ont semblé avoir beaucoup plu. Néanmoins, certains traducteurs n’étaient pas suffisamment bons civilisationnistes pour se pencher sur certaines traductions selon H. Henke.

Les textes qui ont le plus remporté l’adhésion furent la nouvelle Nordische Novelle de Paustovksi, le récit Freundschaft de Gorbatov, les récits de voyage de Heinrich Vogeler et le reportage sur Pavlov de Popovski. Certains lecteurs ont demandé davantage d’articles au style purement journalistique, dans lesquels ils pourraient trouver de courtes biographies d’écrivains connus étrangers, des critiques de films, de théâtre, d’art et des notes sur la vie culturelle intérieure mais aussi étrangère. En fin de conférence, quelques poèmes ont été récités et les articles non publiés dans le magazine lus. Herbert Henke retraça le bilan de la littérature volga-allemande de la seconde moitié des années 1930. La littérature avait fait d’énormes progrès. Á l’époque, Gerhard Sawatzky publiait le roman Wir Selbst, Andreas Saks voyait ses œuvres Die Quellen sprudeln et Der eigene Herd adaptées au théâtre et mises en scène, Johannes Schaufler écrivait Hopsapolka et Herbert Henke lui-même son premier recueil de poèmes. Les écrivains allemands soviétiques avaient peu de contacts avec les écrivains d’Allemagne. Certains écrivains ou critiques allemands de R.D.A. et des pays de l’Est écrivaient parfois des contributions sur des thèmes d’actualité et faisaient quelques publications comme Hugo Huppert et Alfred Kurella. Tous deux faisaient également des traductions de textes russes. Les œuvres de Erich Weinert et Johannes R. Becher étaient particulièrement appréciées à l’époque, parce que celles du premier étaient antifascistes et que celles du second étaient rares. Il semblait clair que la presse allemande avait largement contribué au combat antifasciste. Les publications d’émigrés allemands, autrichiens, hongrois et antifascistes avaient en effet trouvé un large écho à l’époque.

Tous les écrivains ont toujours été considérés par l’État soviétique comme étant au service du peuple. Johann Warkentin parle même du complexe du lecteur et de l’écrivain russe-allemand. Les écrivains étaient plongés dans le pessimisme, orientaient leurs écrits sur les sentiments, avaient peur d’utiliser certains champs lexicaux, faisaient preuve de « simplicité lexicale » en n’explorant pas complètement la richesse du vocabulaire allemand (par manque de prétention linguistique et esthétique, selon J. Warkentin 619 ), manquaient de matière, manquaient de précision (par peur de représailles, ne donnaient pas de noms par exemple, sinon des faux). C’est un des fondements du postulat de Annelore Engel-Braunschmidt. Quelles sont les difficultés objectives de la littérature ? En fait, elle est aujourd’hui peu lue, elle a du mal à maintenir son niveau ; il existe peu de travaux critiques hors des cercles russes-allemands et la littérature manque de considération, son originalité est remise en question. Font aussi défaut le recours à l’histoire culturelle, les références bibliques et le vocabulaire biblique, le développement de l’expression linguistique (mots et expressions restreints), la simplicité de l’écriture (utilisation récurrente de temps verbaux simples), les connaissances de tournures idiomatiques (écriture calquée sur le russe). Les symboles poétiques sont faussés. De là à dire que cette littérature n’est pas de qualité, le jugement serait trop péremptoire. La littérature allemande n’a de qualité que pour celui qui la considère au travers de l’histoire de son peuple, et ainsi la comprend.

Aujourd’hui, en même temps que s’éteint la génération qui a connu ou vécu la Seconde Guerre mondiale, disparaît toute une génération d’écrivains allemands de Russie et, avec eux, un style de littérature. La littérature récente d’auteurs allemands de la C.E.I. aborde des thèmes différents, traite les sujets avec une sensibilité nuancée et un recul indéniable. À notre sens, l’évolution de la littérature des Allemands de la C.E.I. sera sans doute la moins prévisible des évolutions culturelles.

Notes
608.

Cf. Neues Leben, n° 14-29, 1992.

609.

Neues Leben, 26/07/1958.

610.

Ibid., 22/06/1960.

611.

Ibid., 08/02/1978.

612.

Ibid., 22/06/1960 et 08/02/1978.

613.

Freundschaft, 26/11/1967.

614.

Cf. Freundschaft, 09/01/1971 : « Unlängst beschloss das Sekretariat des Schriftstellerverbandes der UdSSR, das Ersuchen der sowjetdeutschen Schriftsteller um die Gründung eines literarischen Almanachs für die sowjetdeutsche Bevölkerung zu unterstützen ».

615.

Freundschaft, 28/03/1968.

616.

Cf. respectivement pour Moscou Freundschaft, 23/11/1971, 17/01/1976 et 26/11/1980, Neues Leben, 31/01/1973 et 02/02/1978. Cf. Pour l’Altaï Freundschaft, 16/09/1972, 09/02/1974 et Neues Leben, 07/06/1978.

617.

in Neues Leben, n°8, 20/02/1974, p. 3.

618.

Internationale Literatur, Deutsche Blätter, 1940, n°6, p. 109 : « In Engels führte die Redaktion der Internationalen Literatur drei Beratungen mit ihren Lesern durch […]. Lehrer, Studenten und Schüler der Engelser Hoch- und Mittelschulen, Angestellte, Schauspieler und Arbeiter tauschten ihre Meinungen über die verschiedensten Probleme der Zeitschrift aus ; sie übten Kritik und gaben Anregungen für die weitere Arbeit. Eines der interessantesten Aussprache-Themen war die Frage, ob eine Dichtung für alle Leser verständlich sein, oder ob es dem Dichter unbenommen sein sol, auch solchen Gefühlen, Stimmungen und Visionen Ausdruck zu verleihen, die nicht bei allen Lesern gleiches Verständnis finden, weil sie eine ungewöhnliche Kraft der Einfühlung in die Gedankenwelt des Poeten vorraussetzen ».

619.

Ibid., p. 302.