III- 2.2.2. Naissance du théâtre allemand d’U.R.S.S.

Dès 1955, les troupes de théâtre réapparaissent petit à petit. Toutefois, ce n’est véritablement qu’entre 1961 et 1965 seulement que le théâtre allemand reprendra officiellement vie : certains membres des délégations des Allemands de Russie ayant demandé la recréation d’un théâtre allemand et cette requête a été acceptée par les autorités. En 1975, enfin, naît à l’école supérieure de théâtre Tchepkin à Moscou une division allemande de théâtre. Les cours étaient principalement donnés en russe, néanmoins, l’allemand était enseigné de façon intensive comme langue étrangère. Les étudiants, qui parlaient surtout leurs dialectes, venaient de Sibérie Occidentale, de l’Altaï et du Kazakhstan. C’est en 1976 que furent instaurées les premières épreuves de concours d’entrée pour la seconde année d’étude en section et filière théâtre.

1980 marqua l’avènement du second théâtre allemand de Russie. Les filières d’études de théâtre dramatique et de comédie fermèrent à Moscou. S’ouvrit alors à Temirtaou près de Karaganda un théâtre d’art dramatique, qui s’installa dans les locaux de l’ancien théâtre de comédie musicale kazakhe. Les premières représentations données dès le 26 décembre 1980 furent celles de la pièce Les Premiers (Die Ersten) d’Alexander Reimgen. Le théâtre ainsi mis en place avait ses propres bâtiments dans l’ancien Palais Culturel des Métallurgistes, avec une salle de 150 places, des ateliers, un parking et de belles infrastructures annexes. L’ensemble dramatique se composait alors d’environ quarante jeunes diplômés de l’école d’art dramatique moscovite. L’ensemble commença à travailler sur l’histoire des Allemands de Russie, bien que cette histoire ait été délicate.

Faisons une présentation de cette œuvre qui une œuvre majeure du théâtre épique moderne soviétique allemand. La pièce Die Ersten 623 a soulevé lors de sa publication de nombreux cas de conscience. L’histoire traite de l’héroïsme des Allemands soviétiques. Beaucoup de critiques littéraires se sont acharnés sur l’auteur, chassant les détails gênants dans cette œuvre, comme l’attitude des personnages. Si tous ne sont pas en accord sur l’interprétation, Stössel, Weber et Rösch reconnaissent que le thème, les objectifs et la mise en scène de cette pièce relèvent de l’histoire contemporaine. Tous les éléments constitutifs du drame sont présents.

Il est intéressant de faire un commentaire fouillé de cette pièce de théâtre, non pas tant du niveau de la qualité littéraire (encore que la pièce se déroule sur un rythme soutenu et tonique), que du niveau civilisationnel, idéologique et linguistique. Cette pièce de théâtre, intitulée Die Ersten (Les premiers) est divisée en dix scènes. L’action se déroule dans un kolkhoze, en pleine steppe, au bord du désert de Kisyl Koum. Le temps n’est pas précisé ce qui laisse un flou dans le déroulement des événements, qui semblent très étalés dans le temps, voire les années. Ce n’est par conséquent pas une action concentrée dans le temps mais au contraire une fresque illustrée par des tableaux vivants : la conquête de la steppe, la conquête sur les étendues désertiques grâce au travail de l’homme.

Certes, tout commence une nuit d’été 1941 : un soldat nazi complètement ivre, braillant un chant de marche militaire, déambule dans la steppe, alors que dans le camp voisin, on entend des chants populaires des haut-parleurs en russe, en kazakh et en allemand (les Allemands soviétiques et les troupes fascistes chantent les mêmes mélodies). Les personnages principaux sont Heinrich, le président du kolkhoze, son épouse Hulda, son fils Mukan-Edik, Emilie, première femme de Heinrich, Minna, belle-sœur de Heinrich, Hannes, un kolkhozien, sa femme Katharina et sa fille Male accompagnée de Grischa son mari, puis Assilbajew, secrétaire du Parti, Somow et Kim, deux brigadiers, Lemmert le comptable, Guljam-Bobo, commissaire de la nature, Viktor, le frère de Minna, Genas et Linas, deux jeunes écoliers, Schweizer, un kolkhozien et sa femme Olga, sans compter les différents personnages figurants qui sont les autres kolkhoziens. Tout semble être recentré sur Heinrich. La pièce est illustrée par des dessins en noir et blanc de Rudolf Klotchkov.

Au terme de cette présentation, il nous faut reconnaître que le jeu sur le langage est fondamental, notamment quant à la répartition hochdeutsch / dialecte allemand / russe. Précisons que ce dialecte est issu du dialecte allemand de la Volga (près de Hoffnungstal) puis a évolué sous l’influence du russe et des régions par lesquelles sont passés les locuteurs. Dans la pièce, nous notons même une évolution dans le dialecte utilisé par Hannes à son arrivée (scène I), puis celui de la fin de la pièce : il utilise davantage de russe et surtout, il donne l’impression d’articuler de moins en moins. Chaque personnage quasiment a sa langue. Rappelons que dans la littérature de langue allemande en Russie, c’était le cas : le hochdeutsch pour le pasteur et le prêtre dans la littérature précédant la Première Guerre mondiale, pour les enseignants dans les années 1920 et 1930, un dialecte pour les paysans 625 . Dans la littérature des années 1980, le hochdeutsch est parlé par le secrétaire du Parti, par le responsable du Komsomol et le dialecte est parlé par tous les autres. Les échanges ici se font en allemand standard, en dialecte, avec quelques mots russes (comme pochli, et surtout dans la scène VII : dourak, vouirodnoï, Bocha, chlopok). Ici, le hochdeutsch, la langue du président du kolkhoze, est celle donc de celui qui détient l’autorité morale. Néanmoins, l’influence russe est visible car nous notons que, si les Allemands ont vécu dans un environnement où leur langue a été longtemps interdite et qu’ils la réutilisent ouvertement ensuite, les exemples ne manquent pas pour démontrer la pénétration du russe. Pour ne citer que cet exemple, les chevaux portent des noms russes ou kazakhs (fin de la scène IV et scène VI). Les noms donnés aux bêtes domestiques sont toujours un signe (c’est las cas des noms des chevaux des Indiens d’Amérique).

L’allemand était, dans la littérature volga-allemande d’avant la Première Guerre mondiale, la langue du pasteur. Le dialecte était la langue des paysans, Hannes et Katharina notamment. Le russe était la langue dans le vent pour la jeunesse : Male comprend le dialecte mais ne parle qu’en russe. Somow, le russe, parle en allemand mais appelle les autres de leur nom russe complet, comme par exemple Genrich Genrinowitsch. Lemmert utilise de nombreuses expressions proverbiales ou métaphores pour ponctuer son discours (scène III) : « Goethe ist der Weise », « Auf besagter Insel gibt es keine Katzen […] ». Lemmert le fourbe, utilise en fait la langue autrichienne (« Servus ») parsemée de latin (« Dein Signum »). Nous noterons enfin quelques restes du vocabulaire guerrier du front idéologique tels que « Eiserne Helfer », « Stahlender Hände » qui ramènent à la langue des années 1930 ou des termes qui évoquent l’Allemagne, comme « Drüben », adverbe qui a grande valeur affective. « Drüben » pour d’Allemagne de l’Ouest, c’était « Die Zone », cela est devenu l’Allemagne de l’Est. Pour les Allemands du Kazakhstan, c’est la R.F.A.

Le langage utilisé est compliqué puisque A. Reimgen utilise l’allemand quand on attend du russe, joue sur le langage très familier et sur le dialecte. Cela donne un langage très coloré. Le dialecte est utilisé comme portrait linguistique, avec humour. Les effets ne manquent pas. Le drame n’aurait pas pu être écrit exclusivement en dialecte. Les différents styles donnent un sens à l’œuvre. Au final, dans cet État multinational, toutes les langues ont une égale dignité et leur diversité n’est pas une cause d’incompréhension mais d’enrichissement.

Parmi les éléments intéressants, nous avons donc décelé un témoignage du communisme mature qui ne s’appuie pas sur des formules révolutionnaires qui ont démontré leur vanité mais sur des forces morales. Heinrich est l’homme de bien dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée. Il est honnête et droit, prend soin de sa famille, occupe un poste à responsabilités et assume ses décisions lorsqu’il les estime justes, même si elles vont à l’encontre de l’opinion générale. Le secrétaire du Parti est aussi une personnalité de haute valeur morale. Minna est le pendant féminin de ce type d’humanité. Pour eux, l’idéal communiste sera ce qu’on en fera concrètement : générosité, ardeur au travail et aptitude à pardonner. L’épisode en scène II sur l’enterrement du cadavre découvert est intéressant. Assilbajew indique qu’il faudra mettre un nom ou au moins une pancarte sur la tombe afin de se rappeler que les steppes de la faim sont une zone hostile aux hommes et qu’il leur faudra se battre pour rester en vie.

Revenons à l’historique du théâtre allemand. En 1982, le directeur est Peter Siemens. Le théâtre fait régulièrement des tournées avec un répertoire important sur de courtes durées. Le théâtre propose des œuvres classiques mais aussi des œuvres contemporaines. Pour la musique, c’est le compositeur Eduard Schmidt qui travaillait dans les années 1980 avec le théâtre (il était lui-même de Karaganda). Durant sa première année d’existence, le théâtre a joué sur le territoire de Pavlodar, de Tselinograd et dans l’Altaï. Sa tournée hivernale se fit dans les territoires de Djamboul et de Talas (en Kirghizie). En 1981, il donna 200 représentations dont 34 spectacles à Djamboul. Il passa également dans les colonies-sovkhozes Oktiabrski, Burno-Oktiabrski, Novotroïzk et Tchou. Les comédiens les plus marquants de la troupe ont été Peter Warkentin, David Schwarzkopf, Maria Albert, Jakob Köhn, Katharina Schmeer, Woldemar Bolz, Katharina Schneider, Johann Kneib.

En 1987, de nombreuses tournées sont organisées dans les colonies allemandes de Russie. Le discours qui est alors tenu sur scène représentait l’émancipation des Allemands de Russie malgré la pression linguistique et culturelle. Le théâtre est le représentant culturel des Allemands de Russie, le reflet de leur quotidien. L’ensemble théâtral devient un point central du mouvement de soutien Wiedergeburt qui souhaite le rétablissement de la République Soviétique Socialiste Autonome des Allemands de la Volga. Le répertoire qui fut créé traite différents thèmes :

En 1987, la troupe des étudiants du théâtre Tchepkin présente pour le théâtre allemand de nouvelles pièces Hab oft im Kreise der Lieben d’Irene Langemann* et Woyzeck de Georg Büchner. La régie était assurée par Ludmilla Novikova, professeur à l’école de théâtre. Cette même année, les étudiants du second studio de l’école de théâtre Tchepkin clôturent leur quatre années d’étude par la représentation de la pièce Karl und Anna de Leonhard Frank, Letzten Sommer in Tschulimsk de Vampilov et Hab’ oft im Kreise der Lieben de Langemann et de nouveau Woyzeck de Büchner. Ils ont des problèmes de maîtrise de l’allemand. La plupart ont des parents kolkhoziens qui connaissent le dialecte mais ne maîtrisent pas la langue littéraire. Il leur faut donc parfaitement comprendre le texte avant de prétendre l’interpréter et jouer sur la langue. Cela représente un travail énorme pour les étudiants. La remarque avait déjà été faite avec le premier studio allemand en 1977. Il s’avérait que les étudiants devaient connaître aussi bien les matières littéraires classiques que modernes. La formation en « prononciation scénique » de l’allemand et du dialecte de surcroît est un long processus et est dans ce contexte un problème particulièrement complexe. Peut-être s’agirait-il d’adapter lors de la mise en scène des textes en dialecte.

En 1989, l’ensemble fut invité à une représentation et à un stage de formation en R.F.A. (à Ulm et Munich). Il naquit ainsi une étroite collaboration entre les écoles de théâtre de formation dramatique. En 1990, le théâtre déménagea de Temirtaou à Alma-Ata, capitale de la République soviétique kazakhe, en plein centre ville 626 . Les possibilités de travail sont alors bien limitées. Lors de l’arrivée à Alma-Ata d’une troupe de théâtre de Munich, dirigée auparavant par M. Berlitz, Amelie Niermeyer, alors inconnue, fonde une nouvelle troupe. Dès le 3 octobre 1990, le théâtre part en tournée en R.F.A. près de Bautzen. Les spectateurs se montrent très enthousiastes lors du passage de l’ensemble théâtral, la R.F.A. étant dans une atmosphère euphorique, titubante mais ivre d’unification. C’est alors que paraît la première revue théâtrale allemande « Franz Xaver Kroetz », lors du concert de F. X. Kroetz. Eltsine à l’époque, lors d’une conférence devant les caméras de télévision, affirme son opposition catégorique à une nouvelle autonomie des Allemands de la Volga. Le communisme s’effondre. Les premières vagues d’émigration des Allemands de Russie commencent. Et les membres de cet ensemble théâtral se décident aussi à quitter l’U.R.S.S. pour la R.F.A.

En 1991, Amelie Niermeyer met en scène une pièce de Goethe Die Launen der Verliebten à Alma-Ata devenue Almaty. Elle suspend sa mise en scène après six mois de travail pour des raisons certes personnelles, mais surtout des problèmes d’organisation. Le théâtre possède un petit cinéma central comme salle de spectacle. Certes, la salle est minuscule mais la troupe s’en contente. Ils arrivent à accueillir près de cent spectateurs à chaque représentation, mais les possibilités techniques sont très réduites. Cependant, ils n’ont pas d’atelier, donc aucune possibilité de répéter en dehors de la salle de spectacle. De plus, des dissensions se font sentir au sein même des groupes de comédiens. Amelie Niermeyer fonde l’Académie allemande d’art dramatique malgré quelques difficultés politiques afin de former et de recruter davantage de comédiens et relancer ainsi la vie du théâtre allemand. Ainsi, en 1992, avec les nouveaux comédiens, les tournées reprennent dans l’ensemble des territoires 627 . Cependant, le mouvement culturel perd quelque peu de sa force car les soutiens s’étiolent. En automne 1992, l’Académie de théâtre allemand à Almaty accepte 25 nouveaux étudiants. Les cours sont donnés par des professeurs venus d’Allemagne en plus des enseignants locaux. Entre 1992 et 1996, nous pouvons parler du troisième théâtre allemand du Kazakhstan. Durant l’été 1993, un projet voit le jour en Allemagne pour créer une école d’art dramatique allemande privée sous la direction de l’Académie de théâtre allemande. Le directeur provisoire et son successeur furent nommés par le Ministère kazakh de la Culture et par l’Ambassade d’Allemagne à Almaty. Le troisième directeur, qui est une directrice kazakhe, est très compétente du point de vue pédagogique et théâtral mais il lui reste encore à résoudre le problème de la langue allemande au sein de son académie. Les étudiants commencent en seconde année le cours de langue allemande pour former un nouveau théâtre. Entre eux et la nouvelle directrice apparaissent des conflits qui scindent la troupe.

En janvier 1996, l’Institut für Ausslandsbeziehungen (ifa-Institut) de Stuttgart lance un nouveau projet de partenariat ; le ministère kazakh de la Culture jouera un rôle important dans la direction artistique du théâtre allemand. Entre-temps, l’ancien ensemble a obtenu l’autorisation de quitter le pays pour s’installer en R.F.A. L’ancien directeur a abandonné le théâtre criblé de dettes, et les subventions pour les tournées étant coupées, il a dû les payer lui-même. Lorsque Irina Plesko reprend la direction, les bâtiments étaient devenus insalubres et on ne comptait plus que vingt étudiants. En six mois, elle fit mettre en scène, pour un essai, la pièce Les fourberies de Scapin de Molière. La plupart des étudiants étaient des femmes : treize pour sept hommes, qui avaient plus la fonction de régisseurs que de comédiens. Les étudiants de la première promotion ont obtenu en juillet 1996 leurs diplômes en section allemande filière théâtre. Ceux de la seconde promotion l’ont obtenu en 1998 avec la pièce Glücksfelder. Ils travaillent encore avec ardeur leur pièce. Les dix premières représentations ont été un succès, malgré le fait que le théâtre n’ait toujours pas de salle de répétition correcte, que la direction artistique n’ait pas de bureaux, aucun professeur de dramaturgie ni aucun atelier… Les comédiens partent donc le plus souvent ensuite pour l’Allemagne. Ils doivent se former eux-mêmes pour progresser. Beaucoup viennent aussi d’Allemagne et sont donc germanophones ce qui aide souvent les jeunes comédiens sur place. Comme ces spectateurs potentiels sont loin de la capitale, les tournées reviennent cher et demandent une grande organisation. Le gouvernement a donc accordé quelques aides mais depuis que le théâtre est parti d’Almaty pour Akmola, les moyens sont faibles. Et avec le départ du public potentiel, les aides du Ministère allemand des affaires étrangères cette fois-ci ont diminué. Au final, la qualité artistique et théâtrale en souffre. Et pourtant, le théâtre survit. Mais pour combien de temps ? Avec lui, c’est une partie de l’âme kazakh-allemande qui s’évapore… Pour terminer, nous citerons quelques noms de jeunes espoirs du théâtre dramatique allemand, découverts à la fin des années 1980 et qu’il nous faudra suivre pour voir se dessiner, au travers d’eux, la destinée du théâtre allemand : Alexander Eberhardt*, directeur en 1988 ; Alexander Hahn, comédien et régisseur ; Valentine Bolz, comédienne et directrice du théâtre ; Woldemar Bolz, Georg Nonnemacher, Viktor Gräfenstein, Heinrich Schwarzkopf, Ella Schwarzkopf, Maria Albert, Iekatarina Risling, comédiens et comédiennes ; Erika Lust*, peintre décoratrice ; Peter Siemens, danseur et chorégraphe.

Loin de tout, les Allemands du Kazakhstan expriment leur nostalgie de l’art. Ainsi, en 2000 encore, lors d’une tournée en Allemagne, la nouvelle troupe, aujourd’hui formée de Russes et de Kazakhs, rencontre d’anciens membres, aujourd’hui rapatriés. Le théâtre est toujours dans la même ville et aujourd’hui un chantier de travaux se tient devant le théâtre. Certains aiment à dire que ce chantier symbolise l’existence même du théâtre, en pleine reconstruction. Ses caisses sont vides, ses moyens inexistants. Toutefois, la vie théâtrale et artistique des Allemands du Kazakhstan se poursuit, à en juger par l’enseigne « Deutsches Schauspieltheater » qui trône fièrement au-dessus du perron du bâtiment. Dans le paysage urbain, le théâtre allemand occupe une place modeste. Aujourd’hui, ce sont des Russes et des Kazakhs qui y jouent, mais en allemand et avec entrain. La costumière précise : « nous allons au théâtre comme à une fête. Je suis impatiente de découvrir la prochaine pièce ». Costumière et dernière comédienne dite Allemande de Russie, Rosa Treiberg est là depuis le début et se souvient des jours fastes du théâtre et des jours d’effervescence à la costumerie :

‘« Tout est là, vingt ans déjà. C’est notre histoire. Nous avons navigué sur les vagues des siècles. On a même gardé les costumes des premières représentations » 628 . ’

Lydia Hahn, administratrice du théâtre, a une vision réaliste de la situation actuelle. Ce sont en effet de jeunes gens qui se chargent de la mise en scène, des Kazakhs et des Russes :

‘« Après leur première tournée en Allemagne, les acteurs sont tous partis. Petit à petit, le théâtre a perdu de son éclat. De nouveaux collaborateurs sont venus, la direction a changé. Les directeurs eux-mêmes sont partis en Allemagne et y sont restés. Finalement, on consacrait plus de temps au changement qu’au travail. Puis, le bâtiment a été racheté et avant même que tout travail ou projet soit vraiment engagé, chacun s’en est allé, tous les uns après les autres » 629 .’

Lydia s’est dévouée corps et âme au théâtre. Rosa, pour sa part, a étudié cinq ans à Moscou avant de rejoindre le théâtre à sa naissance. Elle faisait partie de la première promotion des étudiants formés pour le théâtre allemand. À leurs côtés, se trouve le directeur artistique présent depuis plus de 25 ans, Victor Nemtchenko. Le théâtre accueille depuis 2000 un hôte allemand, le jeune Johannes, 19 ans à son arrivée. Il est originaire de Freiberg en Saxe et habite désormais Almaty, dans le quartier des comédiens, un faubourg où il y a de la place désormais. Il n’y a plus que trois membres de la vieille garde du théâtre allemand dans ce quartier : une actrice, une comédienne et Lydia Hahn. Avant, tous se rencontraient dans la cour, avec leurs familles. On les appelait « le campement tsigane ». Lydia précise :

‘« Nous avions conscience d’être entre nous. Nous ne faisions même pas attention aux autres habitants. Parfois, les acteurs jouaient de petites scènes là, et se laissaient aller. Pour Noël, nous faisions un sapin avec tous nos enfants. C’était agréable, enrichissant, le quartier vivait. Aujourd’hui, je ne connais presque plus personne » 630 . ’

Les acteurs jouent en allemand et incluent certains passages en russe. Johannes étudie la mise en scène. Il a écrit Pinguine in Afrika, une pièce pour les enfants qu’il compte bien mettre en scène à Almaty (il s’agit en fait d’étrangers et de la quête du pays, l’éternelle thématique des Allemands de Russie). Le théâtre a-t-il un avenir incertain ? Les avis s’opposent, mais Lydia et Rosa restent. Aucune des deux ne participaient cependant à la tournée organisée en 2001 en Allemagne. Elles sont restées à Almaty. Les autres sont donc partis en 2001 en tournée, d’abord dans la région de Munster, l’un des fiefs des Allemands de Russie. Alexis Davidov a organisé les passages de la tournée, mais a déploré le manque de spectateurs. Leur budget est serré et le gouvernement allemand ne leur verse plus aucune subvention, donc il leur faut chercher des mécènes. Le professeur de théâtre Freitag a créé une école d’art dramatique allemande pour le compte du Ministère des affaires étrangères, afin de former de nouveaux comédiens pour le théâtre allemand dès 1989 (il est arrivé à cette époque au Kazakhstan dans ce but). Désormais, il travaille avec la troupe et participe aux tournées : « En tout, nous avons créé deux classes. C’est une grande stimulation ».

Durant la tournée, de nombreux anciens amis et comédiens du théâtre surgissent et assistent aux représentations ; mais le théâtre souffre de pénuries dans tous les domaines, surtout techniques. Il n’y a aucun technicien du son par exemple, les responsables doivent donc travailler dans des conditions difficiles et s’en accommoder. Katharina Schmer, metteur en scène sur la tournée, fait des allées et venues pour résoudre les différents problèmes qui surgissent. Elle vit désormais en Allemagne mais a été une comédienne du théâtre, dont le seul portrait d’ailleurs subsiste à Almaty dans les loges. La pièce donnée en 2001 sur la tournée et mise en scène par Victor Nemtchenko est Lügner (Menteurs). Les dialogues sont donnés dans un allemand laborieux avec un fort accent russe qui souligne l’absurdité des situations présentées dans la pièce : deux étrangers en quête de l’âme sœur se retrouvent à l’ouest, à Berlin l’on suppose, devant l’hôtel Europa. Ils bredouillent la langue du pays pour se cacher mutuellement leur origine ukrainienne…

De retour à Almaty, le théâtre est encore perçu comme quelque chose d’extrêmement traditionnel, et l’enseignement va en ce sens. Erik Schmidt donne des cours d’art dramatique à l’école des Beaux-Arts kazakhs d’Almaty et déclare avoir su résister à la « dégermanisation » du théâtre : « Désormais, avec son répertoire, le théâtre allemand d’Almaty ne mérite plus son nom. Il faut remettre en scène des auteurs d’ici pour le public d’ici ». Ainsi, ce qui compte à ses yeux, ce sont le folklore et la mise en scène kazakhe-allemande. Les pièces modernes ne lui disent rien qui vaille et est ainsi régulièrement en désaccord avec Lydia Hahn et Rosa Treiberg :

‘« Il faut travailler à nouveau comme avant, quand nous montrions nos créations théâtrales de village en village. Le plus important, ce sont nos compatriotes, pas les tournées à l’étranger. Le public d’autrefois nous connaissait ; on était attendu et célèbre, tous connaissaient le village et le nom des acteurs et le répertoire du théâtre. Plus aujourd’hui ».’

À l’époque, Schmidt était metteur en scène au théâtre allemand et souhaite le redevenir. Selon Schmidt, les problèmes sont le nombre insuffisant d’heures d’allemand dispensées aux étudiants aux Beaux-Arts. Les étudiants effectuent cependant cinq années d’études puis rejoignent le théâtre allemand. La question de la relève se pose depuis quelques années en termes linguistiques. Selon Schmidt, les élèves diplômés devraient préparer, comme au début, des œuvres d’auteurs allemands de Russie. En 2001, enfin, la promotion a présenté une pièce sur l’expulsion des Allemands de la Volga sous Staline. L’optique de Lydia Hahn est différente et elle souhaite une évolution du théâtre. En novembre 2002, le D.T.A. 631 a entamé la nouvelle saison en donnant la première représentation de la pièce de théâtre Fierling, libre adaptation de Mutter Courage de Bertolt Brecht. Cette pièce est un mélange de chants et de danses, de burlesque et de dramatique, une pièce de plus de trois heures 632 .

Au sein de la Maison allemande, le quartier général de la minorité allemande, tous souhaitent comme Schmidt remettre le théâtre allemand sur les rails de la tradition. La petite compagnie telle qu’elle est a cependant du succès, même si les acteurs ont des noms russes et parlent allemand avec un fort accent russe… Il faut chercher tout autour d’Almaty pour trouver des Allemands de Russie. Le nationalisme kazakh s’étend de plus en plus. Avec la fin de l’Union soviétique, les anciens conflits ethniques refont surface. Le théâtre allemand d’Almaty est comme un pont entre deux univers, mais c’est surtout un théâtre sans ressources.

Notes
623.

Voir ANNEXE CII. Pièce de théâtre, années 1960, retranscrite d’après des feuilletons publiés en 1979 dans le journal Neues Leben (du n° 5 du 31 janvier 1979 au n° 13 du 28 mars 1979). Les originaux sont en notre possession. Pièce primée par le prix littéraire Neues Leben 1979 pour cette pièce et pour le récit Das Herz in beiden Händen (premier prix ex-aequo avec Reinhold Leis, Die Muttersprache). Prix publié dans le journal Neues Leben n° 1 du 1er janvier 1980. Des critiques présenteront la pièce à l’occasion de la première représentation : elle fut jouée pour la première fois en 1981 par le théâtre allemand de Temirtaou.

624.

« Khosrow et Chîrîn » : Se rattachant au genre de l’épopée romanesque, le deuxième poème Nezâmî, riche de 6 500 distiques, ne prétend pas être un récit fidèle du règne du souverain sassanide Chosroès II Parvîz, dont le règne commence en 590. C’est en fait l’intrigue nouée avec Chîrîn – troublé tour à tour par l’irruption de deux rivales, la princesse byzantine Maryam et la belle Chakkar d’Ispahan – qui forme le sujet du poème. Fille de la reine d’Arménie, la Chîrîn de Nezâmî est l’épouse préférée de Khosrow, mais leur union est retardée par d’innombrables obstacles. Par ailleurs, la tragique passion de l’architecte Farhâd pour Chîrîn et son suicide par amour pour elle, objet de nombreux récits populaires, est un épisode qui connaît un succès immense, souvent repris et imité par les poètes persans et turcs. La scène de la rencontre près de la source est assez magique.

625.

Cf. J.-F. BOURRET : La langue biblique dans le discours politique des Allemands de la Volga des années 1920. Deutsche Sprache in den Ländern der ehemaligen Sowjetunion, Saint-Pétersbourg, Septembre 1993.

626.

C’est dans l’ancienne capitale qu’a été fondé le théâtre allemand pour la minorité allemande du Kazakhstan, par décret soviétique du Comité central du P.C. kazakh et du Ministère de la Culture, en date du 26 décembre 1980.

627.

Voir ANNEXE XCI, tableau synoptique sur le théâtre allemand du Kazakhstan. Dans cette annexe, nous présentons un historique du théâtre que nous avons réalisé par le biais des journaux germanophones. Figurent par année les principaux comédiens et comédiennes, le personnel de direction, les pièces jouées lors des tournés. Ce document permet une synthèse de notre propos.

628.

H. TRZECZAK, « Avec l’accent russe, le théâtre allemand du Kazakhstan (Akzent stark russisch : Theaterdeutsch aus Kasachstan) », Arte, 2002.

629.

Id.

630.

Id.

631.

Voir ANNEXE CI : photographies du théâtre allemand du Kazakhstan, bâtiment de Temirtaou, troupe actuelle d’Almaty et représentation de 2002.

632.

« Aufführung, Deutsches Theater Almaty öffnet seine Türen », in Deutsche Allgemeine Zeitung, n° 8046/48, 29/11/2002, p. 4.