III- 4.4. Les arts culinaires

Les arts culinaires font entièrement partie de la culture, des us et coutumes. La cuisine familiale et traditionnelle reflète l’art de vivre. Il n’y avait autrefois que peu de livres de cuisine, parce que la plupart des femmes écrivaient leurs recettes à la main, sur des cahiers personnels. Dans les villages des colons, les recettes se passaient de mères et filles. Aujourd’hui, les Allemands des anciens pays de l’U.R.S.S. rapportent dans leur patrie originelle plus de 200 ans de recettes, qui sont à disposition du public car certains livres sont parus 795 . Bien sûr, les femmes des colons allemands dans les territoires colonisés se sont aussi inspirées de la cuisine ukrainienne et russe et ont repris certains plats à leur compte. Cependant, vers 1800, les recettes originales étaient encore scrupuleusement suivies. Les déplacements de population avant et après 1940 ont changé la situation. Pendant les temps difficiles de guerre et de famine, de précarité, sont nées de nombreuses nouvelles recettes. Et les femmes allemandes ont alors repris des recettes ouzbeks, tadjiks, kirghizes à leur compte. En outre, certains mariages ethniques mixtes ont conduit les épouses à apprendre la cuisine traditionnelle de l’ethnie de leur époux. Cette situation a aussi contribué à enrichir les arts culinaires des Allemands de Russie, créant ainsi des recettes mixtes 796 , comme en témoigne cette déclaration de Nelly Däs* :

‘« Lorsque je suis arrivée en Souabe, en 1945, nous nous sommes installés, ma mère, mes deux frères aînés et moi-même dans un village souabe. C’est là que j’ai vécu la fin de la guerre et que j’ai trouvé un emploi de couturière pour hommes. Deux années passèrent, j’eus 17 ans et je tombai amoureuse d’un autochtone. Il était évident que je devais absolument apprendre à cuisiner souabe. Trois semaines avant notre mariage, je n’y parvenais toujours pas, c’est pourquoi je pris la décision d’apprendre la cuisine auprès de ma future belle-mère. […] Depuis, mon mari souabe a également appris à beaucoup apprécié la cuisine russo-allemande. » 797 . ’

Dans certains livres de recettes, il est encore possible de les trouver. Les recettes que nous avons répertoriées 798 sont celles réalisées autrefois et juste après la Seconde Guerre mondiale encore. Ce sont celles que les Allemands de l’ancienne U.R.S.S. ramènent aujourd’hui en Allemagne. Nous pouvons constater que la cuisine des colons était généralement composée d’un plat unique (pommes de terre, légumes, viande souvent en ragoût) et davantage l’hiver, car les fours des maisons s’y prêtaient tout particulièrement. Les fourneaux chauffaient les quatre pièces dont la plupart des maisons étaient constituées, fourneaux alimentés de combustibles (bois, mais aussi paille, tournesols, épis de maïs, fumier ; en fait les temps difficiles ont fait que les colons ont appris à se servir de tout pour tout). Le fourneau était placé sur le mur central et avait une ouverture dans chaque pièce. Généralement, il y avait toujours une bouilloire sur un fourneau afin de disposer quotidiennement d’eau chaude. Le plat national kazakh est appelé Bisparmack, spécialité à base de viande de mouton, de pommes de terre et d’oignons. Il était (et est encore) servi deux à trois fois par semaine. Les Kazakhs étaient de grands amateurs de mouton et les élevaient. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, dans les familles les plus démunies, l’étable était aussi la maison. Au moment du repas, les membres de la famille mangeaient à même le sol sur une grande nappe, buvant du thé. Tout invité était le bienvenu, même en temps difficiles, et recevait la meilleure part. Ce rituel est un souvenir de leurs anciennes coutumes nomades. Les Allemands étaient également de grands utilisateurs des plantes médicinales, comme en témoigne Nelly Däs :

‘« À Andrenbourg, c’était ma grand-mère Maria qui s’en chargeait. Elle avait un gros livre dans lequel figuraient des esquisses d’herbes médicinales simples qui étaient décrites. […] Elle connaissait toutes les plantes, bien mieux je crois que notre professeur. À l’école, nous devions aussi ramasser des plantes médicinales et les faire sécher au grenier. Chaque école devait atteindre son objectif de production. […] Les villageois venaient chercher chez elle de quoi se soigner » 799 . ’

Les fêtes sont généralement accompagnées de repas typiquement allemands ; on peut facilement se procurer les recettes en lisant le Nimietskaïa Gazieta (Journal Allemand) qui consacre une page entière à la rubrique gastronomique, ou encore le Deutsche Allgemeine Zeitung qui chaque semaine nous invite à sa table 800 .

Certaines personnes utilisent également leurs traditions culinaires pour montrer qu’elles appartiennent à une culture autre que celle de la majorité. Beaucoup d’Allemands au Kazakhstan ont par conséquent conservé leurs propres habitudes alimentaires pour se différencier de la population autochtone et préserver ainsi leur caractère original dans ce domaine. De plus, partager un repas ensemble favorise le contact social entre les individus. Rien n’est plus agréable que s’attabler et discuter ensemble, pour les jours de fête (mariage, anniversaire, communion…) ainsi qu’au quotidien. C’est aussi ainsi que les familles transmettent leurs valeurs et leurs normes de génération en génération. À nos yeux, l’alimentation fait partie intégrante de notre culture. La culture germano-kazakhe se manifeste à travers des habitudes et des traditions culinaires qui se différencient clairement des traditions russes, sans pour autant les rejeter comme nous l’avons montré. Ces traditions ont une histoire qui remonte aux habitudes alimentaires des ancêtres qui les ont transmises. Cette étude de la transmission des savoirs culinaires permet de mesurer le rôle de la cellule familiale dans la construction de l’identité alimentaire et d’évaluer simultanément les autres sources du savoir (éducation scolaire, livres de cuisine, médias, voisinage) afin d’envisager les facteurs futurs de modification du savoir culinaire et les tendances actuelles du changement. En effet, c’est en interrogeant les personnes sur ce qu’elles savent, ou ignorent, des traditions gastronomiques dont elles ont héritées que l’on déterminera la valeur réelle des traditions locales.

Cette présentation et cette analyse du domaine traditionnel allemand étant arrivées à leur terme, nous pouvons donc prendre le contre-pied de l’hypothèse selon laquelle l’ethnie allemande aurait été annihilée. La perte d’un territoire autonome propre en 1941 et le non-rétablissement d’un nouveau territoire national n’a, en rien, entravé le re-développement du pan culturel de l’histoire des Allemands en U.R.S.S., puis en C.E.I., et notamment au Kazakhstan. En effet, l’évolution et l’analyse des domaines tels que les médias, littérature, le théâtre et les arts, les confessions religieuses, les traditions populaires nous permettent d’affirmer que les Allemands, s’ils n’ont pas retrouvé de système éducatif propre et s’ils ont éprouvé des difficultés dans la transmission de leur langue, sont attachés à leur identité. Certes, il nous faut admettre que tout ne s’est pas fait sans difficultés, et que nombre d’initiatives ont même échoué. Néanmoins, ces efforts d’enracinement et de maintien de leur identité culturelle ont par conséquent permis aux Allemands du Kazakhstan de regagner leur liberté culturelle. Désormais, nous pouvons dire qu’il ne s’agit pas seulement, pour le sujet qui nous concerne directement, des « Allemands au Kazakhstan », mais aussi et surtout des « Allemands du Kazakhstan ». Cette nuance d’expression est à nos yeux fondamentale puisqu’elle exprime à elle seule la reconnaissance de tout un peuple minoritaire, d’une ethnie qui a su rester elle-même, malgré les difficultés, et qui a su évoluer et s’adapter au nouvel environnement dans lequel elle avait été placée de force il y a 60 ans. Cette ethnie possède une richesse culturelle du fait de son histoire et du fait des liens qu’elle a pu, dû ou su créer avec le Kazakhstan et les Kazakhs. Ainsi, nous pouvons à présent parler des Allemands du Kazakhstan au même titre que ceux de la Volga, de la mer Noire ou de Crimée.

Notes
795.

N. DÄS, Kochbuch der Deutschen aus Russland, Stuttgart, 1996.

796.

notamment les recettes telles que les Zwiebelkucha, Nasser Kartoffelsalat, Spaetzle, Kaeserspaetzle ou encore celles de Borschtsch, Marinierte Fische, Brotaufstrich (Ikra) von Eierfrüchten, Piroschki, Wareniki (Quarkknödel), Paprika gefüllt, qui sont un savant mélange d’ingrédients russes et de spécialités allemandes et dont la rédaction se fait en allemand incluant des termes russes. Voir ANNEXE XCIX, exemple de recettes russes allemandes mixtes. Parmi les recettes à notre disposition, les seules présentes cette mixité dans leurs intitulés : ce sont des recettes russes adaptées aux goûts allemands mais le titre russe est gardé.

797.

Id., « Als ich 1945 ins Schwabenland kam, landeten wir, meine Mutter, meine zwei älteren Brüder und ich in einem schwäbischen Dorf. Dort erlebte ich das Kriegsende und fand eine Lehrstelle als Herrenschneiderin. Zwei Jahren vergingen, ich wurde 17 Jahre alt und verliebte mich in einen Einheimischen. Es war klar, dass ich unbedingt schwäbisch kochen lernen musste. Drei Wochen vor der Hochzeit konnte ich es immer noch nicht, deshalb ging ich bei meiner zukünftigen Schwiegermutter in die Kochlehre. […] Mein schwäbischer Ehemann schätzt inzwischen aber auch die russlanddeutsche Küche sehr ».

798.

Voir ANNEXE C : liste des recettes allemandes que nous venons de commenter.

799.

« In Andrenburg war das meine Grossmutter Maria. Sie hatte ein dickes Buch, in dem die Heilkräuter abgebildet und beschrieben waren. [...] Sie kannte alle Pflanzen, sogar weitaus besser als unser Lehrer. Auch in der Schule mussten wir Heilkräuter sammeln und auf dem Dachboden trocknen. Jede Schule hatte ein bestimmtes Soll zu erfüllen. [...] Die Dörfler kamen und holten sich für ihre Wehwehchen etwas von ihr », N. DÄS, Kochbuch der Deutschen aus Russland, Stuttgart, 1996, pp. 107-108.

800.

Cf. Nimietskaja G azieta et Deutsche Allgemeine Zeitung, 15/03/1997, p. 12 ; « Einladung zu Tisch », in Deutsche Allgemeine Zeitung, 28/02/1998, p. 16.