CONCLUSION

« L’histoire des peuples non russes […] ne peut, évidemment, qu’être résumée à de très grands traits » 801 .

Toute ethnie constituée et consciente de son existence tend à se donner une structure politique particulière, destinée à réaliser de façon autonome l’unité du groupe et des territoires que ce groupe habite. Le rassemblement en une organisation commune est l’aboutissement d’un processus historique qui peut demander des siècles et passer par des phases successives. Tandis que certaines ethnies ont leur langue nationale et deviennent des nations, d’autres ethnies mineures ont obtenu ou cherchent à obtenir voire reconquérir la reconnaissance de droits culturels ou territoriaux. Certains ensembles ethnolinguistiques recherchent encore les voies d’une promotion culturelle…

‘« En général, l’ancienne ethnie ne s’est pas éteinte mais transmuée en une autre : sa descendance ne s’est pas tarie mais simplement métamorphosée en participant à l’élaboration de l’ethnie succédante » 802 . ’

Nous nous étions fixée comme objectif de départ de mettre en lumière une communauté ethnique minoritaire et d’analyser les composantes propres et la situation spécifique. Les résultats semblent aujourd’hui satisfaisants. Les points présentés dans ce travail montrent, à travers un vaste ensemble de situations historiques, culturelles et sociales, comment le peuple allemand de Russie a pu, sous l’effet de processus divers (déplacements forcés ou migrations) occuper, au sein de la société dans laquelle il s’insère, une position de minorité en Russie, U.R.S.S. ou C.E.I., bien que ce peuple n’ait certes jamais prétendu occuper une position de majorité. Nous avons cherché à savoir si les Allemands au Kazakhstan ont réussi à maintenir l’usage de leur langue maternelle, à avoir leurs propres organes de presse, à ouvrir des écoles allemandes ou des sections allemandes au sein d’établissements soviétiques, à maintenir leur idéologie religieuse, autrement dit, à avoir une vie culturelle. Les prémices de cette vie culturelle ont en effet permis aux Allemands d’avoir un poids et une crédibilité (bien que parfois remise en question) sur le plan politique au Kazakhstan, et par conséquent au sein de l’U.R.S.S., puis de la C.E.I. Nous avons mis en évidence la formation de ce groupe et fourni la preuve que c’était un groupe à part entière parce qu’il présentait des composantes indéniables : l’utilisation d’une langue commune sur laquelle se fonde une culture propre, liée à la religion et aux us et coutumes, à des origines communes, à un passé historique commun et à un sentiment d’appartenance à un groupe particulier. Désormais, au terme de cette étude, nous pouvons affirmer que l’histoire culturelle allemande kazakhe débuta véritablement à la fin des années 1950.

Au cours de cette étude, nous nous sommes penchée plus précisément sur l’enseignement et la manifestation importante que fut son renouveau potentiel. Force est de constater que le système scolaire semble avoir connu des périodes de forte stagnation et une évolution lente. Aussi, nous pensons que les trois éléments moteurs de la renaissance de la culture allemande furent, outre l’éducation, la presse, la littérature et le théâtre, sans pour autant qu’il faille négliger les autres domaines culturels ; ce « triptyque » culturel s’impose désormais à nous comme une évidence. La presse est en effet liée au grand essor de la production littéraire soviétique de langue allemande et a assuré le maintien de la présence de la langue allemande en Union soviétique. Quant au théâtre, également lié à la production d’œuvres littéraires, il demeure une composante fondamentale de la communauté allemande du Kazakhstan puisqu’il en est aujourd’hui le fer de lance, grâce au Deutsches Theater Almatys. C’est pourquoi il nous a semblé intéressant de rechercher comment ces constituantes culturelles se sont développées et dans quelle mesure elles ont joué un rôle dans la survie de la minorité allemande. Néanmoins, n’ayant pas la prétention de conduire une étude complète sur chaque pan culturel, nous en avons retenu les faits qui nous semblaient les plus marquants et symptomatiques. De nombreuses remarques peuvent être émises pour chacun des points exposés et qui sont autant de vérifications à pratiquer ou de nouvelles voies à explorer. Ne considérer que chaque point en particulier dans le cadre d’une étude spécifique permettrait de réduire la masse des données à étudier et d’être sans doute plus catégorique et concis dans l’étude. Une autre extension de ce travail consisterait en un approfondissement des observations linguistiques, en reprenant des éléments linguistiques pour une étude du (des) dialecte(s) des Allemands de Russie. En outre, la constitution d’un répertoire exhaustif des œuvres littéraires des auteurs soviétiques allemands est en cours d’élaboration par nos soins.

Par ailleurs, au terme de ce travail, nous estimons que la phase des déportations fut un épisode majeur dans l’histoire des Allemands de l’Union soviétique, les marquant dans leur chair, leur mémoire et leurs écrits. Ainsi, élargir le développement de cette notion de la « mémoire de la persécution » nous a paru intéressant et pourrait l’être encore davantage. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, sept noms de nations avaient été rayés de la carte. Certains territoires autonomes avaient été rebaptisés, d’autres avaient été dépecés et distribués tout ou partie aux républiques voisines. Les noms de villes et villages qui rappelaient trop le passé et les ancêtres avaient été changés. Monuments historiques, livres, lieux de culte et même cimetières furent détruits afin d’annihiler la mémoire culturelle, linguistique et historique des peuples déplacés ou déportés. Des milliers de citoyens soviétiques de souche allemande furent ainsi entassés dans des wagons à bestiaux et déportés en Sibérie et en Asie centrale. Cette population, que les Russes avaient encouragée à venir s’installer chez eux deux siècles auparavant, perdit certains liens avec l’Allemagne, mais dut faire face aux soupçons de trahison et de collaboration avec l’ennemi nazi qui pesaient sur elle et à la jalousie qu’elle générait. Tous les peuples déportés restent plus ou moins traumatisés par la douloureuse épreuve des années 1940. Par conséquent, le climat intérieur et les relations réciproques des différents États nés sur les décombres de l’Union soviétique portent inévitablement la marque de l’Histoire.

Si toutes les conditions étaient réunies, à la fin des années 1940, pour que s’éteigne l’ethnie allemande et que, selon toute logique, les Allemands restants soient assimilés dans le système soviétique, l’ethnie a pourtant survécu et traversé les décennies, non sans mal, non sans perdre de sa « substance ». À notre sens, jamais elle n’a retrouvé l’identité et l’intégrité qu’elle avait gagné avec la République Socialiste Soviétique Autonome des Allemands de la Volga, mais a construit son identité propre qui nous permet de la placer sur un même plan. Jamais le système scolaire n’a égalé celui du système volga-allemand, mais toutes les tentatives ont été faites en ce sens, gardant toujours comme objectif majeur le maintien de la langue maternelle allemande. Le gouvernement kazakh affichait pour sa part officiellement la volonté d’aider au maintien et donc à l’enseignement de la langue allemande, mais aucun moyen n’était véritablement mis en œuvre pour en assurer la réussite (il semblerait que les professeurs assignés à l’enseignement de la langue allemande maternelle aient été en fait cantonnés à d’autres postes afin que l’enseignement de la langue allemande perde de son importance). Les coutumes, le folklore, les arts culinaires, les chants sont en définitive les caractéristiques les plus « simples » à sauvegarder et à transmettre ; aujourd’hui on assiste même à un véritable regain d’intérêt pour les chants folkloriques et les spectacles allemands folkloriques se multiplient au Kazakhstan. Quant à la religion, si importante au début du XXe siècle, elle s’est fragilisée car combattue par le régime soviétique, mais a pu reprendre de l’importance en tant que manifestation sociale et culturelle. Les médias quant à eux n’en sont qu’aux prémices de leur développement. La censure et l’autocensure soviétiques les ont considérablement brimés jusqu’à la fin des années 1990. Nous pouvons nous attendre à un vif développement des médias, d’autant que de nombreux journalistes et autres spécialistes rejoignent les structures existantes, au Kazakhstan en particulier et en C.E.I. en général, pour les soutenir et les guider.

De là à dire que la deuxième génération des Allemands de l’après-guerre a eu moins de succès, ou était peut-être moins encline, pour la majorité, à préserver ses traditions que la troisième génération (voire la quatrième de nos jours), il n’y a qu’un pas. Si la communauté allemande du Kazakhstan est une exception, en C.E.I. mais aussi dans le monde, c’est certes parce qu’elle est différente dans son évolution des communautés allemandes d’Amérique du Nord et du Sud mais aussi du reste du monde 803 . Toutefois, afin de ne pas émettre de jugement péremptoire, il nous faut reconnaître que les Allemands de la seconde génération, ont réussi à préserver leur identité culturelle et linguistique, leur conscience nationale, sur une période aussi longue, mais ont effectivement perdu de leur « force ». Le souhait de maintenir les traditions ancestrales est en vérité toujours le fait d’une minorité au sein même de la minorité.

Que dire du mouvement allemand pour l’autonomie ? Sans aller jusqu’à parler d’utopie, parce que les projets sont désormais bien avancés pour les rayons allemands d’Asovo et de Halbstadt, force est de constater que cette volonté d’autonomie n’est pas encore suffisamment affirmée au sein de la population allemande de la C.E.I. pour que l’on puisse envisager, rapidement, le rétablissement de la République Autonome Allemande de la Volga en l’occurrence. De plus, les Allemands de la C.E.I. sont pour l’instant davantage préoccupés par un retour éventuel en Allemagne que par la constitution d’une République allemande en C.E.I. qui semble un projet difficile à mettre en place tant les opinions divergent sur la question. Toutefois, le projet est toujours considéré par le gouvernement de Russie ce qui nous permet de penser qu’il sera, un jour, mis en place. Cette situation est complexe parce qu’elle suscite un véritable paradoxe au sein de la population allemande de la C.E.I. entre le désir de partir et celui de rester. Ce paradoxe s’inscrit aussi dans une dimension linguistique, entre l’existence d’une diversité linguistique réelle d’une part et le fantasme d’une unité linguistique d’autre part.

Les Allemands de Russie établis aujourd’hui en C.E.I. et en République Fédérale d’Allemagne, « tiraillés » en permanence entre deux cultures, ont donc eu un « destin ballotté » qui les a entraînés à cultiver leur mémoire de la persécution qui implique qu’il n’est plus question de vie mais de survie de l’ethnie, parce qu’elle a survécu aux déportations, à l’époque nazie, à l’assimilation et au retour en Allemagne. Ce travail met en évidence le côté tragique de leur destin, des premiers colons qui s’installèrent en Russie sous le règne de Catherine II jusqu’au quotidien des rapatriés en Allemagne. La vie des minorités dans l’U.R.S.S. puis en C.E.I., puisque la mosaïque ethnique des pays de la C.E.I. est héritée de l’Union soviétique, a été rendue beaucoup plus complexe du fait des déportations, aux camps de travail et à la collectivisation de l’ère stalinienne ainsi qu’au fait que certains groupes ont été encouragés à se déplacer vers d’autres républiques de l’Union soviétique pour des raisons de contrôle politique et de développement économique.

‘« Le fait que l’histoire de l’humanité a toujours été et reste une histoire de migrations des peuples sous-tend l’histoire des hommes du monde entier » 804 . ’

Ce qui a rendu la situation plus complexe encore, ce sont les fréquentes manipulations des frontières et la création d’enclaves. Il s’ensuit que les potentialités de luttes interethniques restent un motif grave de préoccupation pour de nombreux pays de la C.E.I. Une étude universitaire commandée par l’Unité de recherche sur les frontières internationales et achevée en décembre 1991, au moment même du démantèlement de l’Union soviétique, a identifié pas moins de 164 conflits et revendications ethniques et territoriaux à l’intérieur de l’Union soviétique. Certains des mouvements les plus importants et les plus complexes qui ont eu lieu ces douze dernières années se situent en Asie centrale. Au total, ce sont 4,2 millions de migrants involontaires qui se sont déplacés dans, entre ou depuis les cinq républiques d’Asie centrale. La complexité des mouvements découle de la combinaison de trois grands types de flux démographiques dont chacun est fortement inhabituel. Il y a les mouvements déjà connus qui, d’internes, sont devenus internationaux et ont acquis ainsi une dimension nouvelle (par exemple, les rapatriés et les migrants économiques) ; les mouvements familiers pour la communauté internationale mais qui sont nouveaux pour les pays de la C.E.I. (notamment les réfugiés, les personnes déplacées dans leur pays, les migrants illégaux et en transit) ; et les mouvements pratiquement inconnus de la communauté internationale (le retour d’anciens déportés). Le caractère massif des déplacements démographiques a mis à rude épreuve les ressources limitées de pays qui manquent d’expérience et d’institutions pour gérer ces mouvements soudains et vastes de populations, la situation étant encore compliquée par le fait que tous les pays de la C.E.I. traversent actuellement une période de transition extrêmement difficile. Les grands mouvements migratoires volontaires ou involontaires qui recomposent actuellement le paysage de la C.E.I. et certaines crises graves qui continuent d’alourdir la situation, sont directement imputables à la série de transferts de population orchestrée il y a plus d’un demi-siècle par le chef de la police secrète du N.K.V.D., Beria, sur ordre de Staline. Sans ces transferts de population, la C.E.I. actuelle serait fort différente et la situation de l’immigration en Allemagne des Allemands de souche serait sans doute toute autre.

Depuis la dissolution du rayon allemand dans les années 1930, précédant celle de la République de la Volga en 1941, les Allemands de Russie n’ont par conséquent pas retrouvé d’autonomie administrative. Si le rétablissement de la République Autonome Allemande de la Volga reste une utopie à l’heure actuelle, comme nous l’avons expliqué, avec la détermination de la population allemande et l’aide de la population locale sont nés le rayon allemand d’Halbstadt dans le territoire de l’Altaï et le rayon d’Asovo. L’objectif de la création de ces rayons allemands, à savoir de renforcer la structure ethnique allemande et d’ouvrir de nouvelles perspectives pour les Allemands de Russie, est de renforcer leur sentiment identitaire. Quant aux Russes Allemands de souche qui ont choisi le retour vers l’Allemagne, fuyant la misère à nouveau, ils ont aujourd’hui peu de place dans le pays de leurs ancêtres, mais tentent malgré tout, en venant en Allemagne, de retrouver dans la patrie des origines, la Urheimat, une vie meilleure que dans leur « patrie d’adoption ». Et plus d’une décennie après la réunification, l’Allemagne doit encore régler le problème épineux de ces lointains cousins, presque des étrangers qui ont une image de leur patrie plus fantasmée que réaliste.

Comment la communauté allemande du Kazakhstan et plus largement de la C.E.I. va-t-elle évoluer dans ce siècle nouveau ? Les questions nationales continueront sans doute à se poser sur un plan plus général : les nouveaux États nationaux s’orienteront-ils vers une solution démocratique et constitutionnelle garantissant ainsi le droit des minorités ou bien un nationalisme agressif à l’intérieur comme à l’extérieur prendra-t-il le dessus ? Que restera-t-il de l’empire multiethnique de Russie après quatre siècles d’existence ? Est-ce que l’Union soviétique réduite dans sa composition survivra en tant que confédération plus souple d’États ? Comment l’Allemagne arrivera-t-elle à régler le cas des retours nombreux des Spätaussiedler ? Autant de questions qui trouveront réponse, sans doute, dans les années à venir parce que ce phénomène est avant tout évolutif ; mais ne serait-ce pas la réalité profonde de l’histoire de l’humanité que d’être un monde en perpétuelle évolution, toujours en fluctuation ?

Notes
801.

A. KAPPELER, La Russie, Empire multiethnique, Paris, 1994, p. 19.

802.

R. BRETON, Géographie des Langues, Paris, 1976, p. 26.

803.

Rappelons qu’il existe des communautés importantes de langue et de souche allemande en Amérique du Nord, du Sud, mais aussi, de moindre importance en Australie, dans les anciens pays d’Europe de l’Est, en Europe du Nord, en France, en Italie, en Espagne, mais aussi en Arménie, en Israël, en Afrique entre autres.

804.

Interview de G. NASERKI réalisée par P. AUFENANGER, Arte, 2001.