Introduction

‘Le prosateur, et tout particulièrement le romancier, se heurte au problème du mot personnel. Ce mot ne saurait être simplement son mot à lui (venant du je). Mot du prophète, du chef, du savant, et mot de l’» écrivain ». Le mot qu’il faut fonder. L’obligation d’être le représentant de quelqu’un.
M. Bakhtine, Les Carnets, 1970-1971 1 .’

Qu’est-ce qu’un roman ? Trouver des critères pour définir la notion n’est pas chose aisée. L’aspect narratif, le côté fictif et la présence de personnages, qui ont longtemps semblé intangibles, ont été mis récemment en doute par les expériences du Nouveau Roman ; l’écriture en prose ne saurait évidemment participer à l’essence intemporelle du genre ; quant à la longueur, elle s’avère une composante trop subjective pour être admise comme telle. De nombreux historiens et théoriciens de la littérature s’accordent à dire que la marginalité dans laquelle le roman a longtemps vécu a été une chance pour cette forme annulant par principe la hiérarchie des genres 2 . Certains choisissent de s’en tenir à cette définition en négatif, quand bien même elle cacherait un positif fantomatique. D’où le constat fait par Mikhaïl Bakhtine, à l’origine de sa volonté de déterminer les spécificités du discours romanesque :

‘[…] en fin de compte, on n’arrive jamais à une formule de synthèse du roman en tant que genre. Mieux : les chercheurs ne réussissent pas à dégager un seul indice précis et stable du genre romanesque, sans faire une réserve qui, du coup, réduit à néant cet indice 3 .’

Le théoricien russe pose le problème inhérent à toute analyse du roman, à savoir la conceptualisation du genre sans la prise en considération de ses exigences stylistiques. Deux voies s’offrent donc à qui veut mener une étude du roman sur une durée temporelle définie. Soit on opte pour une approche purement empirique qui, éludant un questionnement problématique de l’écriture romanesque, ne fait que décrire les variétés et sous-espèces qu’elle a produites ; soit on refuse de renoncer à la définition de ses caractéristiques intrinsèques et on pense qu’il est envisageable de les percevoir dans des œuvres qui, pour des raisons diverses, n’ont pas revendiqué clairement leur appartenance générique. Dans ce dernier cas, il est incontournable de cerner les invariants typologiques du genre romanesque, qui ont continuellement été modifiés au cours des siècles. Il s’avère qu’ils ont été mis au jour à partir des années 1920 en Europe, quand des théoriciens ont cherché à distinguer le style de la prose de celui de la poésie ; M. Bakhtine a parachevé ces analyses et a conclu que le roman est pluristylistique, que son langage est constitué d’espèces et de genres tant littéraires qu’extra-littéraires. Nous faisons ici le choix d’articuler l’étude des éléments non interchangeables d’une œuvre à une autre sur une période donnée avec celle de l’évolution historique du genre auquel elle appartient 4 . Forte d’une telle méthode, nous souhaitons montrer qu’un des genres romanesques pratiqués à la Renaissance française a ceci de novateur qu’il agence la mixité des discours, littéraires ou non, que par essence le roman convoque, dans la perspective d’une mise en crise de la structure formelle et du sens qu’il travaille à installer. Un rappel de l’histoire du roman jusqu’au XVIe siècle va ici nous montrer en quoi l’hétérogénéité formelle est constitutive du genre. Un point sur la carence doctrinale au sujet du roman nous conduira à constater conjointement l’extrême diversité des parutions en ce domaine dans la France de l’époque. Ce laborieux inventaire des types de récits représentés, incontournable préliminaire à notre étude, nous permettra cependant de mettre au jour le fonctionnement du mode majoritaire de composition romanesque jusque dans les années 1590. Toute l’écriture de romans ? Non, une poignée d’œuvres, publiées entre 1532 et 1564, résiste à sa façon à l’envahissement d’une matière qui lui est a priori étrangère…

Notes
1.

Dans Esthétique de la création verbale, A. Aucouturier (trad.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1984 [1ère éd. Moscou, 1979], pp. 372-373.

2.

Nous citerons ici le seul jugement de M. Robert qui, dans Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, pp. 15-16, en fait un genre « indéfini » :

[…] À la différence du genre traditionnel, dont la régularité est telle qu’il est non seulement assujetti à des prescriptions et à des proscriptions, mais fait par elles, le roman est sans règles ni freins, ouvert à tous les possibles, en quelque sorte indéfini de tous côtés. C’est évidemment la raison principale de son expansion continue, celle aussi de sa vogue dans les sociétés modernes, auxquelles il ressemble au moins par son esprit inventif, son humeur remuante, sa vitalité.
3.

Esthétique et théorie du roman, D. Olivier (trad.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1978 [1ère éd. Moscou, 1975], p. 466.

4.

Cette double saisie synchronique et diachronique des formes littéraires a été prônée par H.-R. Jauss dans son article « Littérature médiévale et théorie des genres », in Théorie des genres, G. Genette et T. Todorov (dir.), Paris, Seuil, 1986, pp. 37-76. Elle induit « non plus un point de vue normatif (ante rem) ou classificateur (post rem), mais historique (in re), c’est-à-dire dans une continuité, où tout ce qui est antérieur s’élargit et se complète par ce qui suit » (p. 43).