2 - Le roman en procès au XVIsiècle

Cet engouement quasi général pour la lecture de ce que Sorel qualifiera précisément de ‘«’ ‘ Romans de Chevalerie’ 23  » devait faire réfléchir les autorités laïques et religieuses du temps sur l’utilité de ces fictions. Alors que les humanistes Giraldi et Pigna engagent une réflexion sur l’art de composer des poèmes romanesques, tentant ainsi de légitimer le genre nouveau et spécifiquement italien du romanzo 24 , il est patent de constater en France l’absence de traité sur le roman, alors qu’il existe des arts poétiques qui théorisent les genres de la tragédie et de l’épopée et recensent les différentes formes lyriques. Rien ne réévaluera vraiment le roman avant la fameuse Lettre de l’Origine des Romans du P. Huet : publiée en 1670 comme préface de Zaïde, elle profite pleinement du succès remporté par le roman baroque pour fonder une histoire européenne et une théorie spécifique d’un genre mis au ban de la littérature reconnue officiellement.

Méprisant la tolérance sociologique jusque-là en vigueur, les lettrés et les gens d’Église commencent à crier haro sur le roman vers 1550. Alors qu’ils consentent à louer l’Arioste d’avoir écrit une épopée égale à celles d’Homère et de Virgile à partir d’une histoire française, ils critiquent les écrivains qui n’ont fait qu’habiller d’un langage moderne les ‘«’ ‘ beaux vieux romans français, comme un Lancelot ou un Tristan ’», de manière ‘«’ ‘ beaucoup plus propre à bien entretenir damoiselles qu’à doctement écrire’ ‘ 25 ’ ‘ ’». De manière unanime, ils dénoncent le caractère fabuleux de ces écrits ; Amyot lui-même, préfaçant sa traduction du roman grec Théagène et Chariclée, n’hésite pas à les mettre au rang de ‘«’ ‘ songes de quelque malade resvant en fieüvre chaude’ 26  »… Contraire à la vérité, introduisant fées, monstres volants et pléthore de magiciens dans sa trame, le roman ne pouvait que déplaire au milieu humaniste, méfiant par principe à l’égard des productions imaginaires. C’est sur ce point de l’invraisemblance que se greffe le lieu commun de l’absence d’utilité de cette forme. À la fois histoire fabuleuse, où l’imaginaire se laisse plus que jamais libre cours, et divertissement, enfreignant donc les préceptes horaciens, elle subit les foudres conjuguées des théoriciens et des théologiens 27 . Outre la violente réprobation formulée contre elle par La Noue comme par Poissevin, nombreux sont les mondains, de M. de Navarre à Brantôme en passant par Jodelle, à faire preuve d’un didactisme intransigeant. Cette attaque récurrente a obligé auteurs, traducteurs et libraires, à recourir à une tentative de parade, tout aussi funeste pour le roman : ils ont ajouté à l’œuvre destinée à la publication une préface affirmant le caractère historique des « chroniques » qu’ils rendent en français et flanqué celle-ci d’un plaidoyer rivalisant de sens moral. Ce procédé généralisé n’a fait que souligner ce qui peut aujourd’hui passer pour un anachronisme de la part de l’essentiel de la pratique romanesque française par rapport à la société et aux lecteurs du XVIsiècle : le ressassement de textes anciens. Il a eu aussi pour effet de freiner l’élaboration d’une réflexion purement littéraire sur le genre. Parallèlement, les tribunaux de censure ont obligé les rédacteurs à rester dans l’anonymat et ont contribué réduire le roman à l’illégalité ; l’Angleterre puritaine de la fin du siècle condamne ainsi pêle-mêle Huon de Bordeaulx, Les quatre filz Aymon, les romans de la Table ronde, les romans de chevalerie espagnols et Gargantua… D’un point de vue sémantique, ce que les contemporains désignent par romans, ce sont les romans chevaleresques en vers ou leurs adaptations en prose, acception datant du XVsiècle et qui est en usage jusqu’au XVIIsiècle ; les nombreuses traductions de romans sans aventures, dont nous allons reparler, ne sont donc pas, à notre connaissance, désignées comme tels. Un fait achève de brouiller les données : les théoriciens français, dans les quelques remarques qu’ils ont consacrées au roman, ont formulé des assertions si décousues entre elles qu’il est difficile de se tenir à aucune doxa quant à la conception normative de celui-ci à l’époque. Existe-t-il un art de la prose en dehors de l’éloquence ? Le romancier est-il historien, orateur ou poète ? Est-il légitime d’intégrer au domaine de l’épopée le fonds romanesque gaulois quand aucune création du temps ne répond au caractère de poème en prose ? Faut-il défendre une forme proprement indécente, en tant qu’elle ne répond pas aux usages établis par les Anciens et qu’elle cautionne l’immoralité ? Les poéticiens de la Renaissance ne se sont pas accordés pour trancher ces problèmes ni même pour les poser clairement. En définitive, ce balbutiement réflexif n’a jamais réussi à élever le roman au rang de genre, même dégradé.

Il faudra attendre le Quijote 28 pour qu’un métadiscours pose les jalons d’une réflexion esthétique, ou plutôt poétique si nous définissons dès à présent la poétique comme l’ensemble des lois qui président à l’écriture d’une œuvre. Posant d’emblée la fiction de son récit, l’œuvre réalisera le premier ‘«’ ‘ art romanesque ’» du genre ; elle ira jusqu’au bout de son programme narratif en créant un roman de chevalerie conforme aux règles classiques de composition. En France, le XVIIsiècle marquera le renouvellement thématique du genre, attendu depuis plusieurs siècles. Les genres pastoral et héroïco-sentimental à la manière baroque puis la nouvelle psychologie amoureuse, épurée de l’extravagance des Polexandre, Cléopâtre et autre Clélie, définie par des auteurs comme mesdames de Lafayette et de Villedieu ou Saint-Réal, inaugureront une matière différente de la chevalerie 29 . D’un point de vue théorique, par ailleurs, il faut noter que le roman devient un type à part entière d’expression artistique dès la préface d’Ibrahim. En 1641, M. de Scudéry y entérine le choix tout français, pratiqué depuis une vingtaine d’années, de la bienséance en matière de poétique romanesque. Cette légitimation, encore officieuse, s’appuie sur la forte reprise de la production dès l’aube du Grand Siècle : il faut constater le nombre important d’auteurs à s’essayer alors au roman, même s’ils s’obligent à dénigrer leurs œuvres 30 .

Notes
23.

Dans la Bibliotheque françoise, Paris, La Compagnie des libraires, 1667 [1ère éd. 1664], en tête du chapitre VIII : « Des Romans de Chevalerie », p. 167.

24.

Les deux manifestes principaux en faveur de l’Arioste sont le Discorso intorno al comporre de i Romanzi, Venise, G. Giolito de’ Ferrari et fratelli, 1554 de G. Giraldi Cinzio et le I Romanzi, divisi in tre libri, Venise, V. Valgrisi, 1554 de G. B. Pigna.

25.

Défense et illustration de la langue française, in Les Regrets, S. de Sacy (éd.), Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1967, livre II, chap. 5, p. 241. Pour les réactions des autres érudits auxquels nous ferons allusion, nous renvoyons à l’article de N. Cazauran, « Les romans de chevalerie en France : entre ‘exemple’ et ‘récréation’ », in Le Roman de chevalerie au temps de la Renaissance, M.T. Jones-Davies (dir.), Paris, J. Touzot, 1987, pp. 29-48.

26.

L’Histoire Æthiopique. Le premier livre de X. de Heliodorus, traduite de Græc en Françoys, Paris, E. Groulleau, 1548 (n. s.), « Le Proësme du translateur », non paginé.

27.

On sait combien sera pérenne cette connivence des érudits laïcs et religieux dans le procès du roman : en France, elle trouvera son aboutissement dans le Traité de la Comédie de Nicole qui, dénonçant conjointement la fiction et la frivolité du théâtre et des romans baroques, préparera l’avènement du roman d’analyse.

28.

On sait que les deux parties du roman de Miguel de Cervantès ont été publiées en Espagne respectivement en 1605 et 1615. Cette composition est traduite en français par C. Oudin en 1614, pour la première partie, et par F. de Rosset en 1618, pour la seconde ; cette version connaît cinq réimpressions jusqu’en 1665, avant que ne paraisse en 1677 et 1678 une nouvelle traduction réalisée par F. de Saint-Martin. Nous nous référons à M. Lever pour préciser le quiproquo qui s’est élevé à la parution de l’œuvre : celle-ci « a profondément marqué le roman français du XVIIsiècle, même si les contemporains n’en ont retenu que l’aspect satirique et parodique. Comme pour l’œuvre de Rabelais, il faudra attendre le XIXsiècle avant qu’apparaisse sa signification profonde » (op. cit, p. 41).

29.

Nous éludons ici le problème du rattachement d’œuvres telles que La Princesse de Clèves et Dom Carlos au genre du roman ou de la nouvelle. F. Deloffre dans La Nouvelle en France à l’âge classique, Paris, Didier, 1972, a clairement montré que les années 1660 à 1680 sont marquées par la ruine du roman héroïque, défini par des invraisemblances, des anachronismes et un allongement démesuré de la diégèse ; c’est contre ces dérives que De la Connaissance des bons livres de Sorel et le Dialogue des héros de roman de Boileau partent en guerre. Émerge alors une nouvelle véritablement historique et galante proposant un nouveau type de romanesque, moins outré, plus proche du quotidien : « Nous sommes arrivés à un point de l’histoire des genres narratifs où la nouvelle, d’abord très brève et très éloignée du roman, finit par se fondre avec lui, ou du moins par en fournir un substitut » (ibid., p. 43).

30.

Si nous nous référons à l’inventaire dressé par G. Reynier dans son Roman sentimental avant l’Astrée, Genève, Slatkine Reprints, 1969 [1ère éd. Paris, 1908], p. 176, « pendant la durée des guerres civiles à peine avait-on vu en France un ouvrage nouveau auquel on pût véritablement donner le nom de roman ». Il en recense au contraire trente-et-un entre 1593 et 1599 qui inaugurent la vague du roman des amours tragiques, où la peinture des sentiments se désolidarise des multiples péripéties chevaleresques ; ce sous-genre se prolongera jusqu’en 1610 et influencera en partie l’Astrée. M. Lever dénombre, pour sa part, « cent dix-huit [romans originaux] entre 1600 et 1610, soit près de quatre fois plus pour une durée égale » (op. cit., p. 11). L’essor du roman se prolongera jusqu’à la floraison bien connue du Siècle des Lumières ; mais seul le XIXsiècle réconciliera auteurs, théoriciens et lecteurs, en donnant une légitimité officielle au genre romanesque.