Nous émettons, tout d’abord, l’hypothèse qu’il existe une assez grande continuité entre la conception du roman dans la majorité des productions du Moyen Âge et celle véhiculée par la pratique des imitateurs et traducteurs à la Renaissance. Au sujet de la prose du roman entre l’aube du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle, c’est-à-dire depuis les réécritures en prose des romans arthuriens jusqu’aux translations de vers épiques, notre rappel inaugural espère avoir établi que le récit romanesque français s’élabore dans un processus de traduction libre des œuvres d’autrui. Ne pouvons-nous pas inscrire dans cette lignée les multiples recompositions d’un matériau allogène au XVIe siècle, où l’ornementation rhétorique n’a cessé de faire l’orgueil des traducteurs ? Tout se passe comme si l’écriture romanesque n’avait pas suivi l’évolution sémantique du mot roman : au lieu de concevoir un roman comme un texte écrit en langue nationale, nombre d’auteurs persistent à en faire un texte traduit en roman, non plus seulement du latin, mais du grec, de l’italien ou de l’espagnol. Nous nous refusons, par conséquent, à mettre sur le même plan les Amadis, l’Histoire palladienne de Colet ou Daphnis et Chloé d’Amyot et les romans que nous avons choisi d’étudier. Nos romanciers exploitent bien différemment que des traducteurs l’attitude réflexive vis-à-vis du langage qui est à l’origine du genre. Ils franchissent délibérément le pas dans le sens de l’instauration d’une relation essentielle entre le discours et son objet, entre le locuteur et la parole d’autrui qu’il prend ou non à son compte.
Il faut alors se tourner vers les créations médiévales qui échappent au mode majoritaire de composition romanesque et les confronter à notre corpus. Demandons-nous ainsi ce qui sépare la conjointure parfaite du Chevalier de la charrette de l’hétérogénéité concertée de Pantagruel ? Remarquons que l’audace de Chrétien consiste à proclamer comme source de certains de ses romans sa seule inventivité 66 . Par ailleurs, c’est sans donner un sens univoque à son texte, comme le fera par exemple la Queste del Saint Graal, qu’il fait emprunt de formes préexistantes. L’ironie n’est pas non plus absente de son écriture, brouillant souvent l’interprétation du symbolisme qu’il ménage dans chacune des épreuves initiatiques du héros et insistant à tout instant sur l’écart entre le contenu du roman et sa formulation langagière. Cet aspect de l’œuvre, ignoré des Tristan, fait conclure à M. Voicu que Chrétien est un ‘«’ ‘ précurseur de Cervantès ’» :
‘L’idéologie n’est plus le signifié ultime du texte signifiant, l’auteur n’est plus uniquement un « porte-parole » : il livre certes un sens (et Chrétien compose sans doute sur le mode sérieux, voire symbolique), mais ce n’est là qu’une attitude possible parmi d’autres 67 .’On voit donc combien la solidarité entre la forme et le fond de l’œuvre travaille ici à inventer un style qui intègre les textes épars qu’il convoque, tout en les faisant résonner distinctement. Nul doute que ces décrochages de la narration, ces ruptures de ton ont préparé la voie au nouveau roman de la Renaissance. De ce point de vue, la réalisation la plus composite linguistiquement a vu le jour dès le XIIe siècle : il s’agit des différentes branches du Roman de Renart. Elles reprennent tous les stéréotypes de forme et de contenu des genres en vogue à l’époque, à savoir l’épopée, le roman de chevalerie, la littérature religieuse, l’éloquence juridique et politique, et en démontent point par point les mécanismes :
‘Ainsi sont intégrées toutes les rhétoriques, de même que l’usage obligé de l’auctoritas, dont la fonction est emblématique : geste inaugural de la littérature comme plongée dans l’origine, accaparement de la lettre dans un récit nouveau qui la glose, c’est-à-dire dans le Roman de Renart, qui la redouble, la travestit, la révèle à elle-même 68 .’Or une forme romanesque renouvelée à la Renaissance prolonge ce phénomène de bigarrure et retrouve en cela l’essence intemporelle du genre : non seulement en répercutant quantitativement les avancées littéraires depuis le XIIe siècle, mais en exploitant l’hybridationformelle de manière systématique et concertée. En l’occurrence, tout le paradoxe d’une telle innovation ne tient-elle pas à ce qu’elle compose en déconstruisant des modèles verbaux préexistants ? Les productions ne sont pas le lieu de la formulation de thèmes, motifs ou épisodes nouveaux : leur créativité naît d’un brassage d’éléments, littéraires ou non, dont elles détournent la portée intentionnelle d’origine. La conjointure de Chrétien est toujours fédérée par un sen supérieur, même si l’accès en est parfois opaque ; tous les matériaux romanesques concourent à porter verticalement le lecteur de la lettre à l’esprit du récit. Chez Rabelais, l’encyclopédisme est démultiplié et il paraît moins refléter la rupture entre l’homme et le monde, déjà amorcée au Moyen Âge, que l’écart entre le langage et la réalité et, plus encore, entre le locuteur et son propre langage : la langue, distanciée et relativisée, cesse d’être un principe contraignant pour se faire support du travail artistique. À l’aune de critères modernes, qui conçoivent le roman comme un système original de langages, nous verrons s’il est possible de qualifier de ‘«’ ‘ romans ’»ces œuvres caractérisées par un usage extraordinaire de la narration. À l’image des ‘«’ ‘ dicts ’» qui apparaissent dans les titres rabelaisiens à partir du Tiers livre, le genre ne se fait-il pas roman du langage, dans la mesure où la parole est objet du discours, plus que ne le sont les ‘«’ ‘ faitz ’» ou la diégèse ?
Notre analyse sera d’obédience russe parce que M. Bakhtine est le premier à avoir travaillé sur l’unité abstraitement linguistique du genre romanesque : il en a donné une définition cohérente théoriquement et vérifiable historiquement. Selon lui, si tout discours rencontre le discours d’autrui sur les chemins qui mènent vers son objet, si tous les mots ont déjà servi et portent la marque de leurs usages précédents, c’est dans la prose littéraire et particulièrement dans le roman que les divers usages de la langue cessent de coexister passivement pour entrer en contact. Ce ‘«’ ‘ dialogue de langages » ’sous-tend de l’intérieur l’expression romanesque, de la syntaxe phrastique à la composition d’ensemble des œuvres. Le romancier serait donc par essence un compilateur de langages sociaux et littéraires ; mais au lieu de les considérer comme des objets, fût-ce de curiosité ou de collection, il leur donne le statut de voix vivantes, c’est-à-dire qu’il les charge d’une intentionnalité propre, entrant en résonance avec les représentations du monde portées par les autres langages. Si l’on nomme ainsi ‘«’ ‘ plurilinguisme » ’la pure coexistence des discours, il faut réserver à leur reconnaissance en tant que voix, donc à leur entrée en dialogue, les noms de ‘«’ ‘ plurivocalité ’» ou de « dialogisme » 69 . La voix étant déjà l’incarnation d’une position interprétative, par corollaire, tout énoncé fait figure de réplique dans un dialogue potentiel. Or le génie de M. Bakhtine a consisté à montrer que le romancier ne peut lui-même se situer hors langage, être dépossédé de la formulation d’une position, compatible avec certaines voix qu’il convoque et opposée à d’autres : le roman réinterprète dans la masse de sa structure les éléments étrangers en leur donnant de nouvelles fonctions, une orientation interprétative neuve. Par conséquent, le ‘«’ ‘ mot personnel’ 70 » du locuteur-romancier peut faire naître une plurivocalité plus ou moins poussée. Pour reformuler à notre manière une idée bakhtinienne, nous pourrions dire que, dans le genre romanesque qui nous préoccupe, tout langage est représenté en même temps qu’il se représente : il est à la fois saisi du dedans et du dehors, par le maître du discours qui relativise ses perspectives idéologiques et s’en distancie. Or ceci semble se vérifier non seulement dans les romans pour lesquels le comique favorise naturellement la perturbation des cadres narratifs, mais aussi dans les Angoysses et Alector, qui arrivent à des effets assez similaires par le biais d’une prose plus sérieuse.
À l’aune de la perspective choisie pour analyser notre corpus de romans, c’est-à-dire en tant qu’ils réalisent l’exploitation systématique d’un procédé plastique la bigarrure et l’orientent vers la mise en crise de leur propre sens en même temps que de celui du monde, nous développerons une étude en trois temps. Tout d’abord, nous étudierons la pratique romanesque dominante au XVIe siècle en nous penchant sur sa théorisation, ses principes d’écriture et sa réception. Nous nous demanderons quelle idéologie sous-tend la traduction de romans, leur adaptation ou bien leur réécriture et quels sont, dans leurs grands traits, les résultats de cette démarche d’innutrition. L’analyse menée sera ici d’ordre philologique, théorique et historique ; elle essaiera de dépouiller le plus de textes réflexifs possible, afin de rendre compte du climat dans lequel s’inscrit la création romanesque sur l’ensemble du siècle et s’attachera, en passant, à quelques manifestations particulières de cette poétique, comme Amadis. Cela permettra de faire ressortir, par contraste, l’originalité des romans publiés entre 1532 et 1564 et de mettre l’accent sur leur diversité formelle, alors qu’ils s’ouvrent à toutes les catégories verbales. L’existence d’ensembles discursifs allogènes dans chaque représentant du genre nous invitera aussi à considérer les rapports de l’imitation de discours sociaux et de celle de modèles culturels ; l’évantail plus ou moins large des langages représentés ainsi que leur origine, littéraire ou non, conduira à distinguer deux veines d’écriture au sein de notre corpus. L’existence de ces deux groupes trouvera peut-être confirmation dans l’analyse finale des enjeux esthétiques de la facture romanesque, qui fait intervenir les notions d’interaction langagière, de conflit idéologique et de conscience subjective. Tout lecteur se trouve ici sollicité par autre chose que le seul plaisir du texte : il ne peut saisir l’avènement d’une véritable prose romanesque que s’il interroge l’effet de l’insertion d’énoncés sur son décryptage herméneutique. La praxis du roman est en cela fondamentale : l’étude narratologique et stylistique des rapports de valeur que le locuteur-romancier instaure à l’égard de chaque énoncé nous montrera l’existence d’un dessein discursif subtil, non saisissable autrement que par la mise en œuvre d’une pensée non dogmatique. Quand nous aurons analysé ces aspects relevant de la poétique et de l’esthétique des œuvres, il sera temps de trouver un qualificatif pour singulariser ce qui nous apparaît comme le seul genre romanesque véritablement novateur pratiqué à la Renaissance française.
Nous renvoyons à la très éclairante introduction d’E. Baumgartner sur le Récit médiéval : XII e -XIII e siècles, Paris, Hachette, « Concours littéraires », 1995. Elle situe Chrétien, M. de France, Thomas, R. de Beaujeu et G. de Lorris à mi-chemin entre une poétique de la compilation, qu’ils proclament encore dans certains paratextes, et une volonté effective de faire œuvre nouvelle.
Histoire de la littérature française, op. cit., p. 119.
Propos tenu par C. Reichler dans La Diabolie, la séduction, la renardie, l’écriture, cité par E. Baumgartner dans Le Récit médiéval, op. cit., p. 120.
Notons que M. Bakhtine et ses traducteurs emploient ces mots l’un pour l’autre ou les associent sans marquer de différences ; nous souhaitons les distinguer par souci de clarté dans l’exposition de la pensée du théoricien, parfois caricaturée aujourd’hui.
Terme extrait de la citation mise en exergue de cette introduction. Ces bribes de phrases des Carnets prouvent d’abord que l’installation d’une identité locutoire est problématique pour le romancier, que le je écrivant est nécessairement diffracté au sein d’un système complexe d’organisation plurilingue. Elles attestent ensuite la distance que peut établir celui-ci avec le mot de « l’écrivain », du langage littéraire officiellement reconnu.