Première partie
La pratique romanesque dominante au XVIe siècle :
théorisation, principes d’écriture et réception

Un travail engagé sur le problème littéraire et épistémologique que pose l’avènement d’une nouvelle forme romanesque entre 1532 et 1564 ne peut se dispenser d’explorer la situation du roman en général au XVIe siècle. L’inventaire détaillé des publications romanesques, que nous avons établi pour les années 1500 à 1592, sera la base du travail de cette partie : il nous permettra de confronter les jugements théoriques portés par les lettrés sur le roman aux tendances éditoriales, littéraires et esthétiques. Nous commencerons par une étude lexicologique, sous la forme d’un recensement raisonné des emplois du terme roman jusqu’à la fin du siècle : il nous permettra de déterminer l’étendue sémantique du substantif et de mesurer le poids de la tradition par rapport à celui de l’innovation. Une telle enquête s’avère essentielle pour saisir l’étroitesse du champ théorique exploré par les défenseurs du roman à la Renaissance. Il existe, dans ce domaine, une convergence entre les données lexicales et conceptuelles : l’idiome national autorise l’étude, en France, du seul roman de chevalerie et, en Italie, du seul romanzo. Nous prendrons le parti de cerner la particularité de la doctrine romanesque française à la lumière de celle élaborée presque à la même période en Italie, de manière plus aboutie. Les doctes du Cinquecento ont suivi une voie aristotélicienne : ils ont cherché à concilier les lois de la Poétique avec celles des romanzi, alléguant la proximité en même temps que la distance entre l’épopée et les récits modernes, qui font intervenir des personnages illustres au sein d’intrigues multiples et enchevêtrées. Malgré l’ambiguïté de leur démarche, ils ont réussi à conférer le statut de genre à des œuvres qui rompent en partie avec la forme romanesque médiévale. De leur côté, les lettrés français n’ont jamais pu octroyer une telle légitimité au nouveau roman de chevalerie, dont les techniques de composition restent largement incompatibles avec les préceptes du Stagirite ainsi qu’avec l’» utile dulci »horacien. La seule possibilité qu’il leur restait était de défendre, en tête des traductions d’histoires espagnoles ou italiennes, la fiction narrative dans son ensemble. L’intégration du roman chevaleresque à la prestigieuse fabula antique apparaîtra donc ici sommaire, la forme étant reléguée non point en marge, mais dans les marges des définitions de la poésie et de la rhétorique. Quittant le discours théorique, nous nous intéresserons, au chapitre 3, à la pratique romanesque en soi. Nous ne nous arrêterons pas au constat décevant selon lequel la plus grande part des romans publiés au XVIe siècle est l’œuvre de traducteurs, remanieurs et adaptateurs. Selon nous, cette production permet de mettre au jour les ressorts propres à l’écriture romanesque, mieux que les analyses des contemporains sur la question. Tout d’abord, le principe généralisé de la translation dévoile l’affinité du « genre » avec l’exploitation d’un langage antérieur ou étranger  en plus de celui du pays, cette langue romane que les romanciers cherchent à valoriser depuis le XIIe siècle. D’autre part, il pose les questions de l’articulation de la parole et de la pensée, de la pluralité des instances intervenant dans l’énoncé du texte romanesque ou encore de la construction d’une idéologie dans l’exercice de réécriture. Ce sont autant de problèmes que nous retrouverons, de manière plus complexe, au sujet des romans de notre corpus. Une remarque alimentera notre ultime point de réflexion : les défenseurs du roman en France sont moins des traducteurs que des lecteurs, des hommes qui apprécient la fréquentation des histoires fictionnelles. Le critère de plaisir s’avère ainsi au centre de l’approche du roman de la part de J. Amyot et des préfaciers d’Amadis, dont J. Gohory. L’analyse des différents jugements de goût en matière de consommation de romans nous amènera à une discrimination entre deux sous-genres, le roman d’aventures grec et le roman de chevalerie nouvelle manière. Nous ferons ainsi un retour sur la théorisation du roman en l’envisageant sous l’angle subjectif de la réception, donc en fonction de critères esthétiques. Nous verrons que cette méthode stimulante conduit au concept d’» histoire fabuleuse »qui, transposé dans notre langue par Amyot puis utilisé par d’autres lettrés, atteste les efforts de quelques érudits pour donner une nouvelle vision du roman.