Chapitre 1
Étude lexicologique de roman :
incohérence et malaise dans la terminologie narrative

Les acceptions littéraires de roman au XVIe siècle, que des réminiscences médiévales invitent parfois à graphier romman, romant ou rouman, constituent une énigme philologique d’importance. Le constat de la relative rareté des apparitions de ce mot entre les années 1500 et 1600 nous a paru assez troublant pour nous pousser à en traquer la moindre occurrence ; notre intérêt s’est également porté sur le devenir de son champ sémantique dans la langue du Grand Siècle. Pour mener cette étude, nous nous sommes orientée dans les textes du temps à l’aide des indications de la base Frantext, de renvois faits par les ouvrages critiques sur la littérature narrative du XVIe siècle et de découvertes de collègues ; nous avons été parfois guidée par le hasard. À notre connaissance, le présent travail lexicologique n’a pas été mené antérieurement 71 . Il ne mentionnera évidemment pas tous les emplois recensés ; il produira seulement le résultat analytique de nos recherches en ce domaine 72 .

La question du sens de roman au XVIe siècle est liée à la connaissance que les hommes de l’époque ont de son étymologie et de son évolution. C’est précisément dans le dernier tiers du siècle que sont publiées les premières études de sémantique diachronique sur ce mot. En Italie, dès 1554, Giraldi et Pigna ont tenté de théoriser le genre du romanzo, ses origines littéraires et la formation de son appellatif. Selon Giraldi, romanzo vient du grec romê, signifiant force, et désigne une composition portant sur la valeur des chevaliers ; Pigna, pour sa part, joue d’assonances multiples pour trouver les étymons idéaux correspondant à sa propre définition des romanzi : le terme italien est rapproché de Remensi, désignant les habitants de Reims, parmi lesquels l’archevêque Turpin aurait le premier écrit des romans de chevalerie, et de Rimanzi, ce qui permet de justifier le caractère versifié des compositions italiennes 73 . Leurs réflexions ont pu donner aux lettrés français le goût de l’étude, sinon littéraire, du moins philologique du mot roman. En 1581, dans son court Recueil de l’origine de la Langue et Poësie Françoise, ryme et Romans, C. Fauchet entreprend de détailler l’évolution historique du français et de ses dialectes ainsi que des créations en vers et en prose en cette langue. Évoquant la ‘«’ ‘ composition et translation des livres ’» en ‘«’ ‘ langage commun ’», il se lance dans une analyse comparée du vocable roman en français, en italien et en espagnol. Il débat alors avec les théoriciens italiens de son étymologie et ironise sur la fantaisie de leurs résultats ; si l’origine qu’il donne au mot est historiquement exacte, il explique la justesse de sa théorie par l’origine française de la forme romanesque :

‘Mais il fault pardonner à ces estrangers s’ils chopent en pais esloigné de leur cognoissance, estant les Romans une sorte de poësie Gauloise ou Françoise 74 .’

Il se montre même au fait de la continuité entre les premiers romans de Chrétien, leurs versions du XIIIe siècle et les romans imprimés alors en France, ‘«’ ‘ refondus sur les vieilles proses et rymes, et puis refraichis de langage’ 75  ». En 1584, A. Du Verdier lit ce traité avec attention et en cite l’essentiel dans l’article « Romans » de sa Bibliotheque françoise. Il se réfère, sans le nommer, à Pigna et salue l’élucidation étymologique de Fauchet 76 . E. Pasquier affine de façon intéressante la réflexion philologique en 1596, en déclarant :

‘[…] et comme ainsi soit que le Roman fut le langage Courtisan de France, tous ceux qui s’amusoient d’escrire les faits heroyques de nos Chevaliers, premierement en Vers, puis en Prose appellerent leurs œuvres Romans, et non seulement ceux-là, mais aussi presque tous autres, comme nous voyons le Roman de la Roze, où il n’est discouru que de l’Amour, et de la Philosophie 77 .’

Ce passage offre deux intérêts : il rappelle le glissement de roman d’un sens linguistique à un sens littéraire – roman renvoie à tout récit traduit ou rédigé en langue vulgaire, sens qu’il a par exemple quand il désigne les vitae de saints écrites en vieux français –, et sa restriction récurrente à la littérature chevaleresque – c'est aussi la narration fabuleuse des aventures guerrières et amoureuses de héros. Il reprend ainsi le sens spécialisé attesté par ses deux prédécesseurs, en même temps qu’il évoque l’acception extensive du terme durant le Moyen Âge. Quoiqu’il ait largement perdu le souvenir du sens étendu de roman, le XVIe siècle français pressent la restriction de celui-ci aux livres de chevalerie, ce qu’il formalisera dans ses dernières décennies. Il se refuse, en effet, à appliquer la spécialisation sémantique du mot – pour laquelle les historiens de la littérature parlent de roman de chevalerie, depuis Sorel – à des formes romanesques tôt venues de l'étranger. Dès lors, les lettrés sont condamnés à utiliser d’autres termes, dont le sémantisme n’est pas toujours satisfaisant, pour désigner les romans sentimentaux à la manière grecque, italienne ou espagnole. Cet usage d’appellatifs de sens approchant ou, le plus souvent, d’acception plus large est le signe, en partie, d’une lacune théorique concernant les formes narratives en prose. En tout état de cause, roman s’avère inapte à recouvrir l’ensemble de la réalité littéraire des romans publiés alors : il existe une incohérence à la fois lexicale et sémantique entre la res romanesque et les verba qui la désignent.

Trois cas se présentent dès lors que l’on procède à l’étude lexicologique de roman au XVIe siècle. Les textes tendent soit à refuser l’usage lexical de celui-ci pour désigner un livre de type romanesque et à le remplacer par d’autres termes de la classification générique ; soit à l’employer dans la chaîne du discours, mais à surdéterminer l’étendue de son sens par une glose récurrente et identique ; soit, au contraire, à l’isoler dans des occurrences où l’entourage linguistique permet difficilement l’élucidation de son sémantisme. Trois corollaires découlent respectivement de ce manque d’autonomie d’emploi de roman : cela crée un brouillage dans l’extension des catégories littéraires ; une modalisation axiologique du terme dans de nombreuses apparitions ; parfois enfin, une impasse définitoire pour les lecteurs que nous sommes, n’ayant pas toujours prise sur les éléments extralinguistiques qu’il faudrait convoquer quand le contexte verbal du mot est peu éclairant. Dans le premier cas, il s’agira de s’intéresser aux discours où la réalisation lexicale du mot n’a pas lieu et d’étudier les effets linguistiques de son remplacement ; si des occurrences de roman se présentent, par ailleurs, il faudra prendre en compte les enjeux pragmatiques des textes convoqués ; à l’occasion, nous devrons émettre des hypothèses sémantiques, quand une acception spécialisée et rare semblera se démarquer du principal sens en langue. Le corpus de textes que nous allons examiner sera aussi varié que possible. Nous puiserons, d’abord, dans des discours théoriques, depuis les arts poétiques jusqu’aux traités sur la langue, l’histoire ou les idées en passant par les Bibliotheques ou les dictionnaires, qui n’évoquent tous que très ponctuellement le phénomène romanesque. Nous ferons quelques incursions dans la titrologie des livres chevaleresques, sentimentaux et pastoraux, à partir du recensement des parutions établi enAnnexe I. Nous explorerons, enfin, un certain nombre de discours préfaciels, comme ceux d’Amadis, des romans de chevalerie italiens traduits et de quelques romans du XVIIe siècle, qui sont, au contraire, le lieu des réflexions les plus substantielles sur le roman. Nous faisons le choix d’une démarche allant de données lexicales vers des éléments réflexifs, présentés de façon organisée. Nous présenterons, d’abord, le phénomène de substitution de roman par d’autres termes, qui entraîne un flottement générique entre les diverses formes narratives. Nous verrons ensuite en quoi ces incohérences lexicales traduisent un malaise quant à l’emploi du mot roman, en raison de la restriction de son signifié et de son référent à une seule forme historique de textes ; quelques essais de néologisme sémantique prouveront la gêne qu’elle constitue et pourront s’avérer le lieu d’expérimentation d’une théorie française de la forme romanesque. Enfin, nous constaterons qu’une modalisation axiologique rarement originale s'applique à la grande majorité des occurrences : nous montrerons que l’emploi de roman au XVIe siècle entre systématiquement dans un schéma idéologique de type culturel.

Notes
71.

Aujourd’hui, le sens de roman à l’époque est souvent considérée comme un acquis et non comme un objet d’étude problématique : de façon anachronique, on projette sur le mot le sémantisme que lui a donné le XIXe siècle. Quelques embryons de questionnement lexical apparaissent parfois en tête de sommes critiques, en particulier dans l’introduction du stylisticien G. Molinié à Du Roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII, Paris, Service des Publications de l’Université de Toulouse-Le-Mirail, 1982, p. 3. Nous saluons le récent article de N. Kenny sur l’extension sémantique du substantif au début du XVIIe siècle : « ‘Ce nom de Roman qui estoit particulier aux Livres de Chevalerie, estans demeuré à tous les Livres de fiction’ : la naissance antidatée d’un genre », in Le Renouveau d’un genre : le roman en France au XVI e siècle, Actes du colloque de Lyon, 11-12 octobre 2002, à paraître.

72.

Une partie en est mentionnée dans un article intitulé « Les sens littéraires de roman en français préclassique », à paraître dans Le Français préclassique, n° 8, qui nous a amenée à établir le champ sémasiologique de roman pour une période allantde 1500 à 1641.

73.

Respectivement Discorso intorno al comporre dei romanzi, in Scritti critici de Giraldi Cinzio, C. Guerrieri Crocetti (éd.), Milan, Marzorati, 1973, pp. 43-167 et ici p. 47 et I Romanzi, divisi in tre libri. Ne quali della Poesia, e della vita dell’Ariosto con nuovo modo si tratta de Pigna, Venise, V. Valgrisi, 1554, p. 14.

74.

Recueil de l’origine de la Langue et Poësie Françoise, ryme et Romans, Paris, M. Patisson, 1581, p. 38.

75.

Ibid., p. 99.

76.

L’article « Romans » de la Bibliotheque françoise, Lyon, B. Honorat, 1584, pp. 1119-1128, s’ouvre sur une affirmation reprise à Fauchet : « […] c’est une matiere de rare cognoissance et digne d’estre sçeüe des François […] » (p. 1119).

77.

Les Recherches de la France, 3 t., M.-M. Fragonard et F. Roudaut (éd.), Paris, Champion, 1996, t. III, livre VIII, chap. 1, p. 1503.