1 - La propension à l’hyperonymie

Nous constatons, tout d’abord, le privilège accordé à l’hyperonymie, définie par Aristote comme une relation du genre à l’espèce, au détriment de l’hyponymie. Or selon V. Nychees, ‘«’ ‘ la relation d’hyponymie est […] une relation sémantique absolument fondamentale puisqu’elle exprime la forme élémentaire de toute taxinomie et de tout classement des expériences au sein d’une communauté linguistique’ 79  ». Le refus de procéder à des subdivisions au sein de la narration conduit les locuteurs à user de termes de sens plus large pour définir les œuvres romanesques. Les hyperonymes choisis en l’occurrence permettent-ils tout de même d’établir certaines relations hiérarchiques entre les catégories littéraires ?

La réponse est clairement négative : l’évitement de roman se fait au profit d’hyperonymes d’acception on ne peut plus étendue, tels livres, écrits, discours, dont le sème générique commun est /production littéraire/. Dans la préface d’Aman, A. de Rivaudeau qualifie ainsi les romans de chevalerie de ‘«’ ‘ tant de ’ ‘livres’ ‘ indignes et pernicieux, comme les Amadis, Tristans et autres de même farine ’» ; les mêmes sont visés dans ‘«’ ‘ la tourbe épaisse de tant de millions d’’ ‘écrits’ ‘ et de tant de sortes »’ 80 . En 1548, J. Amyot parle déjà des mêmes comme des ‘«’ ‘ ’ ‘livres’ ‘ de ceste sorte, qui ont anciennement esté escritz en nostre langue »’ ; et quand il désigne l’Histoire Æthiopique d’Héliodore, que sa préface présente au public, par « ce livre », il n’est pas sûr que ce soit seulement par reprise du titre de celui-ci 81 . De même, tous les contemporains parlent des ‘«’ ‘ Amadis de Gaule »’ ou des ‘«’ ‘ livres d’Amadis »’, dont la matière est divisée en livres numérotés. Or le singulier employé par Pasquier pour désigner l’ensemble des premiers volumes parus semble redonner, comme chez Amyot, son usage hyperonymique à livre : ‘«’ ‘ Jamais ’ ‘Livre’ ‘ ne fut embrassé avec tant de faveur que cestuy, l’espace de vingt ans ou environ’ ‘ 82 ’ ‘ »’. Par ailleurs, Jodelle convoque les arguments avancés par le feu traducteur C. Colet pour défendre le roman dans son ensemble : selon ce dernier, ‘«’ ‘ la fiction de telz ’ ‘discours’ ‘ [se trouve] estre si manisfeste, que la posterité n’en peut estre trompée’ ‘ 83 ’ ‘ ’».

Tous ces termes sont décevants : ils désignent un ouvrage, quel qu’il soit, traitant d’une matière particulière. Ils ont la même étendue sémantique que traictié en ancien français, employé en particulier, avec livre, vers 1460 par A. de La Sale pour définir son Saintré 84 . Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’insertion du roman dans la théorie des genres reste donc pour le moins douteuse : si on ne renvoie pas aux œuvres en énonçant leur titre, on cultive un flou hyperonymique en utilisant des termes de sens étendu, tels livres, écrits, etc.

Notes
79.

La Sémantique, Paris, Belin, « Sujets », 1998, p. 186.

80.

« Avant-parler » d’Aman. Tragedie sainte, 1566, in La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, R. Reynolds Cornel (éd.), Paris, P.U.F., 1990, vol. 3, p. 23. Ici et dans les citations suivantes, c’est nous qui soulignons le terme de substitution de roman et, plus loin, le mot roman lui-même.

81.

« Le Proësme du translateur » de L’Histoire Æthiopique…, op. cit., non paginé.

82.

Les Recherches de la France, op. cit., t. II, livre VII, chap. 7, p. 1410.

83.

« Au lecteur » de l’Histoire palladienne, op. cit., p. 94.

84.

Dans son édition du Saintré, Paris, Champion, « Traductions », 1995, respectivement pp. 51 et 285, G. Dubuis traduit les deux termes en français moderne par récit.