a - Des sous-genres interchangeables

Par héritage de la pratique romanesque médiévale en prose, les romans de chevalerie réimprimés, créés ou traduits à partir d’œuvres étrangères se définissent encore largement comme des récits historiques à la Renaissance. Bien qu’il s’agisse là d’une pure clause de style, ils feignent l’existence d’une source rapportant des faits avérés. Or à la fin du Moyen Âge, les termes désignant un récit d’événements mémorables et vrais sont nombreux : ce sont chronique, histoire, conte et nouvelle. Non seulement certains de ces termes sont interchangeables, mais ils peuvent également renvoyer à des œuvres romanesques.

Histoire a, d’abord, le sens étymologique de récit chronologique des événements qui ont marqué la vie d’une personne réelle ; c’est un quasi-synonyme de chronique, qui est plutôt le compte rendu au jour le jour de faits divers. D’où le titre repris par les imprimeurs à ce qui a été un best-seller au Moyen Âge : la Cronique de Charles le grant du Pseudo-Turpin ; le titre d’un pseudo-dérimage, à savoir Le premier livre de l’histoire et ancienne cronique de Gerard d’Euphrate, en use également. De même, dans leur appareil critique, Mabrian, Les quatre filz Aymon, Fierabras, Jourdain de Blaves ou Ogier le danoys, autrement dit essentiellement les romans issus des anciennes chansons de geste, recourent indifféremment à ces termes cronique et hystoire, dans la mesure où leur origine est semi-historique 85 . Ils désignent aussi bien le texte primitif sur lequel s’appuie le roman que le remaniement lui-même, si bien que la formule ‘«’ ‘ dit ’ ‘l’histoire ’» est un véritable cliché de narration, employé en l’absence même de source. Les paratextes de la série des Amadis attestent l’écart entre l’allégeance conventionnelle au genre historique et une reconnaissance, voire une revendication, de la fiction à la Renaissance : les traducteurs persistent à parler de ‘«’ ‘ cest (sic) ’ ‘cronique’ ‘ »’ ou à se dire ‘«’ ‘ vray[s] narrateur[s] ’» 86 , mais ils admettent que ce roman relève de la pure invention. En tête de sa traduction du premier volume d’Amadis, Des Essars déclare ainsi que ‘«’ ‘ ce qui s’offre en ceste ’ ‘traduction d’Amadis’ ‘, n’[est] tiré de nul auteur fameulx pour luy donner couleur de verité’ ‘ 87 ’ ‘ »’. D’autre part, quand T. Sébillet traduit manuscritement, avant 1556, le récit fortement romancé de la vie de l’imposteur Tyane, rédigé en grec par Philostrate, il intitule sans hésitation son texte La vie, ditz et faitz merveilleux d’Apollon le Tyanien philosophe pithagoricien. Histoire escrite en grec par Philostrate Lemnien. Histoire se justifie encore ici puisqu’il s’agit d’une biographie, tandis qu’il s’applique ouvertement à un récit mensonger dans l’intitulé de l’Histoire de Palmerin d’Olive, filz du roy Florendos de Macedone, et de la belle Oriane. Par un paradoxe assez frappant, les appellatifs du genre historique se trouvent donc aptes à renvoyer à des textes qui ne cachent pas leur caractère fictionnel.

Jusqu’au XVIe siècle, conte est aussi une relation de faits vrais 88 . Il change alors de sens pour désigner un récit inventé, dont les faits se sont déroulés hors du champ du narrateur, mais qui est entériné par la popularité nationale. C’est cette acception qu’utilise Ronsard en 1587 pour désigner la matière romanesque bretonne. Il établit un parallèle entre les ‘«’ ‘ vieilles Annales du temps passé, ou renommée inveterée, laquelle a gaigné credit au cerveau des hommes ’», le ‘«’ ‘ ’ ‘conte’ ‘ […] de la belle Helayne et de l’armée des Grecs à Troye »’ à l’époque d’Homère et enfin les ‘«’ ‘ contes de Lancelot, de Tristan, de Gauvain et d’Artus »’ à la sienne 89 . Du coup, histoire et chronique, d’un côté, et conte, de l’autre, sont ambivalents quand ils désignent des romans de chevalerie : que leur contexte d’emploi, pour les premiers, attaché depuis longtemps aux récits fictionnels des aventures des paladins, ait rendu leur utilisation antiphrastique ou que, pour le second, son sens soit lui-même polysémique, tous renvoient autant à une matière véritable qu’à un sujet fictif. Malgré leurs disparités littéraires, les sous-genres que sont l’histoire, la chronique et le conte deviennent donc lexicalement interchangeables. C’est ce qu’atteste clairement la dédicace que place J. Des Gouttes en tête de la traduction du Roland furieux. Il y établit une continuité de style entre le roman médiéval en prose et les romans contemporains Roland amoureux et Roland furieux :

‘[…] les Autheurs de nos plaisantes et recreatifves histoires, ont prins garde de songneusement, et se sont travaillez de faire que leurs beaulx contes sentissent toujours, sinon leur vray, à tout le moins leur vray-semblable : Et pour ce ont usé de style sans aucun fard de rethorique, et tirant plus sur le ramaige. Ce que je croy encor a faict le Conte Boiard en son Roland enamouré, pour de plus pres ensuyvre Lancelot du Lac, et Tristan principal et seul object de cest Œuvre : et aultres Chroniques de la table ronde toutes nues en leur naturelle simplicité pour attirer (comme est dict) les auditeurs à leur prester plus de foy 90 .’

D’autre part, nouvelle est le récit d’anecdotes réelles, récentes et présentant un intérêt incontestable. À la Renaissance, il est donc un quasi-synonyme d’histoire, l’historien étant censé relater des faits survenus de son temps, dont il est le témoin. Quand le personnage Saintré se propose de faire le récit de ses amours avec la dame des Belles Cousines, la reine lui demande ainsi : ‘«’ ‘ Maistre des nouvelles, encommenciez ! ’». Il s’agit là du rapport d’une anecdote arrivée récemment et qui sort de l’ordinaire ; ce sens de nouvelle au XVe siècle est proche du sens de nouveau, dont il vient. Or le terme est ensuite glosé par histoire et par compte, ce qui prouve la proximité de leur sémantisme 91 . Malgré la fréquente substitution de ces deux mots au nom nouvelle, se pose la question de l’absence de celui-ci de tous les titres et métadiscours de romans que nous avons consultés. Nous allons tenter d’expliquer cette impossible application de nouvelle à des romans, en dépit de la fréquente commutation de leurs appellatifs avec des termes identiques. Il faut d’abord rappeler que dans les Cent Nouvelles nouvelles, la spécialisation littéraire de nouvelle, pressentie dès le XIIIe siècle en français, s’affine, pour désigner un récit le plus souvent bref d’une aventure récente et présentée comme réelle 92 . Même si M. de Navarre préfère, dans l’Heptameron, le terme compte ou histoire à nouvelle, il demeure que le vocable a une acception précise qui assure une spécificité à la forme. Les auteurs de recueils ont beau en faire un double emploi, recourant tant au sens courant d’information récente qu’au sens spécialisé du mot, son sémantisme littéraire n’est pas ambivalent, comme c’est le cas pour histoire et conte. Il s’apparente donc nécessairement à une littérature fictionnelle d’observation : un nouvelliste ne saurait écrire une ‘«’ ‘ nouvelle, qui ne fust veritable histoire’ 93  ». Dès lors que le mot nouvelle est lâché, il sous-classe précisément l’œuvre qu’il désigne au sein de la narration. De là la limite de sa synonymie avec histoire et conte : la reformulation du premier titre du recueil de M. de Navarre donné par P. Boaistuau, à savoir Histoires des Amans fortunez, en L’Heptameron des Nouvelles de Marguerite de Valois, imposé par la volonté de C. Gruget de faire pièce au Décaméron, fait preuve d’imprécision ; il en est de même de l’expression utilisée par Du Verdier : ‘«’ ‘ un livre de comptes ou Nouvelles’ 94  ». Nul doute, donc, que l’on perçoit à la Renaissance la réalité littéraire de la nouvelle et qu’on la dissocie de celle du conte 95 . Nul doute non plus que la singularité du roman existe à l’époque, malgré l’absence quasi totale de théorisation à son sujet. Du coup, nouvelle et roman ne sont jamais synonymes : le sème qui leur reste attaché, quel que soit leur emploi, est respectivement /authenticité/ et /fabulation/ ; les deux termes fonctionnent donc en partie comme des antonymes.

Un flou terminologique touche ainsi la production narrative de fiction au XVIe siècle, les auteurs sollicitant à la souplesse d’emploi des mots histoire, chronique et conte. Cette souplesse est encore accrue pour histoire et conte par la faculté que ces noms ont de désigner plus largement un récit, sans autre spécialisation générique. Érec et Énide et Cligès se disaient déjà en forme d’estoire ou de conte, quand bien même ils n’avaient pas connu l’impératif de la véracité, répandu sur l’ensemble de la production romanesque au XIIIe siècle sous l’influence de l’historiographie 96 . Cela prouve que ces mots ont d’abord une acception narratologique étendue avant d’être des sous-genres narratifs, même si les deux sens interfèrent le plus souvent. En ce sens, ils sont synonymes de récit et narration, ce qui leur permet de remplacer roman, comme nous allons le voir à présent.

Notes
85.

Nous nous référons aux occurrences données par G. Doutrepont dans ses Mises en prose des épopées et des romans chevaleresques…, op. cit., p. 345, dans leur paratexte. Si le critique parle pour ces œuvres de « compilations semi-historiques », il généralise ses conclusions à l’ensemble des matières romanesques qui font l’objet d’une adaptation au XVe siècle (p. 640) :

[Le goût de l’histoire constitue] un des motifs de la transformation des épopées et des romans de l’âge précédent en des narrations rajeunies et précises. Les transformateurs abritent volontiers leurs œuvres sous l’autorité d’une chronique, à moins que tels d’entre eux ne prétendent qu’ils rédigent une chronique.
86.

Cela est récurrent sous la plume de J. Gohory, en particulier dans les liminaires recensés dans Amadis en français. Essai de bibliographie, op. cit., pp. 108 et 125.

87.

Le Premier livre de Amadis…, 1540, op. cit., t. I, « Prologue du translateur du livre d’Amadis, d’Espagnol en Françoys », pp. XI-XIII et ici p. XII.

88.

C’est le premier sens qu’en donne Huguet, à savoir « récit de choses vraies », dans son Dictionnaire de la langue française du XVI e siècle, 7 t., Paris, Champion puis Didier, 1925-1967, t. II, p. 472.

89.

La Franciade, in Œuvres complètes de Ronsard, P. Laumonier (éd.), Paris, Nizet, 1983 [1ère éd. 1950 et 1952], « Preface sur la Franciade, touchant le Poëme Heroïque », t. XVI, pp. 331-353 et ici p. 339. Nous rappelons que « renommée inveterée » signifie ancienne tradition.

90.

Roland furieux, Lyon, S. Sabon, s. d., « À reverendissime Seigneur Monseigneur Hippolyte de Este », non paginé.

91.

Saintré, op. cit., pp. 280, 282 et 284.

92.

Ce premier emploi littéraire de nouvelle est un emprunt à Boccace ; voir à ce sujet R. Dubuis, « La nouvelle et l’art du récit en France au XVe siècle », in Recueil d’articles offert par ses amis, ses collègues et ses disciples, Lyon, P.U.L., « Littérature », 1998, pp. 21-32.

93.

L’Heptaméron, 1559, N. Cazauran (éd.), Paris, Gallimard, 2000, « Prologue », p. 65.

94.

Article « Marguerite de Navarre » de La Bibliotheque françoise, op. cit., p. 843.

95.

Nous renvoyons aux Nouvelles françaises du XVI siècle…, op. cit., où G.-A. Pérouse établit une synonymie entre conte et nouvelle dans le « vocabulaire critique du temps », mais s’empresse d’ajouter qu’» instinctivement, les deux domaines étaient clairement distingués » (p. 26). De fait, le genre du conte renvoie à des récits merveilleux qui sont soumis à certaines rigidités structurelles.

96.

Nous n’évoquerons ici que le prologue de Cligès, Ch. Méla et O. Collet (éd.), in Romans de Chrétien de Troyes, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche/La Pochotèque », 1994, p. 291, v. 1, 8 et 16, où Chrétien désigne son texte par le terme romanz, auquel il substitue ensuite conte et estoire.