b - Les substituts narratologiques de roman

Histoire a souvent le sens genettien de contenu narratif, résultat de l’acte narratif ; mais il garde de son étymologie l’idée d’une relation de faits importants, tout en perdant le sème /authenticité/. Aussi a-t-il le sens de série d’événements choisis en fonction de leur intérêt et racontés de manière chronologique. Dans les titres de romans hérités du Moyen Âge ou dans les préfaces des Amadis, son acception est au croisement du sens premier et du sens étendu. Saintré se donne ainsi comme une histoire ; le XVIe siècle l’éditera sous le nom de L’hystoire du petit Jehan de Saintré. Du coup, l’époque publie indifféremment des romans intitulés L’hystoire du sainct reaal  réimpression , l’Hystoire de Giglain de C. Platin  création , l’Histoire palladienne et La plaisante histoire de Gerileon d’Angleterre traductions , d’un côté, et Le romant de la belle Helayne de Constantinople, Le roman d’Edipus  réimpressions  et le Roman de Richard continuation , de l’autre. De même, Milles et Amis, Galien rethoré, Ogier le danoys, pour ne citer qu’eux, se définissent, dans leur prologue, comme des rommants ou romans. Roman a donc le sens que nous venons de donner pour histoire. Le caractère interchangeable de ces termes est aussi accrédité par les équivalences que fait Du Verdier quand il veut définir certains ouvrages qu’il recense : ‘«’ ‘ Milles et Amis, Histoire, ou ’ ‘Romant ’», ‘«’ ‘ L’histoire ou ’ ‘Roman ’ ‘de Palmerin d’Olive ’» 97 . Mais il faut constater que roman reste moins employé dans la titrologie et le métadiscours des romans de chevalerie qu’histoire. Cela tient à nouveau à une commodité terminologique, dans la mesure où la surprenante quasi-synonymie qu’offre histoire à roman, du point de vue générique, se double d’une extension sémantique, du point de vue narratif et donc archigénérique. Roman n’est, au contraire, jamais utilisé lorsqu’il s’agit de désigner les traductions ou imitations de romans non chevaleresques, c’est-à-dire sentimentaux, pastoraux et grecs : ces derniers sont intitulés Histoire d’Aurelio et d’Isabelle, Histoire de Melicello et de l’inconstante Caïa ou Histoire Æthiopique. Du Verdier parle, par ailleurs, des ‘«’ ‘ plaisantes histoires »’ auxquelles appartient la Diane 98 . Cela prouve l’existence d’une restriction de roman aux aventures chevaleresques que ne possède pas histoire, qui demeure en somme son hyperonyme narratologique. La fin du XVIe siècle et surtout le suivant reviendront à un usage proche du sens premier d’histoire, souhaitant éviter l’assimilation de ce mot à roman et la contamination des sèmes afférents de celui-ci au premier, dont le sème spécifique est originellement /véracité/. La titrologie des romans des amours infortunées de la fin du siècle évite le terme 99 , tandis que les nouvellistes se le sont réappropriés : P. Boaistuau et F. de Belleforest traduisant les Novelle de Bandello, proches de la chronique criminelle, ont déjà intitulé leurs recueils Histoires prodigieuses et Histoires tragiques. Au XVIIe siècle, la vogue des Histoires comiques est une réaction non plus seulement contre les artifices du roman de chevalerie, mais aussi contre ceux du roman sentimental : alors que paraît entre 1617 et 1626 l’Histoire admirable du Chevalier du Soleil, suite des Amadis, Du Souhait et Sorel signifient qu’ils refusent le merveilleux romanesque par ce syntagme exhibé en tête de leurs ouvrages, en 1612 et de 1623 à 1633. Enfin, le roman lui-même jugera qu’il est dans son bon droit en s’affichant comme une histoire quand les romans baroques héroïco-galants auront recours à des sujets historiques.

Conte est un synonyme exact d’histoire, désignant l’énumération successive des différents épisodes. Il n’est pas employé dans la titrologie, mais l’est souvent dans le métadiscours des romans : il désigne, dans le Chevalier au lion de P. Sala, aussi bien le récit romanesque de l’auteur que le ‘«’ ‘ compte ’» de Chrétien, sa source. Du Verdier qualifie aussi de ‘«’ ‘ suite de conte (sic) ’» des œuvres comme Renaut de Montauban et Doon de Nantuel, tandis qu’Amyot parle du ‘«’ ‘ conte ’» d’Heliodore, qu’il a traduit 100 . Le terme est ici employé dans son sens technique de récit. Nous le retrouvons évidemment dans les titres des recueils de nouvelles, tels les Comptes amoureux de J. Flore, les Comptes du Monde adventureux du mystérieux A.D.S.D., les Contes et discours d’Eutrapel, etc. D’où l’impossibilité de distinguer par cette terminologie les histoires des nouvellistes de celles des conteurs et celles des romanciers, surtout quand ces derniers filent la trame de plusieurs récits. Ainsi, P. de Deimier parle aussi bien, dans son Academie de l’art poëtique, des ‘«’ ‘ contes divers ’» du Roland furieux que des ‘«’ ‘ contes facetieux, moraux et amoureux »’ qui constituent le Decameron 101 . Seuls les appellatifs propos, discours et devis, très employés dans la titrologie des recueils et désignant des histoires rapportées oralement par des devisants, garantissent une référence spécifique à la nouvelle, voire au conte. C’est ce que confirme l’‘» Epistre à Monseigneur Jan de Brinon » ’dans le Neufiesme livre d’Amadis, qui fait mention des ‘«’ ‘ devis et contes joyeux’ ‘ 102 ’ ‘ »’ du livre, termes qui ne renseignent pas sur le caractère générique de l’œuvre, mais qui précisent que son contenu est à la fois discursif et narratif.

Recit et narration désignent tous deux l’acte narratif. Ils sont souvent employés dans le discours critique des romans comme des autres formes narratives. Ils peuvent même apparaître en titre des recueils de nouvelles, comme c’est le cas pour les Nouveaux Recits parus en 1574.

Dès lors, par le flottement sémantique de termes génériques comme histoire, chronique et conte ainsi que par l’imprécision narratologique d’histoire, conte, recit ou narration, la terminologie narrative du XVIe siècle s’avère décevante. Cela se traduit par la rareté des emplois du sens littéraire spécifique des mots classificateurs au profit de l’emploi du sens étendu de termes, identiques ou différents, qui n’ont pas d’incidence sur la spécification générique. Le flottement qui existe entre le roman, la nouvelle, le conte et le fabliau se trouve peut-être moins dans les esprits que dans la terminologie utilisée. Mais si les lettrés ont conscience de la disparité de ces formes, l’absence de théorie narrative rend malaisée la manipulation des catégories.

Notes
97.

La Bibliotheque françoise, op. cit., pp. 898 et 724.

98.

Ibid., p.  922.

99.

Ces œuvres préfèrent avoir pour titre une indication thématique, tel le sujet ou le personnage du récit, plutôt que d’avancer une indication sur le traitement de celui-ci. Elles s’intitulent ainsi Chastes et delectables jardins d’amour, Les Chastes Amours d’Helene de Marthe, Mariane du Filomene, Travaux sans travail, Amours de Poliphile et de Mellonimphe, etc.

100.

Respectivement, La Bibliotheque françoise, op. cit., p. 581 et « Le Proësme du translateur » de L’Histoire Æthiopique…, op. cit., non paginé.

101.

Nous citons deux passages de l’Academie de l’art poëtique, Paris, J. de Bordeaulx, 1610, pp. 243 et 525.

102.

« Epistre à Monseigneur Jan de Brinon »du Neufiesme livre d’Amadis…, 1553, in Amadis en français…, op. cit., p. 89.