3 - Comment appeler un auteur de romans ?

Alors que les théoriciens italiens du romanzo ont imposé au mot des dérivés comme romanzerie et romanzevolmente, se référant respectivement aux auteurs de romans et à la composition de type romanesque, un phénomène récurrent en France est la difficulté à désigner les romanciers. Dans un contexte de malaise terminologique et théorique touchant la catégorie du roman, comment appeler ces Chrétien, J. d’Arras, R. Lefevre, Ph. Camus, auteurs du passé, et la foule de ces P. Sala, C. Platin, G. Corrozet, Des Essars, C. Colet, J. Vincent, J. Gohory, G. Chappuys, J. Amyot, J. Martin, remanieurs, adaptateurs et traducteurs contemporains ? De façon générale, nous constatons une propension à éviter d’y renvoyer autrement que par la mention du nom propre de l’auteur, qui présente l’avantage d’isoler un référent unique sans posséder d’étendue sémantique 103 . Lorsque la précision du champ de l’activité littéraire de l’auteur devenait incontournable, deux voies se sont proposées aux lettrés : soit se retrancher derrière des considérations formelles touchant aux aspects les plus visibles des textes, soit ne pas distinguer les romanciers des auteurs d’autres formes narratives et fondre l’ensemble dans un amalgame qui cède à la facilité.

La première option privilégie des techniques d’écriture au détriment de considérations génériques. Cela consiste, d’abord, à fournir des données sur la genèse du roman, c’est-à-dire sur son éventuel caractère remanié à partir d’une source ancienne ou étrangère. Au XVIe siècle, les traducteurs de romans sont légion et leur activité d’adaptation d’une matière allogène prime la classification générique de leurs réalisations. Herberay et Amyot eux-mêmes ne se définissent comme des ‘«’ ‘ translateurs ’» 104 . De même, pour désigner Roland furieux et Roland l’amoureux, les préfaciers des éditions françaises omettent d’employer roman au profit du terme traduction,indiquant l’existence d’un premier état du texte, et non point une classification générique. Un autre appellatif possible pour notre actuel romancier est celui de poète. Encore faut-il s’entendre sur le sens de ce terme ambigu au XVIe siècle : la polysémie de Poësie permet à l’adjectif de renvoyer soit à la pratique de la rime et des autres procédés phoniques et rythmiques, soit à l’activité littéraire telle que l’ont définie les préceptes antiques. Or le rattachement du roman à la noble Poésie ne va pas de soi, même si les défenseurs d’Amadis tentent d’argumenter en ce sens. Quand on parle du Roman de la Rose ou des ‘«’ ‘ vyeux Romans ’» comme d’» une forme de Poësie 105  », c’est évidemment que l’on considère le caractère métrifié des œuvres. Ainsi Pasquier fait-il des premiers romans courtois, des poésies et de leurs adaptations en prose au XIIIe siècle, des Romans :

‘Au moyen de quoy au lieu de la Poësie qui souloit representer les exploits d’armes des braves Princes et grands Seigneurs, commença de s’insinuer une nouvelle forme de les escrire en prose sous le nom et titre de Romans […]. Livres dont une plume mesnagere pourroit bien faire son profit si elle vouloit, pour l’advancement et exaltation de nostre langue 106 .’

Au XVIe siècle, roman désigne souvent une narration en prose, même si les contemporains connaissent pourtant assez l’histoire du genre pour affirmer ‘«’ ‘ qu’il y avoit Roman rymé, et Roman sans ryme ’» dès avant 1200 107 . Au contraire, les auteurs de fabliaux, Chrétien de Troyes, Marie de France, G. de Lorris, autrement dit les conteurs écrivant en vers, restent principalement qualifiés de Poëtes et rymeurs. Il s’agit là d’une facilité lexicale qui ne tient pas à une incompétence, d’ordre littéraire ou philologique : les hommes du bas Moyen Âge avaient déjà conscience que l’époque des romanciers-poètes était révolue 108 . L’histoire du genre romanesque étant connue dans ses grandes lignes, on aurait pu attendre autre chose, sous la plume des humanistes, qu’une distinction entre ‘«’ ‘ Poësie ’» et ‘«’ ‘ Romans ’», confrontant des catégories qui, sans être exclusives l’une de l’autre, ne fonctionnent pas sur le même plan. La conséquence est évidente : ce type de commodités, liées aux particularités formelles des textes, entraîne un brouillage entre les romanciers français, les auteurs de romanzi, les poètes épiques, les fabulistes, les nouvellistes et les conteurs, donc entre les diverses fictions narratives. Outre le fait que poètes prévaut, sous toutes les plumes, tant pour Homère et Ovide que pour l’Arioste, et translateur pour Amyot traduisant aussi bien Plutarque qu’Héliodore et Longus, il est fort courant que l’on envisage de façon commune des auteurs de récits divers. En 1610, P. de Deimier met ainsi encore tout naturellement sur le même plan les ‘«’ ‘ Autheurs des Amadis, des Rolands, et de la delivrance de Hierusalem ’», cette dernière étant présentée comme un poème épique par Torquato Tasso 109 .

Le réseau dérivationnel de roman n’est pas moins épargné par la tendance à la confusion entre les différents genres narratifs. Alors que, nous allons le voir, roman garde un sens fort précis dans la langue de la Renaissance, ses dérivés romanseur et romanser fluctuent entre un sens étendu et un sens spécialisé. Romanceor puis la forme romancier, qui est d’ailleurs un hapax du XVe siècle, servaient, au Moyen Âge, à désigner des auteurs de romans de chevalerie 110 . Mais romanceor avait d’abord pour acception : celui qui écrit en langue vulgaire. Cholières fait ainsi un archaïsme en parlant en 1588, dans sa Guerre des masles contre les femelles, d’‘» Herodote, Berose et autres bons romanseurs’ ‘ 111 ’ ‘ ’» : appliqué à des historiens, le terme désigne des narrateurs de langue française. Cependant, il n’a pas le même sens dans les liminaires du livre XIII d’Amadis, où J. Gohory propose un véritable traité sur une nouvelle forme de roman de chevalerie. Cherchant à donner au roman ses lettres de noblesse, il rapproche l’art du romancier de celui de l’orateur. Pour désigner l’activité du premier, il associe les substantifs ‘«’ ‘ narration ’» et ‘«’ ‘ Rommanceur »’ ‘ 112 ’ ‘. ’Nul doute qu’il invente ici un néologisme de sens : il ne se réfère pas à un auteur de vieux romans et moins encore au sens étendu du mot, mais à tous les écrivains qui ont francisé la série des Amadis et des Palmerin, voire à un auteur idéal capable de perfectionner le nouveau roman de chevalerie par l’application des catégories de la rhétorique antique. Nous avons donc ici un cas notable d’invention conceptuelle et théorique liée à une innovation linguistique. Se produit un phénomène comparable pour l’emploi de romanser chez Du Verdier. Celui-ci rapporte une anecdote dans laquelle un chevalier se vante de ce qu’il sait ‘«’ ‘ fort bien poëtiser, et romanser’ ‘ 113 ’ ‘ ’». En l’occurrence, il n’est pas certain que l’auteur renvoie à l’aspect formel de l’écriture, distinguant les vers de la prose. En effet, à l’époque où les faits de l’histoire se sont produits, c’est-à-dire au XIIIe siècle, l’on rédige encore de nombreux romans en vers. Malgré l’absence totale d’aide donnée par le contexte, il semble plutôt que Du Verdier envisage ici la poésie lyrique, d’un côté, et la narration romanesque, de l’autre 114 . Ce passage prouve, si besoin était, que les contemporains font bien la part entre la narration et le lyrisme et entre le roman et les autres formes de récits. Mais la formulation de cette catégorisation ne se fait que de façon floue, à l’abri de termes particulièrement ambigus. De plus, cette innovation lexicale et la rénovation sémantique de Gohory attestent qu’ils ne reconnaissent pas l’existence d’autres formes romanesques que le roman de chevalerie médiéval. L’usage du syntagme faiseurs de romans,qui est courant au XVIIe siècle et est encore attesté au XVIIIe siècle, constitue un progrès dans la discrimination entre les diverses narrations. De Camus à Sorel en passant par Guez de Balzac, tous l’affirment : les romanciers sont des ‘«’ ‘ faiseurs de romans, qui ne sçauroient rien dire que des fables’ ‘ 115 ’ ‘ ’». Cette périphrase présente l’avantage d’utiliser le terme roman et de suivre son évolution sémantique. Quant au substantif romancier, il sera réservé, par héritage des emplois antérieurs, aux seuls auteurs de romans de chevalerie 116 .

La période préclassique constitue donc un moment de transition lexicologique : un véritable malaise lexical et sémantique est discernable dans l’emploi de la terminologie narrative. Les signes en sont un flottement, pour désigner les textes romanesques, entre des termes de sens générique précis, de sens narratologique étendu ou renvoyant à un critère formel de reconnaissance ; ce flou, dont nous pouvons supposer l’usage concerté en plusieurs endroits, peut aller jusqu’à l’incohérence conceptuelle. En somme, le champ sémasiologique de roman et de ses dérivés au XVIe siècle est le résultat d’habitudes linguistiques anciennes et de quelques tentatives d’innovation sémantique, dont les résultats seront peu viables.

Notes
103.

Voir la Grammaire méthodique du français de M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul, P.U.F., « Linguistique nouvelle », 1997 [3ème éd.], pp. 175-176.

104.

Il n’est qu’à voir le titre de leurs préfaces, à savoir le « Prologue du translateur du livre d’Amadis, d’Espagnol en Françoys » du Premier livre de Amadis…, op. cit., et « Le Proësme du translateur » de L’Histoire Æthiopique…, op. cit., non paginé.

105.

La Bibliotheque françoise, op. cit., p. 1119. Cependant, à la différence de l’édition de C. Marot, la version dérimée par J. Molinet, en 1500, du Roman de la Rose a toutes les chances de ne pas être qualifiée de poème.

106.

Les Recherches…, op. cit., t. II, livre VII, chap. 5, p. 1399.

107.

Fauchet, Recueil de l’origine de la Langue…, op. cit., p. 73. La caractérisation adjectivale est parfois employée pour isoler l’une ou l’autre des formes d’écriture romanesque : dans « Au reverendissime Cardinal de Lorraine », in Œuvres de Clément Marot, 4 t., P. Jannet (éd.), Paris, Flammarion, s.d., t. I, p. 194, Marot parle déjà en 1529 des « rithmez rommants ».

108.

Rappelons qu’en France, assez peu de romans seront écrits en vers après le Méliador de Froissard. Le Chevalier au lion de P. Sala, rédigé en octosyllabes à rimes plates dans les années 1520, n’a d’ailleurs jamais été publié.

109.

L’Academie de l’art poëtique, op. cit., p. 501.

110.

Ces indications sont données par le Französisches etymologisches Wöterbuch, 25 vol., Bonn/Leipzig/Bâle, 1922-2003, article « romanicere », vol. 10, p. 453 a. Est également précisé qu’il n’y a pas d’emploi attesté du substantif romancier au XVIe siècle, Fauchet utilisant seulement l’adjectif en 1579. Le sens « moderne » du nom daterait de 1669.

111.

Cité par Godefroy dans son Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IX e au XV e siècle, 10 t., Nendeln, Kraus Reprint, 1969 [réimpr. de l’éd. de Paris, 1892], t. VII, p. 230.On peut noter la même ambiguïté pour le nom historieux, qui désigne aussi bien l’historien que le narrateur.

112.

Le trezieme livre d’Amadis…, Paris, L. Breyer, 1571, « Epistre à l’illustre et vertueuse dame Catherine de Clermont », non paginé.

113.

Article « Guilhem de Bargemon » de la Bibliotheque françoise, op. cit., p. 515.

114.

C’est aussi l’option que choisit le Trésor de la langue française, Dictionnaire de la langue du XIX e et du XX e siècle (1789-1960), 16 t., dirigé par P. Imbs (t. I à VII) puis B. Quemada (t. VIII à XVI), Paris, Éditions du C.N.R.S. puis Gallimard, 1971-1994, t. XIV, p. 1219, en faisant de romanser un néologisme verbal, qu’il glose par composer des romans dans le genre médiéval.

115.

Nous ne citons ici que la lettre XXXV « À Monsieur de Bois-Robert » des Lettres de Balzac, 1624, H. Bibas et K.-T. Butler (éd.), Paris, Droz, 1933, t. I, p. 152.

116.

Voir, pour romaniste, M. Lever, Le Roman français au XVII siècle, op. cit., p. 20 et la définition que donne du « Romancier » le Dictionnaire universel, 3 t., Paris, Le Robert, 1978 [réimpr. de l’éd. de 1690], t. III, non paginé.