II - Les sens de roman au XVIe siècle

Reprenons l’histoire médiévale du mot, de ses origines à 1500. Si le genre romanesque fleurit en Europe depuis les Thèbes, Énéas et Troie, adaptations en langue romane d’œuvres de l’Antiquité latine, l’emploi strictement littéraire de roman est plus récent. Le substantif roman,hérité du latin médiéval romanice, adverbe signifiant en langue vulgaire, apparaît dès le début du XIIe siècle : il s’applique à la langue parlée dans le Nord de la France, langue vernaculaire opposée au latin et au germanique des Francs. Par un double phénomène de métonymie et d’extension, il désigne vers 1150 tout texte en cette langue traduit ou remanié d’œuvres écrites dans une autre langue ; c’est l’appellatif dont use Wace pour définir son Brut. Vers la fin du XIIe siècle, Chrétien de Troyes est le premier à faire le passage d’un sens largement linguistico-littéraire à un sens proprement littéraire. Roman désigne, à partir du Chevalier de la Charrette, une forme distincte de composition en langue française. Dans le prologue de ce livre, l’auteur affirme avec audace que c’est Marie de Champagne qui lui demande ‘«’ ‘ que romans a feire anpraigne ’», ce qui rompt la logique de traduction en roman d’un savoir ancien qui a été établie par les romans dits aujourd’hui ‘«’ ‘ antiques ’». La dimension créatrice de son travail de romancier apparaît aussi clairement en tête du Conte du Graal : ‘«’ ‘ Crestïens seime et fait semence/ D’un romanz que il encommence’ ‘ 117 ’ ‘ ’». Tel est donc le sens de roman vers 1180 : il s’agit d’un récit fictif en vers contant d’armes et d’amours. Si cette acception se rapporte majoritairement pendant trois siècles à des romans de chevalerie, elle est aussi d’usage habituel pour des récits sans aventures guerrières, tel le Roman de la Rose, ou dont les héros parodient les exploits guerriers ou galants, comme le Roman de Renart. À la faveur des proses arthuriennes du XIIIe siècle et des dérimages entrepris au siècle suivant, le terme s’applique au même type narratif en prose au XIVe siècle 118 .

Or au XVe siècle, il nous semble qu’outre l’oubli du sens premier linguistico-littéraire, lié à la francisation de textes anciens ou étrangers, se produit une spécialisation du sens littéraire de roman. Sous l’influence de la réécriture en langage modernisé des vieilles proses de type épique ou courtois, indistinctement fondues dans un même moule, le terme se spécialise dans la désignation de la littérature chevaleresque. Dès lors, son champ sémantique n’est plus aussi étendu que lorsqu’il s’appliquait à un

‘long récit écrit en roman ou en ancien français, d’abord en vers (notamment en octosyllabes à rimes plates), puis en prose, contant les aventures fabuleuses, galantes ou grotesques de héros mythiques, idéalisés ou caricaturés 119 .’

Tout se passe donc comme si la visée référentielle de roman, qui s’attache à désigner un certain type de textes historiquement et thématiquement reconnaissables, intervenait de façon majeure dans la détermination de son principal sens en langue. Autrement dit, la compréhension du mot est conditionnée par l'extension qu'on lui attribue. Cette restriction conduit inévitablement à l’exclusion des autres formes romanesques, que sont les traductions de romans sentimentaux non chevaleresques, dont la source est italienne ou espagnole, de romans grecs, où l’aventure n’a rien à voir avec le monde courtois, et de romans pastoraux. L’inadaptation entre la somme des romans existant à la Renaissance et l’étroitesse du signifié de roman se retrouve dans la seconde acception du mot qui est le fait de quelques lettrés, comme Colet et Ronsard : en réévaluant l’écriture de ‘«’ ‘ Romans ’» et en la mettant sur un pied d’égalité avec la Poésie des Anciens, ils ont créé un sens rare et spécialisé, qui a abouti à un nouveau brouillage catégoriel.

Notes
117.

Les deux citations sont tirées du Chevalier de la Charrette, Ch. Méla (éd.), in Romans de Chrétien de Troyes, op. cit., p. 501 et du Conte du Graal, Ch. Méla (éd.), ibid., p. 943.

118.

Nous avons établi cette histoire médiévale du mot à partir de l’article « roman » du Dictionnaire historique et étymologique de la langue française, 3 t., A. Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998 [1ère éd. 1992], t. III, p. 3280. Nous avons corrigé certaines datations et certains sens en étudiant les occurrences recensées par le F.E.W. et le dictionnaire de Godefroy.

119.

Article « roman » du T.L.F., op. cit., t. XIV, p. 1213.