a - Les sèmes spécifiques de roman

Le premier de ces sèmes est /fiction/, au sens de récit inventé par l’imagination ; roman s’oppose donc à histoire dans son sens premier de récit véritable. Roman se rapproche, au contraire, du sémantisme de fable en tant que récit non véridique. Fauchet assimile les termes et les oppose tous deux aux ‘«’ ‘ vrayes histoires ’» :

‘[…] nos romans la nomment Berthe Au Grand Pied, pour-ce qu’ils disent qu’elle en avoit un plus long que l’autre : et en ont compté plusieurs fables, louans toutes-fois sa vertu, aussi bien que les vrayes histoires qui l’ont fort estimée 121 .’

Mais pour qu'une fiction soit roman au XVIe siècle et encore souvent au XVIIe siècle, un criterium essentiel est sollicité, qui constitue un autre sème spécifique du mot : une /thématique chevaleresque et amoureuse/. Celle-ci relève de la matière romanesque courtoise du Moyen Âge, même si l’éthique primitive s’est nettement dégradée depuis le XVe siècle. Cette restriction de romans est sans cesse affirmée dans les liminaires des Amadis, qui louent l’alliance de la guerre et des amours. Un dernier sème ressortit au sens en langue de roman : c’est celui de /littérature de plaisir/. Le roman veut, pour sa part, agréer aux lecteurs. Nous en appelons à René de Lucinge, qui évoque en 1614 les lectures nocturnes du cancre qu’il était à dix ans. Il fait une corrélation claire entre les ‘«’ ‘ ’ ‘romans ’ ‘en vulgaire françois ’», leur caractère fabuleux et le plaisir qu’ils lui ont procuré :

‘Ceste chymerisée science sur la valeur de ces paladins me desroba tout à soy, […] je les euz devorez en un rien. J’admirois ces heros qui battoient victorieux tousjours, sans desadvantage, que l’autheur faict invincibles, et qu’il ne faict jamais mourir ; d’une bigarrure si gentille, et avec tant d’entrelassement, que le lire n’ennuye jamais le curieux ; […] ces matieres fabuleuses amusoient flateusement ma jeunesse, de sorte qu’il n’y avoit plaisir en tout l’exercice des lettres qui esgalla, à mon choix, celuy que je prenois en ceste lecture 122 .’

En 1552, Jacques Gohory, présentant sa traduction du Dixiesme livre d’Amadis, ne disait pas autre chose. Il récapitulait d'ailleurs, par le biais d’une périphrase complétée d’une anaphore, tous les sèmes spécifiques de roman au XVIe siècle :

‘Or j’espere que ne desdaignerez totalement ce fabuleux vulgaire des faitz et dictz insignes de ces gentiles Dames, et des gestes merveilleux de maintz vaillans Chevaliers : ainsi que le prendrez pour deduit et recreation aprez voz meilleurs livres Grecs et Latins : Aumoins, quand vous ne voudriez jetter l’œil dessus […] le ferez passer pour agreable entre les mains des Gentilz-hommes et Damoyselles qui n’ont pas estomac à digerer plus grave et forte lecture. À l’intencion desquelz ont esté par bonne raison escritz ces Romans, pour leur former un patron de Chevalerie, courtoisie, et discretion, qui leur elevast le cœur à la vertu, enseignant les actes qu’ils doivent ensuyvre ou eviter 123 .’

D’un point de vue historique, il semble que ce soit essentiellement la parution des différents livres de l'Astrée, de 1607 à 1628, qui ait amené les lettrés à constater un écart irréductible entre la restriction thématique de roman à la chevalerie et l'existence, depuis environ un siècle en France, d'une littérature romanesque amoureuse d'un autre type. Même si l'œuvre monumentale de D'Urfé n'a jamais été qualifiée par son auteur de roman, sa qualité formelle a poussé à envisager une nouvelle appellation pour une longue série de romans. Cette innovation sémantique doit dater du début des années 1620 ; nous en avons trouvé une attestation chez J.-P. Camus en 1621 : dans son ‘«’ ‘ Eloge des histoires devotes ’», post-scriptum de l'Agathonphile, il fait l'apologie de ses propres romans édifiants – pour lesquels il refuse l'appellatif romans – et condamne ouvertement ‘«’ ‘ ces ’ ‘Romans ’ ‘d'Amour dont tout le monde est remply’ ‘ 124 ’ ‘ ’». Il fait sûrement référence ici à l'Astrée, aux traductions de romans sentimentaux et pastoraux étrangers et aux premiers romans de Gomberville. Après lui, plusieurs théoriciens vont donner la même extension à roman. En 1626, Mademoiselle de Gournay, rédigeant un ‘«’ ‘ Advis »’ à son roman Le Promenoir de Monsieur de Montaigne, confirme l’ouverture de son sémantisme. Sans traiter directement de l’opposition entre anciens et nouveaux romans – elle sous-entend cependant que son ‘«’ ‘ Roman »’ appartient à la seconde catégorie –, elle s’octroie le droit de dire ce qui est ou non roman. Ainsi, les écrits d’Héliodore et de ses successeurs grecs et latins sont entérinés par elle comme une ‘«’ ‘ espece de Romans ’» ; il est de même pour la Diane,l’Arcadie et Don Quichotte 125 . C. Sorel a la particularité d’accroître officiellement l’étendue sémantique du mot, dans une analyse portant spécifiquement sur le roman ; il est le grand théoricien du passage du mode de composition romanesque médiéval et de la Renaissance à celui du XVIIe siècle. Dans Le Berger extravagant, où parmy des fantaisies amoureuses on void les impertinences des Romans et de Poësie, dont les parties I et II ont paru en 1627 et la troisième en 1628, il dénombre ‘«’ ‘ quatre sorte (sic) de Romans ’» : les ‘«’ ‘ Romans guerriers »’ ‘«’ ‘ remplis de chevalerie ’», les ‘«’ ‘ Romans à l’antique »’ à la manière grecque, les ‘«’ ‘ bergeries »’ et enfin les ‘«’ ‘ Romans espagnols ’» de caractère picaresque 126 . Il renvoie donc tant aux matières romanesques anciennes qu’aux romans pastoraux de son siècle et des précédents – de Daphnis et Chloé à la Charitée en passant par Les Bergeries de Juliette, l’Arcadie de Sidney et l’Argenis de Barclay –, aux histoires amoureuses traitées par Nervèze et Des Escuteaux et aux premiers romans héroïques de Gomberville et D’Audiguier. Sorel revient plus théoriquement encore sur cette analyse dans ses Remarques sur les XIIII livres du Berger extravagant. C’est là qu’il évoque l’extension de roman :

‘[…] comme l’on a appelé des Romans les livres de Milles et Amis, et de Valentin et Orson : ainsi l’on appelle encore des Romans les Amours de Nerveze et la Clytie de la Cour […] 127 .’

En 1664, il rendra officielle et irréversible l’extension sémantique de roman, faisant de son acception restreinte un archaïsme :

‘[…] ce nom de Roman qui estoit particulier aux Livres de Chevalerie, es[t] demeuré à tous les Livres de fiction, ainsi que l’usage l’a ordonné 128 .’

Notes
121.

La Fleur de la Maison de Charlemagne, Paris, J. Perier, 1601, livre I, chap. 16, p. 84.

122.

La maniere de lire l’Histoire, 1614, M. J. Heath (éd.), Genève, Droz, 1993, pp. 64 et 66.

123.

Le dixiesme livre d’Amadis…, 1552, in Amadis en français.., op. cit., « À tresillustre princesse ma dame Marguerite de France », p. 108.

124.

L’Agathonphile, P. Sage (éd.), Genève, Droz, 1951, « Extraits de l’Eloge des Histoires devotes », pp. 108-128 et ici p. 109.

125.

Le Promenoir de Monsieur de Montaigne, in Le Roman jusqu’à la Révolution, 2 t., Paris, Armand Colin, 1967, t. II, pp. 24-26 et ici p. 26.

126.

Citations éparses prises dans Le Berger extravagant,1628, Genève, Slatkine Reprints, 1972, partie III, livre 14, p. 538 ; livre 13, pp. 501, 522 et 502. Nous signalons que la datation communément admise pour l’attribution à C. Sorel de l’expression roman de chevalerie c’est-à-dire dans la Bibliotheque françoise en 1667 est à réviser : nous en avons trouvé une attestation dans le Berger extravagant sous la forme suivante : « un Roman de Chevalerie errante » (partie II, livre 10, p. 405).

127.

« Remarques sur le tiltre, et sur la Preface du Berger extravagant », 1628, in Le Berger extravagant, op. cit., p. 552.

128.

La Bibliotheque françoise, op. cit., chapitre VIII : « Des Romans de Chevalerie », p. 167.