b - Des vieux romans et des romans nouveaux ?

Le sens spécialisé de roman, en tant que récit plaisant des aventures chevaleresques et amoureuses de héros imaginaires n’a évidemment rien de neuf au XVIe siècle : c’est celui qu’ont inauguré les œuvres de Chrétien. Or employer le même mot pour les réimpressions de romans médiévaux, pour les quelques imitations récentes de ceux-ci et surtout pour les traductions des nouveaux romans espagnols ou italiens pose alors problème. D'où la volonté des lettrés de distinguer les formes directement héritées du Moyen Âge français de celles produites ou traduites par les contemporains. Pour désigner les premières, se répand assez vite l'usage de la stéréotypie vieux romans, à laquelle se substitue parfois celle de romans antiques ; à la fin du siècle, elle est sous de nombreuses plumes. Cette association atteste clairement une approche en extension de roman, renforcée par l’emploi du pluriel, au lieu d’une réflexion sur sa compréhension. En effet, l'adjonction de l'épithète vieux ne renvoie pas à un jugement sur la vétusté de l’acception spécialisée du mot, mais permet une sélection entre les référents livresques de roman. Du Verdier, au début de son article ‘«’ ‘ Romans ’», désigne par là clairement les tout premiers romans bretons qui, mêlés ensuite à la source épique, constitueront la matrice thématique des œuvres chevaleresques jusqu’au XVIe siècle :

‘[…] lors les vyeux Romans furent mis en prose, qu’il eust esté meilleur avoir laissé en leur vyeille Rime […] 129 .’

Le XVIe siècle forgera-t-il alors une collocation pour ce qu’il conçoit comme des innovations romanesques en matière de chevalerie ? Les lettrés en général distinguent souvent, quand ils utilisent l'acception spécialisée de roman, les romans repris au Moyen Âge tardif des mises au goût du jour contemporaines. Le Chasteaubrun de L’Esté de B. Poissenot affirme ainsi nettement le commun mélange de l’amour et de la guerre dans ces productions, en même temps qu’il dissocie les réécritures des romans bretons et les récents Amadis :

‘[…] quel appetit prendroit on à lire ces vieux Romans de la table ronde, et à ouïr parler des coustumes du pays de Logres en Cornouailles, si les tournois et joustes à l’honneur des dames, n’y estoient entremeslez ? Quelle grace eussent peu trouver les Amadis envers le peuple François, nonosbstant leur langage pur, net et fluide, si l’amour et les armes ne s’y trouvoient unis d’une liaison admirable 130  ?’

En 1587, dans ses Discours politiques et militaires, La Noue parle des ‘«’ ‘ ’ ‘vieux romans’ ‘, […] à sçavoir Lancelot du Lac, […] Perceforet, Tristan, Giron le courtois, et autres ’» et, malgré son hostilité à cette forme de rénovation, rappelle qu’» il a fallu inventé quelque nouveauté pour les esgayer. Voilà comment les livres d’Amadis sont venus en evidence parmi nous en ce dernier siecle 131  ». Voici comment Du Verdier, quant à lui, évoque les traductions chevaleresques de la Renaissance. Il termine son article par l’énumération pêle-mêle des ‘«’ ‘ ’ ‘Romans’ ‘ vieux et nouveaux »’ qu’il connaît : se trouvent rangés alphabétiquement la foule des impressions de romans courtois en prose et de dérimages, quelques transcriptions  Richard sans peur, Guillaume de Palerne, Apolonius de Tyr , quelques créations sur un modèle médiéval – Giglan et Gerard d’Euphrate – et enfin les traductions de romans espagnols – Amadis, Palmerin – ou italiens – l’Histoire palladienne, Guerin Mesquin, Roland l’amoureux, Roland furieux. Son recensement atteste l’étroitesse sémantique de roman au XVIe siècle, en même temps que la variété des livres chevaleresques qui peuvent prendre cette étiquette. Mais il est surtout notable que cet érudit, au moment de faire un bilan de la production chevaleresque de son siècle, refuse de créer une collocation telle nouveaux romans ; il choisit seulement de postposer les épithètes ‘«’ ‘ vieux et nouveaux ’» à ‘«’ ‘ Romans ’». Une même frilosité lexicale apparaît déjà dans la définition que donne Jean Maugin de sa réécriture des Tristan en vers et en prose : il notait ‘«’ ‘ la différence du ’ ‘vieil Rommant’ ‘ à nostre histoire renouvelée’ ‘ 132 ’ ‘ »’ ; à notre connaissance, la stéréotypie nouveaux romans n’apparaît donc jamais. Sûrement l'innovation littéraire des traductions ou des réécritures récentes était-elle somme toute assez limitée et la collocation vieux romans suffisamment éloquente pour isoler, par contraste, les romans plus récents.

L'ironie de l'histoire de la langue tient au fait que le XVIIe siècle ajoute à l'extension que la Renaissance avait donnée à vieux romans les mêmes formes romanesques qui avaient voulu se distinguer de ceux-ci ; elles aussi, il va les juger peu innovantes… En effet, après le tournant du siècle, la différence entre les anciens et les nouveaux romans de chevalerie n'est plus perçue. En 1626, J.-P. Camus, promenant son lecteur dans la bibliothèque d’un château de Guyenne, met d’un côté Amadis et de l’autre les ‘«’ ‘ ’ ‘vieux Romans’ ‘ »’, au rang desquels, sans plus de précautions, il place Palmerin, pourtant copie conforme de la série des Amadis 133 . C'est la preuve qu'à partir de là, l’expression vieux romans désigne aussi bien les romans en prose et les dérimages médiévaux d’épopées ou de romans en vers que les compositions ou traductions faites au XVIe siècle. L'extension de la collocation à toutes les sortes de romans de chevalerie atteste que le Grand Siècle souhaite rassembler les différentes manifestations historiques du roman de type médiéval. Elle est aussi un signe de la conscience du vieillissement de la restriction de roman aux seuls romans courtois et à leurs avatars. Même si J. Chapelain défend les romans arthuriens, son dialogue De la lecture des vieux romans, encore inédit en 1647, atteste plus que jamais le caractère suranné de ce genre de littérature. Le personnage Chapelain déclare ainsi que Lancelot, Tristan, Merlin, Artus et Perceforest sont des ‘«’ ‘ romans antiques’ ‘ 134 ’ ‘ ’». La collocation vieux romans se trouve conjointement confrontée aux syntagmes modernes romans et nouveaux romans, désignant le plus souvent les romans parus après l'Astrée. N’est-ce pas la preuve du souffle impulsé par le roman phare de D’Urfé ? Son succès a favorisé l’extension sémantique de roman à des thématiques autres que chevaleresque en même temps que la revendication d’une innovation littéraire dans le domaine de la création romanesque. En 1623, dans son Discours sur le poème d'Adonis du Chevalier Marin, Chapelain envisage déjà ‘«’ ‘ les ’ ‘romans’ ‘ en général de toute espèce »’. Il précise plus loin que c'est du genre en entier dont il fait le blâme, vieux poèmes arthuriens comme romans récents :

‘[…] à cette sorte, si outre la nudité, la confusion et multiplicité monstrueuses d'actions principales s'y considère, je réduis les poèmes anciens de vicieuse conformation et les modernes romans dont, par sympathie d'imperfection, le sot populaire adore la folle tissure 135 .’

En 1626, Camus tient aussi à préciser l’extension qu’il donne au vocable ‘«’ ‘ Romans ’» : ce sont tant les ‘«’ ‘ vieux Romans ’» que les œuvres romanesques des Grecs et des Latins ou encore les traductions de romans étrangers variés. À cela, le narrateur du Dilude de Pétronille oppose, en les énumérant,

‘[…] tous ces nouveaux Romans qui se sont éclos de nos jours, et dans lesquels il semble que l’on ait enfermé la pureté et la perfection de nostre langue, comme l’Astrée de Monsieur d’Urfé, l’Argenis de Barclai, de son latin si bien renduë en nostre idiome, le Lysandre d’Audiguier, sa Flavie, et sa Minerve, la Polixene de Moliere, et sa Semaine qui est demeurée au premier jour, la Caritée, le Polexandre, l’Arcadie de la Comtesse de Pembroc, les Nouvelles Françoises, l’Endymion de Gombauld, et plusieurs centaines d’autres Histoires, Avantures, Amours, Bergeries, Temples, Palais, Trophées, et autres Romans sous divers tiltres, que l’on peut comparer à la playe des grenouilles, ou à celle des mouscherons dont les Egyptiens furent tourmentéz 136 .’

De même, le Dictionnaire de l’Académie fait aussi nettement la part entre les ‘«’ ‘ vieux romans ’» et les ‘«’ ‘ romans modernes ’», tout en précisant leur point commun, à savoir la fiction, la matière ‘«’ ‘ fabuleus[e] ’» :

‘Ouvrage en prose, contenant des adventures fabuleuses, d’amour, ou de guerre. Les vieux romans, les romans modernes, le roman de Lancelot du Lac, de Perceforest, le roman de la Rose, le roman d’Amadis, un roman nouveau, le roman d’Astrée, de Polexandre, de Cyrus, de Cassandre […] 137 .’

Le XVIe siècle, au contraire, n’a pas su utiliser le substantif roman pour désigner autre chose que les Roland furieux, Amadis, Gerard d’Euphrate et autres Gyron le Courtoys et les Quatre filz Aymon. Il n’a pas su trouver un tel sème, capable d’englober la disparité des thématiques romanesques qui fleurissaient alors.

Notes
129.

Bibliotheque françoise, op. cit., p. 1119.

130.

L’Esté, G.-A. Pérouse et M. Simonin (éd.), Genève, Droz, 1987, « Troisiesme Journée », p. 213.

131.

Discours politiques et militaires, 1587, F. E. Sutcliffe (éd.), Genève, Droz, 1967, « Sixième discours », p. 162.

132.

Le Nouveau Tristan, Paris, G. Buon, 1567 [1ère éd. 1554], « À mon Seigneur de Macysas », non paginé.

133.

Passage du Dilude de Pétronille cité dans l'anthologie d'H. Coulet, Le Roman jusqu'à la Révolution, op. cit., t. II, pp. 29-32 et ici p. 30.

134.

De la lecture des vieux romans, J.-P. Cavaillé (éd.), Paris, Zanzibar, 1999, p. 76. Le personnage de Sarasin, pourtant peu hostile à la thèse de celui-ci, qualifie même le Lancelot propre de « bouquin » (ibid., p. 57), terme qui désigne un vieux livre fripé et peu connu selon Furetière (Dictionnaire universel, op. cit., t. I, non paginé).

135.

Lettre ou discours de M. Chapelain à Monsieur Favereau […] sur le poème d'Adonis du Chevalier Marino, 1623, in Opuscules critiques de Chapelain, A. C. Hunter (éd.), Paris, Droz, 1936, pp. 71-111 et ici respectivement p. 76 et pp. 97-98.

136.

Op. cit., pp. 30-31. Il peut être intéressant de noter que les nouvelles de Molière d’Essertines et de Sorel participent ici à l’extension de roman. Manque de rigueur ou non de la part de Camus, cela révèle le besoin qu’ont eu les doctes de désenclaver le mot de sa spécialisation ancienne, quitte à verser dans la confusion. Ce sera précisément Sorel qui, dans ses Nouvelles françoises en 1656, mettra fin au flottement lexical entre roman et nouvelle.

137.

Article « Roman » du Dictionnaire de l’Académie, 2 t., Paris, J.-B. Coignard, 1694, t. II, pp. 415-416.