2 - Occurrences d’un autre emploi spécifique

Nous voudrions présenter à présent sur un emploi rare de roman, mais déterminant pour l’histoire de la théorie française du roman au XVIe siècle. Dans la seconde partie du siècle, nous avons repéré que quelques doctes tentent d’intégrer officiellement le roman au domaine de la production narrative de fiction, mais sans formuler autrement leur tentative d’innovation conceptuelle que par un tour de force lexicologique. Ils créent un néologisme de sens en attribuant au substantif des référents autres que romanesques. Notre travail consistera à dégager ce second signifié de roman, bien que le caractère lapidaire des informations données par ses contextes d’apparition déjoue en partie les lois de la lexicographie. Nous verrons ensuite que cette innovation a été entendue d’une façon particulière au siècle suivant.

En 1555, Jodelle rapporte que C. Colet, pour défendre la composition de romans, a déclaré que ‘«’ ‘ l’Iliade d’Homere, l’Aeneide de Virgile, le Roland d’Arioste, n’[étaient] autre chose que trois Romants ’». Dans la même perspective, Ronsard qualifie en 1572 sa Franciade de ‘«’ ‘ Roman comme l’Iliade ou l’Æneide »’, tandis que l’édition de 1587 des Odes modifie un passage de 1550 en remplaçant le syntagme les ‘«’ ‘ beaux vers »’ d’Homère, autrement dit ses épopées, par ‘«’ ‘ son Roumant »’ 138 . Comment comprendre ce type d’assimilation ? Deux voies s’offrent à l’analyse. Tout d’abord, il pourrait s’agir d’un cas d’emprunt sémantique. En effet, les compositions auxquelles s’applique le terme sont toutes versifiées ; trois d’entre elles reviennent, à savoir deux épopées antiques et un romanzo, genre romanesque propre à l’Italie, que la France n’a jamais pratiqué, à mi-chemin entre le poème héroïque et le roman de chevalerie. L’orientation pragmatique de tels passages est également à prendre en compte : Ronsard se place dans la perspective de sa rivalité avec l’Arioste, nouveau Virgile italien, et prend le Roland furieux pour modèle, juste avant le passage cité. Autrement dit, dans les deux occurrences, les locuteurs mettent sur le même plan des épopées antiques et modernes  l’Iliade, l’Énéide et la Franciade  et un romanzo – le Roland furieux. Puisque de telles fictions sont désignées par un même appellatif, on peut imaginer que roman est employé ici dans le sens de romanzo 139 . On voit d’emblée les difficultés d’une telle assertion : le genre italien n’est pas l’épopée gréco-latine – c’est ce que se sont évertués à montrer dans leurs traités Giraldi et Pigna en 1554 –, si bien que cette acception de roman ne s’appliquerait qu’imparfaitement à l’Iliade et à l’Énéide. Il semble prudent d’en rester à un sens plus général de roman pour comprendre ce type d’emploi. Relisons le contexte de l’apparition de celui de Ronsard. En bon aristotélicien, il dit refuser de concevoir sa Franciade comme

‘[…] une histoire des Rois de France, comme [s’il avait] entrepris d’estre Historiographe et non Poëte. Bref ce livre est un Roman comme l’Iliade et l’Aeneide, où par occasion le plus brefvement que je puis je traitte de nos Princes, d’autant que mon but est d’escrire les faits de Francion, et non de fil en fil, comme les Historiens, les gestes de nos Rois.’

Son ‘«’ ‘ Roman »’ est donc au rang de la ‘«’ ‘ Poësie »’, c’est-à-dire de la littérature promue par les Anciens  Ronsard montre ici qu’il a été soucieux de soigner la dispositio et l’elocutio de son texte , et non de l’Histoire, plat récit de faits réels. C’est une fable instructive dont le modèle éminent, en matière narrative, est l’épopée. Nous retrouvons ce rapprochement avec la réflexion poétique dans le discours de C. Colet pour défendre sa traduction de l’Histoire palladienne, roman de chevalerie du même type qu’Amadis. Jodelle publiece roman en fustigeant le genre, mais il rapporte à la fin de sa préface les arguments de son ami défunt. Les voici, sous forme de discours rapporté :

‘C’est à sçavoir, la fable [se trouve] quelquefois enclorre la verité : un discours fait à plaisir, aprendre mieux aux hommes l’ornement d’escrire, et de parler, que ne fait l’histoire qui nous amuse du tout au sens : les autheurs antiques avoir suyvy ceste façon d’histoire fabuleuse, comme Heliodore, Apulée, et beaucoup d’autres : l’Iliade d’Homere, l’Aeneide de Virgile, le Roland d’Arioste, n’estre autre chose que trois Romants […].’

Roman s’applique donc aussi bien à l’épopée qu’au roman grec et latin antique et au roman italien contemporain. Il s’agit d’œuvres disparates, mais toujours fictionnelles, divertissantes et instructives, dont les formes les plus abouties seraient les poèmes d’Homère et de Virgile. Or le fait que les fictions anciennes d’Héliodore et d’Apulée, alléguées par Colet comme prototypes romanesques, soient en prose donne à penser que le caractère métrifié des épopées et du romanzo cités n’est qu’annexe ; le contenu et la finalité des œuvres priment ici leur aspect formel. Nous pouvons donc formuler le sens érudit et spécialisé de roman à partir de 1555 et jusqu’à la fin du siècle : c’est une narration fictionnelle proche de l’épopée. Malgré le prestige qu’ont alors les nations étrangères en matière de roman, les Français semblent avoir conçu que les termes italiens et espagnols de romanzo et romance ne correspondaient pas à leur roman. Ils se sont engagés dans une voie nationale de théorisation du roman, en s’inspirant plus que les doctes italiens des préceptes classiques sur le poème épique.

Au début du XVIIe siècle, il nous semble que l’utilisation de roman dans ce sens restreint se perd, dans la mesure où elle ne se fait plus systématiquement en lien avec le modèle épique. S’il y a toujours une référence à une matière légendaire, la spécialisation n’a plus lieu : sous l’influence de la prééminence du sème /fabuleux/ de roman dans son sens courant, la nouvelle acception du mot renvoie à une narration fictionnelle. Roman fonctionne donc comme un hyperonyme désignant tout livre narratif de fiction. Bien qu’aucune donnée ne justifie cette transition philologique, il apparaît que des lettrés tels D’Aubigné et Sorel ont eu connaissance de l’emploi du mot fait par Jodelle et Ronsard et que, sous leur plume, s’est produite une extension sémantique de celui-ci à partir du sens spécifique qu’il a eu dans la seconde partie du XVIe siècle. Les premières décennies du Grand Siècle voient ainsi se côtoyer le sens restreint de roman, spécialisé à la chevalerie,et ce sens étendu, comme l’atteste un passage du Berger extravagant, qui emploie successivement l’un et l’autre :

‘Mais scachez que si je veux moraliser sur le Roman de Mellusine et de Robert le Diable, j’y trouveray d’aussi belles choses que sur celuy des Syrenes ou d’Hercule 140 .’

L’anaphore pronominale ‘«’ ‘ celuy ’» désignant des personnages qui appartiennent, en l’occurrence, à la fable gréco-latine mais non spécifiquement à l’épopée induit une nouvelle compréhension de roman. Mais il en était déjà de même sous la plume de D'Aubigné, qui se plaisait à insister sur la matière imaginaire des romans. Le poète demande en effet :

‘Qui a lu aux romans les fatales misères
Des enfants exposés de peur des belles-mères,
Nourris par les forêts, gardés par les mâtins,
À qui la louve ou l’ourse ont porté leurs tétins,
Et les pasteurs après du lait de leurs ouailles
Nourrissent, sans savoir, un prince et des merveilles 141  ?’

Il parlait donc de romans aussi bien quand il évoquait l’Histoire des deux nobles chevaliers Valentin et Ourson, roman de chevalerie qui a connu un crédit populaire tout au long du XVIe siècle, que quand il faisait référence à la fable mythologique de Romulus et Rémus. Mieux que cela, D’Aubigné avait l’habitude de faire du roman l’emblème de la production narrative de fiction. C’est ainsi que, pour ranger ses Tragiques sous la bannière de la vérité, il choisit d’opposer son œuvre à la matière imaginaire des romans :

‘Certes ce serait trop si nos amères plaintes
Vous contaient des romans les charmeresses feintes.
Je n’écris point à vous, serfs de la vanité,
Mais recevez de moi, enfants de vérité,
Ainsi qu’en un faisceau [c]es terreurs demi-vives […] 142 .’

Une occurrence isolée de roman,apparaissant dans la préface des Tragiques, nous éloigne définitivement de tout intertexte épique potentiel. L’auteur affirme en 1616 qu’il a encore des manuscrits non publiés, dont ‘«’ ‘ quelques ’ ‘Romans’ ‘ 143 ’ ‘ ’». Les critiques pensent qu’il évoque ici les Avantures du baron de Fæneste, qu’il est en train d’écrire. Or ce livre n’a rien d’un roman de type chevaleresque, sentimental, ni même picaresque : chacun des personnages collectionne des anecdotes concernant le baron ou sur tout autre sujet ; c’est un dialogue pamphlétaire qui rejoint, selon nous, tout à fait certaines formes romanesques nouvelles du temps, mais qui ne peut être qualifié de roman au sens courant du terme alors.

Dès lors, il est clair que le caractère fabuleux ou invraisemblable du roman, qu’il a en commun avec de nombreuses autres formes d’histoires, a parfois valu à roman de servir d’hyperonyme pour toutes celles-ci. Nous rappelons, en particulier, que Sorel l’emploie indifféremment pour désigner des romans et des nouvelles. C’est ce qu’atteste ce passage des Remarques qui fait l’éloge de la ‘«’ ‘ vraye histoire ’», recherchant la véracité et le bien dire, ce que n’auraient pas atteint les Nouvelles exemplaires de Cervantès :

‘L’on me demandera s’il n’y a point quelques sortes de livres amoureux que l’on doive estimer, et l’on me parlera des nouvelles de Cervantes : mais tout cela est encore trop romanesque […] 144 .’

Le sens de l’adjectif ‘«’ ‘ romanesque ’» renvoie ici à celui de roman : il signifie merveilleux, fabuleux comme les aventures de roman. Même dans le sens courant du mot, le sème /fabuleux/ l’emporte sur les autres. Si cette tendance avait déjà été amorcée dans la seconde partie du XVIe siècle, en particulier sous la plume de Gohory, l’association faiseur de romans et débiteur de fables constitue une véritable scie au XVIIe siècle : le roman est avant tout de l’ordre du merveilleux, du féerique, de l’invraisemblable. En ce sens, roman peut se trouver mis sur le même plan que les mythes antiques, sans que l’on fasse usage de son emploi hyperonymique. En 1647, Chapelain définit ainsi l’essence fabuleuse du romanesque par un parallèle entre l’auteur de Lancelot et Homère :

‘[…] pour les choses, elles ne sont guère plus vraies les unes que les autres, et fables pour fables, je ne sais, à les considérer de près, lesquelles sont le plus ingénieusement inventées, ou du moins auxquelles des deux la vraisemblance est le mieux observée 145 .’

C’est ce même sème dominant qui va produire, de façon concomitante, la foule des sens figurés de roman. Pour seul exemple, le P. Garasse écrit dès 1623 :

‘Si nous voulions croire la centiesme partie de leurs rodomontades, ils nous feroient des romans de leur vie aussi plaisans que ceux de Guillaume sans peur, de Robert le Diable ou de Gusman d’Alpharache : […] il me semble que je dois […] me dispenser de la creance de leurs vanitez ridicules, et partant ils me permettront de leur dire, que je n’en croy rien 146 .’

Celui-ci va aussi contribuer à renforcer l’acception péjorative ancienne de roman, condamnant l’invraisemblance de certaines productions. Pour faire le point, enfin, sur les différents sens de roman au XVIIe siècle, nous en appelons à l’article ‘«’ ‘ Roman ’» du Dictionnaire universel d’A. Furetière. Le lexicographe constate, en 1690, l’élargissement de l’extension du mot d’une spécialisation chevaleresque à tout récit plaisant des aventures le plus souvent guerrières ou amoureuses de héros imaginaires et conclut, comme Sorel, à l’existence d’un flou sémantique touchant sa compréhension. Voici les trois sens qu’il énumère :

‘[…] Il a été en usage jusqu’à l’Ordonnance de 1539. jusqu’auquel temps les Histoires les plus serieuses étoient appellées Romans, ou écrites en Roman, parce que c’étoit le langage le plus poli qu’on parloit en la Cour des Princes.’ ‘Maintenant il ne signifie que les Livres fabuleux qui contiennent des Histoires d’amour et de Chevaleries, inventées pour divertir et occuper les faineants. […] Nos Modernes ont fait des Romans polis et instructifs, comme l’Astrée de d’Urfé, le Cyrus et Clelie de Mademoiselle de Scuderi, le Polexandre de Gomberville, la Cassandre et la Cleopatre de la Calprenede, etc. ’ ‘Les Poëmes fabuleux se mettent aussi au rang des Romans, comme l’Eneide et l’Iliade. […] Et en un mot toutes les Histoires fabuleuses ou peu vraisemblables passent pour des Romans. On dit même d’un recit extraordinaire qu’on fait en compagnie, voilà un Roman, c’est une adventure de Roman, une intrigue de Roman 147 .’

Il rappelle successivement le sens littéraire large de roman, proche de l’usage linguistique et usité, selon lui, jusqu’en 1539, etson sens courant. Or il est notable qu’il mette les vieux et les nouveaux romans sous la bannière du sens médiéval du mot : les romans seraient des récits contant des aventures merveilleuses. Cela nous fournit un renseignement fondamental sur l’histoire de la langue. De toute évidence, la première partie du XVIIe siècle n’innove pas quant à l’acception de roman : elle ôte la spécialisation que le XVIe siècle avait imposée au mot ; pour englober les différentes matières romanesques, allant du domaine guerrier au domaine sentimental, pastoral ou même picaresque, elle revient à l’étendue du champ sémantique médiéval, qui permettait de parler aussi bien du roman de Garin d’Avignon que du Roman de la Rose et du Roman de Renart. L’innovation de cette période tient, bien sûr, à l’élargissement quantitatif et qualitatif des référents du mot. Enfin, Furetière mentionne l’acception rare de romans en tant que ‘«’ ‘ Poëmes fabuleux […], comme l’Eneide et l’Iliade »’, sans que l’on puisse savoir s’il a compris la subtilité de ce signifié spécialisé, au XVIe siècle. Quoi qu’il en soit, il le met directement en lien avec le sens hyperonymique du suivant : ‘«’ ‘ toutes les Histoires fabuleuses ou peu vraisemblables »’ peuvent passer pour des ‘«’ ‘ Romans »’.

Dès lors, ce que les lettrés du XVIe siècle désignent le plus souvent par romans, ce sont les romans de chevalerie en vers et leurs adaptations en prose, acception restreinte datant du XVe siècle et qui reste en usage jusque dans les premières décennies du XVIIe siècle. Avant qu’elle ne devienne un anachronisme sémantique, il faut noter que son contexte d’emploi l’associe souvent à une glose qui infléchit le signifié du mot. Bien que le champ sémasiologique de roman ne soit pas défini avant les travaux de Fauchet et de Pasquier, tout porte à croire que la carence définitionnelle se trouve convertie en un excès d’évaluation. Ce sur-codage évaluatif compense un sous-codage théorique, tout en rendant délicat l’emploi non marqué du mot.

Notes
138.

Respectivement, « Au lecteur » de l’Histoire palladienne,p. 93, de La Franciade, 1572, op. cit., « Epistre au lecteur », pp. 3-12 et ici p. 5 ; Les Odes, P. Laumonier (éd.), Paris, Didier, 1973 [4ème éd.], t. II, livre III, « À maistre Denis Lambin », p. 16, v. 10-11.

139.

C’est l’analyse que propose M. M. Fontaine dans une note de son introduction à Alector, op. cit., t. I, p. LXXVI. En tout état de cause, le fait d’omettre une interrogation sur le sens exact de roman dans l’assertion peut conduire à des erreurs. C’est ce que nous avons constaté dans l’article, pourtant prometteur, de M. Rothstein intitulé « Le genre du roman à la Renaissance », in Le Roman chevaleresque tardif, Études françaises, Montréal, vol. 32, n° 1, pp. 35-47. L’auteur se saisit de l’équivalence posée ici pour affirmer qu’à la Renaissance, les discours réflexifs veulent, dans leur ensemble, opérer une superposition générique (p. 42) :

[…] Ronsard indique donc que pour les lecteurs contemporains, l’horizon d’attente du roman et celui des grandes épopées de l’Antiquité se ressemblent et se confondent.
140.

Op. cit., partie I, livre 3, p. 127.

141.

Les Tragiques, F. Lestringant (éd.), Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1995, livre VI, p. 293, v. 709-718.

142.

Ibid., livre IV, p. 304, v. 1105-1109.

143.

Ibid., « Aux lecteurs », p. 58.

144.

« Remarques sur le XIII. livre », op. cit., p. 729. Le F.E.W. et le T.L.F. signalent que c’est Sorel qui a créé, en 1627, le dérivé adjectival romanesque.

145.

De la lecture des vieux romans, op. cit., p. 58.

146.

Doctrine curieuse des beaux esprits, Paris, S. Chappelet, 1623, livre 8, section 15, p. 974. Nous sommes ici à limite entre un sens propre et un sens figuré. Nous ne recenserons pas les sens analogiques ou figurés du mot, tels récits ou idées dénués de fondement, aventure amoureuse passionnée, l’expression héros de roman, etc. Ils sont, en effet, bien relevés par les dictionnaires d’aujourd’hui comme par ceux du Grand Siècle. Ajoutons seulement que l’expression pays des romans pour désigner un monde de merveilles, de chimères est, semble-t-il, proverbiale au XVIIe siècle : Lafontaine l’emploie dans la fable 13 du livre I intitulée « Les deux aventuriers et le talisman » et Corneille dans la scène 5 de l’acte II du Menteur.

147.

Dictionnaire universel, op. cit.,t. III, non paginé.