1 - La péjoration

Le sens courant en langue de roman se voit adjoindre le plus souvent le sème /dysphorique/. Nombreuses sont les attestations de cette isotopie évaluative péjorative, qui a pris naissance au Moyen Âge et qui perdure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Or les sèmes appréciatifs de roman sont largement renforcés à la Renaissance : les doctes prônant le sérieux de l’entreprise littéraire, les hommes d’Église, voire les traducteurs de romans eux-mêmes, blâment ces livres frivoles qui pervertissent la jeunesse mondaine. L’étude de la visée pragmatique du contexte d’apparition du mot permet ainsi de cerner les griefs des érudits dans le procès du roman de chevalerie, ancienne ou nouvelle manière. Nous noterons qu’au XVIe siècle, le rejet relève autant d’une réprobation morale et religieuse que d’un anathème littéraire.

Manque au roman, d'abord, la visée instructive, le docere, critère rhéorique qui a permis aux arts poétiques de préserver l’épopée gréco-latine de l’accusation d’inutilité. Dans la préface citée plus haut, Sébillet fait ainsi des ‘«’ ‘ roumans ’» de chevalerie qu’il énumère des ‘«’ ‘ fables sans fruict »,’ auxquels il oppose la ‘«’ ‘ description de la vie et des fais d’Apollon »’, pour sa véracité supposée et ‘«’ ‘ quelques traicts et secretz de l’ancienne philosophie »’ 149 . En 1555, Jodelle n’a pas de mots assez durs pour les traductions des romans de chevalerie espagnols. Il développe son accusation en une très longue série d’attributs de l’objet, ironisant sur ‘«’ ‘ tous ces beaux ’ ‘Romants’ ‘ presque moysis à demy »’, autrement dit

‘[…] ces braves discours, entrelassez de mile avantures aussi peu vraysemblables que vrayes : les apelant bien souvent, la resverie de noz peres, la corruption de nostre jeunesse, la perte du temps, le jargon des valetz de boutique, le tesmoignage de nostre ignorance […] 150 .’

C’est donc surtout le caractère fabuleux et ‘«’ ‘ peu vraysemblabl[e] ’» de ce type de lectures qui engage une réflexion sur son utilité. Chez J.-A. de Baïf, le même déchaînement verbal se convertit en une invective contre la frivolité du roman et contre son invraisemblance. Il vilipende Gohory pour s’être dévoyé en traduisant les Amadis. Un rejet esthétique, portant sur la confusion de l’ordonnancement de ces livres et sur leurs extravagances, aboutit à un rejet moral :

‘Ne verrons-nous jamais que des Romans frivoles,
Témoignage certain d’un siècle d’ignorance,
Ouvrages décousus, sans art, sans ordonnance,
Pleins de vaines erreurs et pleins de fables folles 151  ?’

Cela conduit à l’aspect de la réprobation sociale du roman de chevalerie le moins directement fondé sur une critique littéraire, à savoir l’anathème jeté par les autorités religieuses contre son immoralité. La Noue et Poissevin font entendre respectivement la voix du camp protestant et celle du camp catholique. Dans ses Discours politiques et militaires, F. de La Noue, parlant d’abord des ‘«’ ‘ ’ ‘vieux romans’ ‘ »’ puis des ‘«’ ‘ livres d’Amadis »’, affirme ainsi que ‘«’ ‘ la pluspart de telles amours sont deshonnestes et quasi tous les combats pleins de fausseté, et impratiquables »’ ; il les qualifie ensuite de ‘«’ ‘ poison de volupté »’ 152 . Cette présentation des romans sous les traits de corrupteurs de mœurs n’est pas neuve, même si elle s’accentue fortement à la Renaissance ; elle perdurera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : de Boileau à Bayle en passant par Sorel, Descartes, Bossuet et Furetière, nombreux seront ceux qui concevront le genre comme une littérature pervertissant la vie humaine. Nous voudrions insister, à présent, sur un aspect peut-être moins connu de la campagne érudite contre le roman de chevalerie et qui est l’objet de fortes appréhensions au XVIe siècle comme au suivant ; il touche spécifiquement la vie pratique. L’incompatibilité entre la poétique du roman et les prescriptions éthiques se fait insupportable, pour les détracteurs de ce type de lectures, lorsque le lecteur ne risque plus seulement d’être intellectuellement ou spirituellement corrompu, mais quand il est en passe de perdre son identité sociale et son intégrité psychique. La question des dangers que représente un monde fictionnel à l’excès pour la vie des hommes est ainsi posée dans la comédie d’O. de Turnèbe intitulée Les Contens. Le bravache Rodomont y devient, sous les yeux du spectateur, un nouvel Amadis de Gaule ou Amadis de Grèce, après qu’il a rejeté au loin la conviction qu’il avait par le passé que des romans tels le roman en prose du XIIIe siècle Perceforest et les traductions contemporaines étaient des récits imaginaires :

‘J’avois toujours jusques icy pensé que tout ce qu’on lit dans Perceforest, Amadis de Gaule, Palmerin d’Olive, Roland le furieux et autres romans fussent choses controuvées à plaisir, comme du tout impossibles, ne me pouvant mettre en la teste que l’amour ayt peu induire ces chevaliers et paladins à faire choses si estranges. […] Mais maintenant que j’esprouve en moy-mesme quelles sont les passions qu’une beauté cruelle peut donner, je ne m’estonne plus des armes que ces anciens preux faisoient. Et me semble encores qu’ils s’y portoient assez laschement. Car l’amour qui me brusle me feroit entreprendre non de conquerir une Isle ferme, de tuer un Cavalion ou un Endriague, mais d’assaillir une armée de cent mil hommes, voire toutes les forces du Turc, du Sophy et du Grand Can de Tartarie quand elles seroient ensemble 153 .’

Rodomont est, bien sûr, l’objet de tous les rires et le danger qu’il incarne se trouve mis à distance par son statut de soldat fanfaron. En 1624, Sorel se sent cependant encore tenu de censurer la même dérive possible de la lecture romanesque ; c’est ce qui motive la rédaction de son Berger extravagant. Il annonce dès sa ‘«’ ‘ Preface ’» qu’il veut blâmer les inventions des romanciers et des poètes. Son entreprise de faire un ‘«’ ‘ livre, qui fust comme le tombeau des ’ ‘Romans’ ‘, et des absurditez de la Poësie’ ‘ 154 ’ ‘ ’» se fonde sur un grief fondamental à l’encontre de ce type d’écrits : leur invraisemblance exagérée. Pour représenter le risque que les lecteurs encourent à s’identifier de trop près avec les héros de romans, il ajoute à son traité une trame romanesque. Il se rappelle alors le délire de don Quichotte qui, confondant le réel et l’imaginaire, se lance sur les chemins de la Manche en quête des aventures des chevaliers de ses romans. Sorel transpose les extravagances du vieux gentilhomme castillan dans son personnage de Lysis, double caricatural du Céladon de l’Astrée,qui veut revivre, pour sa part, les émois bucoliques dont la vallée du Lignon était le cadre. Au détour d’une des aventures de son berger à proprement parler ‘«’ ‘ extravagant »’, c’est-à-dire en proie à la folie, il formule l’appréhension qui hante les lettrés face à une forme qui est l’emblème du fictionnel :

‘Vous aprenez dans une histoire des choses que vous alleguer pour des authoritez, mais dans un Roman il n’y a aucun fruict à recueillir. […] Il y a des jeunes gens qui les ayant leus, et voyant que tout arrive à souhait aux aventuriers dont ils traitent, ont desir de mener une semblable vie, et quitent par ce moyen la vacation qui leur estoit propre 155 .’

Dans son Discours de la méthode, Descartes n’utilisera pas, pour sa part, le détour de la fiction pour fustiger l’invraisemblance commune aux ‘«’ ‘ fables ’» et aux ‘«’ ‘ romans ’» :

‘Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; […] ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu’ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, à concevoir des desseins qui passent leurs forces 156 .’

Quel que soit le degré d’animosité dont se colore la dévaluation, roman prend donc une acception spéciale dans son emploi péjoratif : il désigne les romans en tant qu’ils sont invraisemblables et nuisibles, et plus exactement en tant qu’ils font basculer dans un univers virtuel. Dès lors, l’affect des locuteurs vient à perturber le cadrage dogmatique de la notion. Tous les sèmes inhérents au sens en langue en sont affectés : l’accusation de dévergondage et d’extravagance modifie /fiction/ en /invraisemblance/ et /littérature de plaisir/ en /littérature pernicieuse/. Autrement dit, la péjoration infléchit le sémantème de roman et surdétermine son emploi.

Notes
149.

Préface de La vie, ditz et faitz merveilleux d’Apollon le Tyanien, op. cit., pp. 625-626.

150.

« Au lecteur » de l’Histoire palladienne, op. cit., p. 93.

151.

Euvres en rime, 1573, C. Marty-Laveaux (éd.), Genève, Slatkine Reprints, 1966, t. IV, section « Passetemps », livre I, « Au Seigneur Jaques Gohorry », p. 234.

152.

Discours politiques et militaires, op. cit., pp. 162 et 168. Nous ne citons pas les propos du jésuite A. Poissevin qui, paraissant en 1593 en latin, n’intéressent pas directement notre étude philologique.

153.

O. de Turnèbe, Les Contens, 1584, N. B. Spector (éd.), Paris, Société des textes français modernes, 1983, acte II, scène 4, pp. 57-58.

154.

Le Berger extravagant, op. cit., partie I, livre 1, p. 15.

155.

Ibid., partie III, livre 13, p. 510.

156.

Discours de la méthode, 1637, F. de Buzon (éd.), Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1ère partie, p. 80.