Chapitre 2
Le roman, un genre aux marges des théories
de la poésie et de la rhétorique

Pour les doctes de l’aube du XVIe siècle, gardiens de l’intégrité de la ‘«’ ‘ bonne littérature ’», le roman a le statut d’un bâtard. S’il s’agit d’une forme qu’a enfantée l’écriture passée ou contemporaine des différents pays d’Europe et dont la production générale s’accélère, il ne répond pas aux traits des réalisations littéraires codifiées. Il faut dire que les règles définissant les genres de composition remontent à l’Antiquité : la Renaissance adopte pour cadre dogmatique les préceptes aristotéliciens sur la Poésie, en les imprégnant des données de la rhétorique latine. Le roman n’est évidemment pas intégré à cette théorie ancienne, pas plus que la chanson de geste, le fabliau, le conte ou la nouvelle. Pourtant, même sans réussir à mettre au jour des liens de consanguinité avec la poésie officiellement reconnue, les humanistes auraient pu tenter de valoriser ces derniers, comme ils l’ont fait pour une ‘«’ ‘ poussière de petites formes ’» lyriques 173 . Ce sont les difficiles relations entre la théorie littéraire et la roman que nous nous proposons d’envisager ici par le menu : quelles ont été à la Renaissance les manœuvres de reniement en même temps que les tentatives de reconnaissance du roman, un des fils naturels éminent de la poésie et de la rhétorique ?

La codification d’une forme récente a ceci de particulier à une époque tout imprégnée de culture antique qu’elle engage une perception des catégories de l’ancien et du nouveau. De fait, deux facteurs expliquent la disparité géographique des élaborations doctrinales sur le roman en Occident : ce sont la querelle des Anciens et des Modernes 174 , qui fait le partage entre les tenants de l’application stricte des contraintes artistiques formulées dans l’Antiquité et les partisans d’un affranchissement vis-à-vis de celles-ci, d’un côté, et la teneur elle-même du legs du passé selon les relais qui en assurent la diffusion, de l’autre. Ces deux éléments se conjuguent différemment en France et en Italie, les deux grandes nations à s’être posé la question au XVIe siècle du rattachement du roman à une classification générique héritée du passé 175 . En Italie, pour commencer, bon nombre de lettrés postulent l’immuabilité des règles de l’art, c’est-à-dire de la ‘«’ ‘ Poésie ’» définie selon les catégories d’Aristote. Alors que la philosophie du Stagirite a exercé une profonde influence au Moyen Âge, on sait que son traité établissant un ensemble de principes pour écrire des œuvres en fonction d’un genre choisi n’a été redécouvert que tardivement. Pourtant, le Cinquecento s’imprègne très vite de la Poétique : après la version latine peu fidèle de G. Valla publiée à Venise en 1498, paraît le texte grec original puis de nouvelles traductions latines et italiennes. À partir de 1549, grâce au travail de B. Segni, le texte est accessible en langue vernaculaire ; des commentaires se multiplient et en quelques mois les traités de poétique ne s’écrivent plus qu’en référence à cette œuvre largement révérée 176 . Le Tasse est un des représentants de la volonté de mise en conformité des nouvelles formes d’écriture  en particulier du roman  avec celles du passé. C’est le parti qu’il adopte dans ses réalisations poétiques et qu’il défend dans ses écrits théoriques :

‘[…] comme nombreux sont ceux qui ont cru que le roman est une espèce de poésie inconnue d’Aristote, je tiens à dire ceci : aucune espèce de poésie n’est aujourd’hui en usage, [qui] ne l’a été dans l’Antiquité, ni n’apparaîtra au cours d’une longue révolution des temps, dont on ne doive croire qu’Aristote n’en ait pénétré le sens […] 177 .’

Il adhère ainsi au prestigieux mythe de la translatio studii : les Grecs auraient atteint la perfection dans le domaine des connaissances et des œuvres de l’esprit dès l’Antiquité grecque ; les Latins auraient ensuite bénéficié de leur culture, avant que le monde de la Renaissance n’en devienne le dépositaire. Si pour tous les Anciens, la vérité intellectuelle et artistique demeure inchangée malgré les variations des époques et des civilisations, certains concluent que le roman ne peut appartenir à la poésie héritée de l’Antiquité classique, tandis que d’autres, comme le Tasse, l’envisagent comme une forme imparfaite de celle-ci. En tout état de cause, le nouveau est ramené à l’ancien. Telle n’est pas l’idée de quelques lettrés pour qui les temps modernes ont engendré des réalisations différentes de l’art antique, qui peuvent rivaliser avec lui, voire le dépasser. Giuseppe Malatesta tient, en l’occurrence, une position extrémiste parmi les Modernes ; il renie l’autorité d’Aristote et refuse le principe de l’imitation, encourageant les productions dans le domaine de ce qu’il appelle une ‘«’ ‘ nouvelle forme de poésie ’». Ce sont là ses arguments en faveur de la liberté de composition du Roland furieux :

‘Il qual [= il Furioso] […] non è altrimenti tratto da i precetti d’Aristotile ; nè fatto alla imitatione degli epici antiqui : mà si bene ad vsanza d’una nuova specie di poesia suscitata ne tempi adietro, che chiamamo romanzesca 178 .’

Il choisit donc d’élargir le champ de l’ancienne poésie aux compositions vernaculaires et ce faisant, de leur accorder une pleine dignité : la translatio des savoirs anciens cède la place à l’innovation moderne. D’autres doctes font le même projet, à ceci près qu’ils recourent à certains impératifs aristotéliciens pour définir la nuova poesia : si le Stagirite n’a pas codifié le roman, c’est qu’il ne le connaissait pas  d’ailleurs, il n’a pas étudié la poésie lyrique dont les Grecs étaient friands, ce qui prouve le caractère inachevé ou incomplet de son traité ; il faut donc chercher les ressemblances et les différences entre ce genre et ceux abordés dans la Poétique. L’opposition entre ces deux attitudes théoriques a engendré de féroces polémiques et conduit à la formation de véritables camps, dont les noms principaux sont ceux de Minturno, Speroni, Pellegrino, Sassetti, Salviati et T. Tasso, pour les Anciens, et Giraldi, Pigna, Porta et Malatesta, pour les Modernes. D’un point de vue historique, les querelles ont d’abord éclaté autour de l’œuvre de l’Arioste aux alentours de 1550, à partir des traités de Giovan Battista Pigna  I Romanzi et de Giovambattista Giraldi Cinzio  le Discorso intorno al comporre dei romanzi , deux humanistes de la cour de Ferrare stimulés par des rapports de rivalité 179 . L’œuvre de Bernardo Tasso, relue alors pour être confrontée aux poèmes héroïques de son fils Torquato, dit Le Tasse, alimentera les débats dans les années quatre-vingts 180 .

En France, le concept de ‘«’ ‘ Poésie ’» ne recouvre pas la même réalité que pour les deux partis italiens, qui la considèrent unanimement de manière aristotélicienne, quitte à élargir le champ théorique défini par le théoricien grec. Au contraire de l’Italie, notre pays ne connaît pas de traduction française de la Poétique au XVIe siècle. L’accès au texte, qui a peut-être lieu dans la seconde partie du siècle, se fait surtout par le biais des versions latines et italiennes ainsi que des commentaires et des traités élaborés de l’autre côté des Alpes. Une vulgarisation des préceptes d’Aristote s’est produite en 1560 sous la plume de D. d’Auge, dans sa transposition des Dialoghi dell’invenzione poetica d’Alessandro Lionardi 181 . L’année suivante, paraît à Lyon la poétique latine de J.-C. Scaliger les Poetices Libri VII qui donne aux lettrés français une connaissance fortement partiale de la Poétique. L’humaniste d’origine italienne y présente la poésie aristotélicienne par le biais des principes cicéroniens sur l’art oratoire et des catégories horaciennes sur l’art poétique. Il rejoint en cela la tendance irrépressible, du XVe siècle italien puis de la Renaissance française, à approcher la chose poétique selon le cadre de la rhétorique latine. L’Art poétique d’Horace avait transposé les règles fixées pour la production de la parole sur le forum sur la théorie de la poésie ; la Renaissance poursuit son travail en s’imprégnant non seulement de la Rhétorique d’Aristote, mais aussi du De Oratore et de l’Orator de Cicéron, de la Rhétorique à Herennius et de l’Institution oratoire de Quintilien. Les figures du Poète et de l’Orateur deviennent interchangeables, la différence entre eux n’étant pas de nature mais de degré. Ce sont donc Horace, la rhétorique latine tardive et, en moindre mesure, Aristote qui dominent la théorisation française au XVIe siècle. La question ne se pose pas ici du statut des genres inconnus du Stagirite : si les arts poétiques donnent des préceptes généraux et techniques sur la poésie et ses diverses formes, ils n’envisagent pas le roman dans leurs débats génériques. Ceux-ci font peu référence aux genres variés sous la forme desquels un récit prosaïque  à tous points de vue  peut alors s’actualiser. Pourtant, il est manifeste qu’ils tentent assez tôt d’intégrer le roman à une théorie de la seule forme narrative noble, l’épopée. Nous verrons ainsi qu’il existe une voie française de réflexion sur le roman : s’ils n’ont peut-être pas lu les traités de Pigna et de Giraldi, nos poéticiens ont été assez influencés par la pratique romanesque italienne, dont l’Arioste est la figure de proue, pour poser les jalons d’un nouvel art narratif certainement plus sommaire, mais tout aussi cohérent que celui des lettrés italiens.

Le Cinquecento italien et la Renaissance française s’avèrent, par conséquent, un moment essentiel dans l’histoire de la théorisation du roman : quelles que soient les réponses proposées, la question y est soulevée de la validité des règles des Anciens pour des œuvres appartenant à la tradition littéraire nationale ; quelle que soit la définition de la poésie, l’enjeu de la réflexion est de savoir si le roman peut ou non être élevé au rang de genre. Puisqu’ils constituent, dans l’histoire des idées, la première réflexion systématique sur le roman, nous allons confronter ces deux types d’examen. Malgré la nette indépendance des théories, une notion centrale de la facture romanesque va être communément mise au jour : la variété. Nous commencerons par faire un état des lieux de la théorisation littéraire générale en vigueur en France et en Italie au XVIe siècle : nous verrons de quelle manière les analyses d’obédience platonicienne, aristotélicienne et horacienne, cernent des notions qui conditionnent l’approche du roman de la part des humanistes. La suite de notre étude présentera successivement les tentatives de conceptualisation du roman en Italie et en France, en se fondant sur l’art romanesque exposé dans les traités italiens puis sur les éléments de théorie présents dans les préfaces françaises des traductions d’Amadis ainsi que dans les arts poétiques. Nous aurons le souci de voir comment, dans les deux cas, pratique et théorie romanesques s’articulent. En Italie, d’abord, l’innovation conceptuelle vient de l’analyse d’une pratique littéraire neuve, essentiellement celle de l’Arioste ; c’est lui qui a créé la forme la plus aboutie de romanzo, composition versifiée proprement italienne à mi-chemin entre l’épopée gréco-latine et les romans issus de la tradition médiévale. La France, pour sa part, n’a pas eu d’autre choix que de défendre le roman de chevalerie traditionnel : certains lettrés ont opté pour une réévaluation horacienne des nouvelles formes importées d’Espagne et d’Italie, quand d’autres ont tenté de faire participer les meilleurs des vieux romans à la codification humaniste de l’épopée.

Notes
173.

L’expression est de G. Genette dans son Introduction à l’architexte, op. cit., p. 33. La prise en compte de la poésie lyrique de la part des poéticiens français, alors qu’elle n’a pas été codifiée par la Poétique d’Aristote, peut s’expliquer par le fait que la tradition romaine pallie ici le vide laissé par l’héritage grec. Dans l’Institution oratoire, J. Cousin (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1980, livre X, chap. 1, 45-131, Quintilien l’intègre, en effet, sous la forme de l’ode à la description des sept genres qu’il conseille de lire au futur orateur, à savoir l’épopée, la tragédie, la comédie, l’élégie, l’iambe, la satire et le poème lyrique.

174.

B. Weinberg a brillamment montré, dans A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, 2 vol., Chicago, The University of Chicago Press, 1961, que l’incursion de genres d’origine vernaculaire dans un paysage théorique ancien a donné lieu à une « quarrel of the Ancients and the Moderns, already fully engaged in the Cinquecento » (vol. 2, p. 808).

175.

Nous n’aborderons pas ici la question de la théorisation espagnole ou anglaise du roman, pour la raison que les avancées majeures en ce domaine sont plus tardives. Nous consacrerons néanmoins une partie du chapitre ultime de cette thèse à l’étude de Don Quichotte, qui fournira un exemple magistral de conciliation des règles aristotéliciennes et d’une forme romanesque ancienne.

176.

Pour des précisions sur la réception de l’œuvre en Italie, nous renvoyons à l’introduction de M. Magnien à sa traduction de la Poétique, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche/Bibliothèque classique », 1990, pp. 53-65.

177.

Discours de l’art poétique, 1587 (écrit entre 1562 et 1564), F. Graziani (éd. et trad.), Paris, Aubier, « Domaine italien », 1997, « Second discours », p. 102.

178.

Della nuova Poesia, overe delle difese del Furioso, Vérone, S. dalle Donne, 1590 [1ère éd. 1589], p. 43. Nous précisons que nous ne rendrons pas en français les citations que nous emprunterons aux traités ultramontains, notre connaissance de l’italien demeurant approximative. Un immense travail de traduction reste à faire pour l’ensemble de ces textes, dont seuls ceux du Tasse ont connu une version française.

179.

L. Berthé de Besaucèle, dans une thèse consacrée à Jean-Baptiste Giraldi, 1504-1573. Étude sur l’évolution des théories littéraires en Italie au XVI e siècle, Paris, Picard, 1920, retrace la biographie de Giraldi et les relations houleuses qu’il a entretenues avec son élève Pigna. La publication de leurs traités respectifs place la première conceptualisation du romanzo sous le signe de la discorde. Ils auraient, en effet, puisé à une source commune, « une dissertation sur l’Arioste et sur le poème héroïque, composée sept ans auparavant, et dont chacun d’eux se prétendaient l’auteur » (p. 26). Le critique suppose que c’est Giraldi que l’a écrite et en a adressé ensuite une copie à Pigna ; celui-ci aurait donc plagié les idées de son protecteur. Il faut cependant constater que les exposés, quoique globalement convergents, se distinguent quant à leur organisation intrinsèque.

180.

Pour connaître la nature des traités échangés en fonction de l’œuvre au cœur de la querelle ainsi que les contradicteurs auxquels chacun d’eux répond, nous avons consulté l’étude précitée de B. Weinberg, A History of Literary Criticism… Une vue d’ensemble des positions défendues par les différents auteurs nous a été donnée par la première partie de l’ouvrage d’A. Boilève-Guerlet, Le Genre romanesque : des théories de la Renaissance italienne aux réflexions du XVII siècle français, Santiago de Compostela, Service de Publications de l’Université, 1993. Quant aux textes eux-mêmes, nous les avons consultés, pour l’essentiel, à la réserve de la Bibliothèque Nationale de France et sous forme de documents numérisés sur le site électronique Gallica.

181.

Voir l’article d’A. L. Gordon, « Daniel d’Auge, interprète de la Poétique d’Aristote en France avant Scaliger et plagiaire d’Alessandro Lionardi », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. XXVIII, 1966, pp. 377-392. Par une analyse comparative serrée, l’auteur prouve la fidélité de la restitution du texte italien, qui répertorie et explicite clairement les principales distinctions d’Aristote.