a - Le système des genres

Dans la République, traité sur l’art de gouverner écrit entre 384 et 377, Platon évoque en plusieurs endroits la question de la littérature et de la place du poète dans la cité. Ce faisant, il élabore une répartition des genres littéraires fondée exclusivement sur leur mode d’énonciation, sur la position de parole assumée par le locuteur-poète. La poésie est réduite à une fonction imitative, tandis que les arts d’imitation répartis au sein de trois modes énonciatifs : dans le mode dramatique ou mimésis, ce sont les personnages eux-mêmes, ou plus exactement le poète déguisé en personnages, qui prend la parole ; dans le mode narratif simple ou diégésis, le poète parle en son propre nom ; le mode narratif mixte enfin, représenté par l’épopée, fait alterner le récit assumé par le conteur et les dialogues entre personnages, autrement dit la diégésis et la mimésis 183 . Cette exposition des manières de rapporter une action n’a pas de véritable visée générique ; son caractère sommaire prouve assez l’absence d’un travail de recensement, de catégorisation et de convocation de données thématiques et historiques, tous éléments nécessaires à une réflexion sur les genres littéraires pour eux-mêmes 184 . La narration se trouve restreinte à la seule épopée, les autres formes de récit n’étant pas nommées, preuve évidente que le critère modal et le critère générique ne sont pas superposables. L’enjeu d’un tel discours est ailleurs : il est d’ordre moral et politique. Le poète imitatif se voit banni par le philosophe-législateur parce que, ne représentant pas nécessairement des personnages vertueux et des actions honnorables, il fait entorse au modèle éthique, au fondement des lois de la cité. En mimant les passions de l’âme, la poésie ‘«’ ‘ les fait régner sur nous, alors que nous devrions régner sur elles pour devenir meilleurs et plus heureux, au lieu d’être vicieux et plus misérables’ ‘ 185 ’ ‘ ». ’L’imitateur honni par Socrate pervertit donc la morale collective ; quand bien même il représenterait un objet louable, sa réalisation ne serait autre chose qu’un simulacre de vertu :

‘Or donc, poserons-nous en principe que tous les poètes, à commencer par Homère, sont de simples imitateurs des apparences de la vertu et des autres sujets qu’ils traitent, mais que pour la vérité, ils n’y atteignent pas […] 186 .’

La dialectique du bien et du mal se double donc chez Platon d’une dialectique de l’être et de l’apparaître. Puisqu’ils donnent l’illusion du vrai alors qu’ils copient des choses réelles, le peintre et le poète sont taxés de menteurs, d’illusionnistes et de fauteurs de troubles. Il est à noter que le poète épique, dont Homère est l’illustre modèle, est quelque peu épargné par ces griefs dans la mesure où, quand il délègue la parole à ses personnages, celui-ci le fait ouvertement, à la différence du dramaturge qui crée une situation d’énonciation prétendant se substituer au réel. La Poétique, écrite quelques trente années plus tard, exploite le schéma modal de Platon, tout en enrichissant la théorie de la poésie d’autres catégories distinctives. Aristote entend parler, comme son prédécesseur, de la poésie imitative ou mimésis, celle qui rapporte des événements réels ou fictifs. Mais il n’y a à présent que deux façons d’imiter pour le poète, qui se réalisent dans trois genres mimétiques exemplaires : soit il raconte les événements en son propre nom en même temps qu’il cède la parole à ses personnages par moments  dans l’épopée , soit il présente des personnages en acte  dans la tragédie et la comédie 187 . À la triade platonicienne s’est substitué le couple aristotélicien mimésis narrative/mimésis dramatique,qui supprime le mode narratif pur. Or les genres énumérés ne sont pas la finalité de l’exposé du Stagirite ; ils lui servent d’illustration 188 . C’est d’ailleurs une théorie de la tragédie et de l’épopée plutôt que de l’ensemble de la poésie représentative que nous livre la Poétique, qui a sûrement été transmise dans un état mutilé 189 . Aristote n’a finalement traité que de genres versifiés, qui réalisent l’imitation par le moyen du langage et du rythme. Il n’a pas admis de confondre poésie et versification, même si la langue du temps  comme encore la nôtre  donne aux dérivés de poiein la double référence à la création littéraireet à l’utilisation du vers. Selon lui, les textes scientifiques d’Empédocle, fussent-ils métrifiés, ne relèvent pas de la poésie, car ce ne sont pas des imitations ; quant à la catégorie de la prose non imitative, qui englobe l’éloquence, elle n’est pas même évoquée. Cette définition du mode d’expression narratif est entérinée par l’Épître aux Pisons, écrite vers l’an 13 avant J.-C. L’existence des officia oratoris permet de parer à la mise en garde formulée par Platon contre la poésie qui n’enseigne pas la vertu aux hommes 190 . Ce souci pédagogique se double d’un rejet des créations qui donnent trop dans le fabuleux ou l’incroyable. Le critère de la vraisemblance, repris à Aristote, déplace le problème platonicien de l’écart de l’art par rapport à la vérité idéelle ou naturelle. D’autre part, un esprit de système s’empare de ce que l’on va appeler l’» art poétique », le théoricien s’imposant de donner à tout poète potentiel un ars, autrement dit un ensemble de techniques pour composer. Horace reprend ainsi aux rhéteurs trois des cinq partes artis qu’ils ont définies, à savoir l’inventio, la dispositio et l’elocutio. Pourtant, l’élaboration conceptuelle de l’Épître aux Pisons est quelque peu décevante par rapport à ce programme novateur : il faut admettre le caractère lacunaire d’un traité qui, après avoir donné des principes généraux sur la poésie, consacre l’essentiel de son discours à exposer les lois de la poésie dramatique. Un des effets de l’action de la rhétorique sur la théorie de la poésie se retrouve, par ailleurs, dans la correspondance établie entre les genera dicendi, que sont les styles humble, médiocre et grave, et les genres littéraires proprement dits : Horace développe une théorie du drame satyrique, genre et style intermédiaire entre la hauteur de la tragédie et la trivialité de la comédie 191 . Cette horreur du vide ne conduit donc pas à une remise en cause profonde des catégories d’Aristote ; elle manifeste plutôt une simplification de celles-ci : l’intérêt est moins porté à l’énoncé du texte poétique qu’à ses modalités d’énonciation et de réception. En somme, les traités de Platon, d’Aristote et d’Horace ont d’eux-mêmes creusé un manque pour les poéticiens à venir : ils n’ont établi de règles que pour certaines formes versifiées, n’ont pas cerné étroitement la notion de genre ni envisagé l’existence de récits autres qu’épiques. Quand bien même la Poétique aurait eu une influence plus précoce dans l’Occident médiéval, elle n’aurait jamais pu livrer la réflexion générique dont les humanistes avaient besoin. Tout au plus pouvait-elle leur fournir une théorie du drame et du poème épique, dont certains allaient s’inspirer pour établir les règles d’une nuova poesia.

À la différence des Anciens, les théoriciens européens du XVIe siècle accordent une importance essentielle à la taxinomie des formes littéraires ; les types de textes produits s’étant modifiés et diversifiés depuis les Grecs et les Latins, ils cherchent à recenser les diverses compositions par le biais de critères distinctifs plus fins que la notion de mode énonciatif. La théorie des genres qu’ils élaborent a autant d’intérêt pour nous au regard du choix des formes littéraires et de leur classement qu’au regard des soubassements conceptuels qu’ils mettent en jeu. Nous allons cependant voir de nettes différences entre les théories exposées des deux côtés des Alpes ; il faudra toujours avoir à l’esprit que chacun des systèmes est tributaire des modèles légués par la poétique et par la rhétorique de l’Antiquité et du Moyen Âge, et non des catégories post-romantiques sur lesquelles se fonde la critique actuelle 192 . La France, d’abord, se satisfait d’un étiquetage détaillé des types de poèmes, de mètres et de rimes ; elle élabore une simple ‘«’ ‘ théorie énumérative’ ‘ 193 ’ ‘ ’». Les arts écrits à partir de la fin des années 1540 s’organisent, certes, selon une bipartition rhétorique : ils présentent successivement un développement spéculatif, qui statue sur l’essence de la poésie, puis technique, qui énumère des formes poétiques. Ils soumettent pourtant peu souvent les genres qu’il répertorient à une réflexion sur leur contenu, leur origine et leurs exigences formelles. Leur premier souci étant d’ordre linguistique, ils ne donnent pas toujours de consignes rigoureuses au ‘«’ ‘ poète apprentif » ’qu’ils entendent former : au lieu d’adopter une démarche descriptive, ils s’en tiennent à une collection de recettes. C’est ce que montre, par exemple, l’étude des occurrences du substantif genre dans ces discours critiques 194 . Le terme est absent de l’Art poétique français de Sébillet, même si ce dernier commence à en concevoir la notion en distinguant les épîtres des élégies et en rapprochant l’ode de la chanson et du cantique. La Défense, quant à elle, l’emploie pour la première fois dans son sens moderne au chapitre 4 du livre II intitulé ‘«’ ‘ Quels genres de poèmes doit élire le poète Français » ’; mais elle l’applique aussi bien à la classification des poèmes qu’à celle des trois styles et confond souvent les genres de poèmes avec leurs espèces. Voyons plus en détail la typologie donnée par Peletier dans son Art poétique, qui semble réserver le mot aux divisions assez englobantes du discours. Dans l’exposé intitulé ‘«’ ‘ Des genres d’écrire ’», il énumère successivement l’épigramme, le sonnet, l’ode, puis ensemble l’épître, l’élégie et la satire, ensuite la comédie et la tragédie et enfin l’épopée. Quoique les formes lyriques ne soient pas regroupées, ni l’épître et l’élégie distinguées autrement que par leur mètre, l’opposition entre les archigenres lyrique, dramatique et héroïque semble entérinée. De plus, une hiérarchie générique est établie : l’» Œuvre Héroïque » donne ‘«’ ‘ le prix, et le vrai titre de Poète ’», au-dessous de quoi se placent les formes théâtrales puis les petits poèmes. Point est besoin de préciser que cette typologie est lacunaire : aucun critère modal ni générique ne distingue la fiction narrative du lyrisme ou de la forme du théâtre ; les formes contemporaines de la pastorale dramatique et de la tragi-comédie n’apparaissent pas ; du point de vue du récit en vers, seule l’épopée est évoquée, rien ne signalant l’existence du fabliau ou du romanzo italien. En somme, il existe en France au XVIe siècle un fort décalage entre une pratique littéraire foisonnante et une analyse générique peu formalisée. L’Italie, de son côté, réussit à combiner une exigence d’abstraction avec le souci de l’empirisme, ce qui lui permet d’élaborer un véritable système des genres. Sans donner ici d’exemples, nous rappelons qu’à la démarche énumérative médiévale en vigueur au XVe siècle s’est substituée une ‘«’ ‘ théorie combinatoire’ ‘ 195 ’ ‘ ’» fondée sur le critère modal aristotélicien. La catégorisation, reposant sur des notions de type énonciatif, permet de définir des formes générales et englobantes. Même si les théoriciens italiens se sont parfois laissés piéger par leur propre manie taxinomique, leur effort n’a rien de décevant puisque, contrairement à celui des Français, il interroge le concept même de genre. À partir de là, cherchant à donner à sa littérature un statut théorique en même temps qu’une reconnaissance officielle, l’Italie n’a pu faire l’économie d’une confrontation entre les données antiques et les lois internes des œuvres vernaculaires. Elle allait faire pièce à notre pays tant par son imprégnation précoce de la théorie aristotélicienne que par une remise en cause partielle de celle-ci.

Notes
183.

La République, R. Baccou (trad.), Paris, Garnier-Frères, « GF-Flammarion », 1966, livre III, 394 b, p. 146.

184.

Y. Stalloni insiste ainsi, au début de son étude sur les Genres littéraires, Paris, Dunod, « Les topos », 1997, sur le fait que ce travail taxinomique demande la définition d’une « norme » qui détermine précisément les caractères littéraires de chaque genre, d’un « nombre » qui détaille ses diverses manifestations historiques et d’une « hiérarchie » qui organise les genres les uns par rapport aux autres (p. 10). Platon n’aborde qu’une seule de ces notions, la dernière, et de manière lapidaire.

185.

La République, op. cit., livre X, 606 d, p. 372.

186.

Ibid., livre X, 600 c, p. 365.

187.

La Poétique, op. cit., 1448 a, p.104.

188.

La première page mentionne le genre du dithyrambe, comme d’autres passages évoquent le nome, le drame satyrique, la parodie, le blâme, l’hymne, l’éloge, etc. Pourtant, il ne sera ensuite qu’occasionnellement question de ces formes historiques de textes.

189.

Des tableaux descriptifs ont été faits des modèles théoriques élaborés par Platon et Aristote. Voir, en particulier, celui de G. Genette dans Introduction à l’architexte, op. cit., p. 19 ; ce dernier a le tort de remplir la case laissée vacante par le Stagirite en ajoutant la « parodie » comme forme inférieure de narration.

190.

Nous rappelons le fameux passage du De Arte poetica, in les Épîtres d’Horace, F. Villeneuve (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1941, pp. 202-236 et ici p. 220, v. 343-344, où Horace dit au sujet du bon poète :

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci,
lectorem delectando pariterque monendo […].
191.

Ibid., pp. 214-215, v. 220-250.

192.

G. Mathieu-Castellani, dans son article intitulé « La notion de genre », in La Notion de genre à la Renaissance, G. Demerson (dir.), Genève, Slatkine, 1984, pp. 17-34, rappelle les données génériques élaborées par Kant, Goethe et Hegel et les remaniements qu’y ont apporté les linguistes du XXe siècle (pp. 20-21 et 26-29). Si nous souscrivons à l’idée que « l’on ne saurait rendre compte des traits spécifiques et de la structure des discours produits à la Renaissance en se bornant à reprendre le découpage traditionnel depuis le XIXe siècle en une triade épopée/lyrisme/drame » (p. 17), nous trouvons stimulantes, comme nous l’avons déjà signalé, la systématisation en trois archigenres et les subdivisions qu’elle autorise. L’idée n’est pas, bien sûr, de l’ériger en norme pour apprécier ensuite l’irrégularité du système théorique du XVIe siècle ; il s’agit de mesurer la spécificité de la démarche des poéticiens de l’époque en la confrontant à notre propre histoire critique.

193.

F. Lecercle, « Théoriciens français et italiens : une ‘politique’ des genres », in La Notion de genre à la Renaissance, op. cit., pp. 67-100 et ici p. 72.

194.

Nous empruntons le développement suivant à l’article d’H. Naïs sur « La notion de genre en poésie au XVIe siècle : étude lexicologique et sémantique », in La Notion de genre…, op. cit., pp. 103-127.

195.

F. Lecercle, art. cit., p. 75. Pour les concepts maniés dans la Poetica de Trissino et dans la Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta de Castelvetro, voir respectivement pp. 76-80 et pp. 80-89.