b - L’exigence de moralité

Depuis sa naissance au XIIe siècle, le roman de chevalerie est marqué du sceau de l’inutilité et de la frivolité. De P. de Blois à A. Poissevin en passant par Érasme, Juan Luis Vivès et Juan de Valdés, une longue tradition anti-romanesque n’a pas manqué de stigmatiser les défauts de cette littérature récréative 196 . Faisant entorse à l’exigence de moralité comme à celle de rationalité, il s’attire les foudres des censeurs religieux et des érudits des milieux humanistes. Il a donc fallu montrer que la forme romanesque, en prose comme en vers, répondait à la règle de l’utile dulci et qu’ainsi elle ne contrevenait pas à l’interdit platonicien portant sur les fictions à visée non didactique. Voyons comment les érudits des deux nations s’y sont pris pour faire valoir l’éthique chevaleresque. Le choix d’un seul et même support  en l’occurrence, l’Orlando furioso et sa traduction française  nous permettra de constater la superficialité des allégations des Français par rapport aux arguments travaillés, mais quelque peu spécieux, des Italiens.

Dans la France de la Renaissance, pour commencer, le statut des thuriféraires des romans de chevalerie traduits de l’italien ou de l’espagnol est invariablement le même : il s’agit des auteurs des traductions, des imprimeurs ou de leurs proches amis respectifs, en somme de lettrés éditorialement ou affectivement attachés au succès de ce type de publications. La première entreprise publicitaire française autour d’un roman importé de l’étranger, en l’occurrence le Roland furieux de 1543, en donne un bon exemple : elle se fait à l’initiative de l’éditeur J. Des Gouttes, alors que le traducteur garde l’anonymat. Le moyen le plus simple trouvé ici pour défendre la version française du romanzo de l’Arioste est l’attribution d’une finalité extrinsèque au texte : la fiction serait utilisée pour formuler des vérités d’ordre moral et philosophique. Le ‘«’ ‘ Au lecteur benivole ’» affirme clairement la mise en œuvre, de la part du romancier italien, du mélange horacien de l’utile à l’agréable, c’est-à-dire du plaisant pour les sens et du délectable pour l’esprit :

‘[…] le divin Autheur de ce beau livre n’a pas voulu seulement repaistre les oreilles d’une coulante et fluxe volupté d’eloquence, mais y a mis (come est dict) soubz le voile des parolles plaisantes, choses en quoy l’esprit de l’homme se peult merveilleusement delecter 197 .’

Avant ce passage, Des Gouttes présente une analyse fournie des ‘«’ ‘ Sens allegoriques sur chasque chant du Roland Furieux ’», qu’il reprend à la préface de L. Dolce mise en tête de l’édition italienne de 1542. Il dégage du devenir de plusieurs personnages une signification moralisante : Roland illustre la vertu de l’excellent chevalier ; l’issue funeste à laquelle le conduit sa passion pour Angélique prouve que ce qui plaît à l’œil ne satisfait pas toujours la raison ; en un mot, ‘«’ ‘ qui mal fait, à la fin en est aigrement et justement puny ’». Parmi les défenseurs français du roman, cet éditeur est le seul à manifester un tel souci de la démonstration moralisatrice ; il n’atteint pas la prolixité de Giraldi et de Pigna dans ses analyses. Comme ceux-ci vont l’exposer quelques années plus tard, la valeur didactique de l’œuvre de l’Arioste ne peut qu’inciter les lecteurs à adopter dans leur propre vie un comportement éthiquement convenable, les actions des multiples protagonistes leur servant de modèle ou de repoussoir. Mieux que cela, les théoriciens italiens se lancent dans une campagne de promotion de la moralité du romanzo. L’éloge de la vertu et le blâme du vice constitueraient une préoccupation fondamentale des romanciers, leur conférant sans contredit le statut de ‘«’ ‘ poètes ’» :

‘[…] la […] favola vuole essere fondata, sovra una o più azioni illustri, la quali egli imiti convenevolmente con parlare soave per insegnare agli uomini l’onesta vita, e i buoni costumi, ché questo si dee preporre per fine qualunque buono poeta 198 .’

Giraldi illustre la moralità du genre en commentant avec précision le parcours de Roland dans l’œuvre de l’Arioste. Ce héros de la tradition épique carolingienne, que Boiardo a rendu amoureux, n’est plus le pilier de l’empire de Charlemagne : pendant la première partie du poème, il déserte le camp du roi pour partir en quête d’Angélique, qu’il ne rencontre jamais ; le point culminant de la nouvelle geste de Roland est marqué par la découverte du lieu des amours d’Angélique et de Médor, où les noms des amants sont marqués sur tous les arbres, ce qui rend le personnage ‘«’ ‘ furieux ’» et le fait détruire tout ce qu’il trouve sur son passage. Giraldi réévalue sa folie : elle stigmatise les aléas de la passion, alors que le retour du héros à la raison à l’extrême fin de l’œuvre est concomitante de sa réintégration dans l’armée chrétienne. Pigna, quant à lui, analyse la charge symbolique d’objets et d’animaux dotés d’un pouvoir surnaturel, comme l’épée de Roland, le bouclier de Roger, le cor d’Astolphe, l’anneau qui rend invisible ou l’hippogriffe. En somme, la finalité extrinsèque du romanzo serait de rendre sensibles les conclusions de la philosophie éthique, de faire en sorte qu’» il velo de la favola insegne il vivere onesto e lodevole 199  ». Giraldi va même jusqu’à transformer le ressort artistique qu’Aristote attribue spécifiquement à la tragédie  la fameuse catharsis  en concept éthique : montrant au lecteur les conséquences funestes de certains sentiments, le récit parviendrait à les rendre condamnables 200 .

De tels décalages dans l’analyse générique et morale de la poésie, en général, et du roman, en particulier, de la part de deux nations si proches peuvent trouver des explications. Un double phénomène a dû aboutir au retard de la France dans le domaine de la théorie romanesque, elle qui ne connaîtra pas de véritable équivalent des ‘«’ ‘ Discours sur le ’ ‘romanzo ’» avant la tardive Lettre de l’Origine des Romans d’Huet. D’abord, notre pays n’a jamais pratiqué la forme romanesque italienne, qui reprend certains principes d’écriture à un genre narratif sur lequel les Anciens ont statué. Ensuite, l’essentiel des romans qu’il a produit ne présentait pas l’avantage d’être composé en vers, et l’on va pouvoir constater le vide théorique où se trouve alors la prose narrative des deux côtés des Alpes…

Notes
196.

Pour les emplois dysphoriques de roman, voir notre chapitre 1, pp. 77-80. La critique catholique est fort précoce : le Liber de confesione sacramentali de P. de Blois condamne dès la fin du XIIe siècle le caractère mensonger des histoires arthuriennes. Elle s’intensifie à la Renaissance. Nous avons trouvé quelques allusions à la fiction narrative dans le De Pueris statim ac liberaliter instituendis, in Œuvres d’Érasme, C. Blum, J.-C. Margolin et D. Ménager (éd.), Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1992, p. 536 : il exclut de l’éducation des enfants le récit de « fadaises inconsistantes […] et qui ne sont pas seulement frivoles, mais également nuisibles ». Pour une mise au point sur les émules espagnols de ce penseur et la radicalité de leur rejet des romans, nous renvoyons à l’ouvrage de M. Bataillon, Érasme et l’Espagne, Droz, Genève, 1998, chap. 12 « Le sillage de l’érasmisme dans la littérature profane », essentiellement pp. 651-684. Mais la cabale menée par les protestants contre le roman est plus véhémente encore que ces quelques réprobations, comme l’atteste l’étude de B. Conconi sur « Calvinismo e letteratura : la critica reformata del romanzo », in Il Romanzo nella Francia del Rinascimento…, op. cit., pp. 237-252.

197.

Roland furieux, op. cit., non paginé.

198.

Discorso intorno al comporre dei romanzi, op. cit., p. 49. Giraldi dit plus loin que la finalité du romanzo est « el ammaestramento della vita » et, selon lui, la morale qu’il formule doit se conformer au dogme chrétien. Ce parti pris le pousse, par exemple, à condamner les épisodes scatologiques de l’Odyssée et à refuser l’introduction de dieux païens dans les œuvres romanesques.

199.

Ibid., p. 53.

200.

Ibid., p. 78.