2 - Situation théorique de l’écriture en prose

De la rhétorique de la poésie, c’est-à-dire l’utilisation des canons de l’art oratoire dans la théorie poétique, à la poétique de la prose, autrement dit la codification des lois propres à l’écriture en prose, il aurait pu n’y avoir qu’un pas. Les hommes de la Renaissance, se fondant sur l’effort des Latins pour légiférer sur la prose oratoire, auraient pu déjouer l’exclusion, de la part de la Poétique, de la représentation en prose du champ de l’analyse littéraire : en considérant les élaborations de l’Italie et de la France  à l’exclusion, pour le moment, des analyses portant spécifiquement sur le roman , nous espérons mettre au jour les raisons qui ont conduit les poéticiens du XVIe siècle, après ceux du Moyen Âge, à cultiver une carence de données presque complète sur la forme ‘«’ ‘ prosaïque ’».

L’art de la prose et l’art de la poésie sont associés au XVIe siècle dans un même mouvement de conceptualisation. Cette imprégnation de la théorie poétique par celle de la rhétorique en Europe occidentale signifie-t-elle que les érudits ne font pas de distinction entre prose et poésie ? Au contraire, la différence entre l’écriture en vers et l’écriture en prose est un des rares outils à fonctionner de manière efficace dans la classification des textes. Voyons comment la prose littéraire, quand bien même elle n’est pas un art, c’est-à-dire qu’elle n’est pas définie par un ensemble de règles, apparaît dans la théorisation du temps. En Italie, pour commencer, la question de la prose narrative est occasionnellement évoquée. Quelques théoriciens s’interrogent sur la façon d’intégrer le Décaméron de Boccace, dont le succès a été immense, au champ de la poésie défini par la Poétique et par l’Épître aux Pisons. Il s’avère que ces lettrés ne s’embarrassent pas d’appareils théoriques complexes. Se fondant sur le fait qu’Aristote a refusé de restreindre la poésie à l’usage du mètre, ils intègrent la prose boccacienne dans une sorte de poétique élargie. C’est le cas de G. Giorgio Trissino, pour qui un certain type de prose ressortit à la poésie :

‘Le Décaméron de Boccace et d’autres œuvres semblables, même si elles sont en prose, peuvent, sans aucun doute, être appelées poèmes 201 .’

Nous avons trouvé une assimilation tout aussi sommaire sous la plume de Scipione Ammirato en 1560. Un des passages de Il Dedalione o ver del poeta donne le nom de poèmes tant aux comédies nationales qu’aux romans espagnols et aux nouvelles de Boccace :

‘E le comedie che’ volgari compogono in prosa, avendo noi in questa parte rifiutato il verso, non sono perciò essi altro che poemi et i romanzi scritti da Spagnuoli e le novele del Boccacio, in quanto che fingono et immitano 202 .’

Francesco Bonciani ne justifie pas mieux en 1574 la possibilité de l’existence d’une imitation en prose, Aristote restant la référence dans le domaine ; nous aurions pourtant attendu plus de la part d’un théoricien entreprenant une Lezione sopra il comporre delle novelle 203 ... Ce type de mention ne va jamais jusqu’à postuler une unité de la littérature, ce qui supposerait que la présence ou l’absence du mètre ne constitue qu’un aspect extérieur et secondaire de l’écriture imitative. Les opposants à l’idée d’une poésie en prose, au contraire, développent bien mieux leur point de vue, en prenant certes toujours modèle sur les systèmes platonicien et aristotélicien, mais en réfléchissant sur les conséquences de l’intégration éventuelle de certaines œuvres en prose à une poésie conçue selon les canons antiques 204 . Deux cas de figure se produisent donc dans la théorie italienne du Cinquecento : soit, le plus souvent, le prosateur est distingué du poète, ce qui permet d’affirmer la supériorité artistique du second, soit les deux sont sommairement assimilés, ce qui empêche de cerner la particularité du premier. La prose reste donc largement le parent pauvre de la théorie poétique d’obédience aristotélicienne. C’est a fortiori le cas dans le discours critique français, mais pour des raisons historiques différentes. De la fin du XIVe siècle au début du XVIe siècle, les ‘«’ ‘ arts de seconde rhétorique » ’se donnent pour objet d’analyse ‘«’ ‘ la science des choses rimées ’», qui est ‘«’ ‘ dicte seconde rhethorique pour cause que la premiere est prosayque’ ‘ 205 ’ ‘ ’». G. du Pont affirme encore en 1539 dans L’Art et science de rhétorique métrifiée :

‘Il y a deux manieres de rhetorique vulgaire. L’une est dite rhetoricque prosaïque, l’aultre rhetorique metrifiee, c’est a dire rithme, laquelle se faict par vers et mettres 206 .’

Pourtant, comme ses prédécesseurs, l’auteur borne son étude à la définition de la syllabe, de la rime, de la diction et énumère les types de poèmes qu’il connaît. L’utilisation du substantif rhetorique dans ces traités est d’ailleurs souvent décevante : s’il renvoie, au début de certains d’entre eux, à l’art d’écrire en prose ou en vers, il touche couramment à des éléments de versification 207  ; il en va de même du recours au terme orateur pour désigner le poète. Il serait tentant d’affirmer que ce type d’analyse, réduisant la poésie à la métrique, est aux antipodes de celles d’Aristote. Pourtant, pour les grands rhétoriqueurs et les théoriciens de leur pratique poétique, la poésie n’est pas réductible à la forme extérieure du mètre, de la rime et du poème 208 . Quoi qu’il en soit, ces traités de versification ne traitent jamais de la ‘«’ ‘ rhetoricque prosaïque ’», ce qui rejette le concept intéressant de ‘«’ ‘ rhetorique vulgaire ’», censé regrouper les deux domaines complémentaires de la littérature, sur un terrain purement spéculatif. P. Fabri est le seul à remplir concrètement ce programme dans son Grand et vray Art de pleine Rhetorique,paru de manière posthume en 1521. La dernière page du texte présente successivement les différents genres réalisables en prose, qui sont tous tirés des traités latins de rhétorique  le récit compris , et ceux qui le sont en vers :

‘Le grant et vray art de pleine Rhetorique […] Par lequel ung chascun en le lysant pourra facillement et aorneement composer et faire toutes descriptions : tant en prose comme en rithme. Cest assavoir En prose : Comme Oraisons Lettres missives Epistres Sermons Recitz et requestes. À toutes gens et de tous estatz. Item en rithme. Chantz royaulx Ballades Rondeaux Virelays Chansons. Et generallement de toutes sortes tailles et manieres de composition 209 .’

Le premier livre traite ainsi de la ‘«’ ‘ science en prose ’», tandis que le second est un court Art de Rithmer, exemples en prose et en vers apparaissant dans l’un et l’autre respectivement. Ces arts avaient donc peut-être le tort de réduire la rhétorique de l’Antiquité à un aspect purement formel, celui de la prose ou du vers, tout au moins envisageaient-ils l’existence de textes vernaculaires en prose. Les humanistes, pour leur part, ne convoquent les codes de la prose oratoire que pour donner une légitimation à la poésie versifiée. L’analogie systématique à laquelle ils se livrent entre les domaines de l’art oratoire et de la poésie n’amène d’ailleurs des tentatives concrètes de transfert du prestigieux nombre, qui donne son rythme au latin, que dans le domaine de la poésie, pour lui permettre de posséder les qualités ‘«’ ‘ nombreuses ’» de la prose latine. On conçoit bien que toutes sont vouées à l’échec : la poésie vernaculaire ne peut connaître le numerus oratorius latin, lui-même défini par équivalence avec le numerus poeticus, en raison de l’absence de pieds de son système linguistique. L’existence d’œuvres en prose ne préoccupe pas les arts poétiques publiés à partir de 1548, pas même lorsqu’ils s’intéressent au problème de la traduction ou au genre de l’histoire. En 1555, l’Art poétique fait cependant mention à plusieurs reprises de l’» oraison solue » ; quand il reprend la distinction topique entre le poète et l’orateur, sujet auquel est consacré le chapitre 3 du livre I, J. Peletier a nettement conscience du caractère purement idéologique du rapprochement de la rhétorique des Anciens avec la poésie nationale. Dans le chapitre intitulé ‘«’ ‘ De la Rime Poétique ’», il déclare que la rime est un des atouts de la poésie française qui la rend équivalente à l’éloquence latine, mais se sent ainsi obligé d’établir ce qui distingue la prose de la poésie :

‘Car si les Poètes sont dit chanter pour raison que le parler qui est compassé d’une certaine mesure, semble être un Chant : d’autant qu’il est mieux composé que le parler solu : la Rime sera encore une plus expresse marque de Chant : et par conséquent, de Poésie. Et la prendrons pour assez digne de supplir les mesures des vers Grecs et latins, faits de certain nombre de pieds que nous n’avons point en notre Langue. Car comme il soit nécessaire qu’en toutes langues il y ait certaines et manifestes distinctions entre la Poésie et l’Oratoire : la Rime est l’une des plus évidentes que nous ayons : d’autant qu’en vers Français elle apporte un contentement et plaisir : et qu’en prose elle serait désagréable, au moins pour ordinaire 210 .’

Le raisonnement est clair : la poésie, par essence versifiée, doit cultiver la richesse de la rime, qui lui donne l’essentiel de son caractère musical ; la prose, quant à elle, orne son discours, mais ne peut atteindre la beauté du langage poétique parce qu’elle ne recourt pas à la rime. Malheur à elle, d’ailleurs, si elle s’avisait de le faire ! Comme l’affirme Ronsard, ‘«’ ‘ le style prosaïque est ennemi capital de l’eloquence poëtique’ ‘ 211 ’ ‘ ’». Il n’est pas non plus innocent que Peletier, comme Sébillet, Du Bellay et Ronsard, affiche un mépris radical pour les prosateurs qui usent de la rime autant que pour les mauvais poètes qui écrivent en ‘«’ ‘ prose rimée ’». De toute évidence, les poéticiens tiennent à distinguer la prose et la poésie ; la différence entre leur statut respectif se fait en faveur de la poésie, à qui est dévolue une essence supérieure 212 . Même dans la seconde partie du siècle, alors que la définition aristotélicienne de la poésie est connue en France et qu’arrivent progressivement les théories italiennes, qui posent la question de l’entrée de la prose sur la scène théorique, les poéticiens français ne font aucune allusion claire à la prose littéraire.

La prose littéraire s’avère ainsi la grande absente des traités de poétique italiens et français de la Renaissance. La fin du premier livre de la Défense laisse percer la démarche incohérente des théoriciens dans notre pays : ils estiment la langue nationale capable de recevoir ‘«’ ‘ l’amplification et ornement ’» qui la rendent équivalente à la prose latine, mais ils ont surtout entrepris la transposition du système des pieds pour la poésie. Voici comment Du Bellay se défend de ne pas légiférer sur l’art oratoire :

‘En quoi, lecteur, ne t’ébahis si je ne parle de l’orateur comme du poète. Car outre que les vertus de l’un sont pour la plus grande part commune à l’autre, je n’ignore point qu’Étienne Dolet, homme de bon jugement en notre vulgaire, a formé l’Orateur français, que quelqu’un (peut-être), ami de la mémoire de l’auteur et de la France, mettra de bref et fidèlement en lumière 213 .’

L’absence de publication de l’Orateur français d’E. Dolet est symptomatique du vide creusé autour de la théorisation de la prose de langue vernaculaire. Pour ce qui est de l’écriture en prose littéraire, c’est-à-dire ni judiciaire, ni philosophique, ni didactique, elle n’est évoquée qu’occasionnellement. Pour le dire vite, il n’existe pas véritablement au XVIe siècle d’art de la prose en dehors de l’éloquence.

Notes
201.

Passage de la cinquième division de la Poetica, rédigée vers 1549 et publiée vers 1562, cité par F. Lecercle dans « Théoriciens français et italiens… », art. cit., p. 74. Le critique s’empresse d’ajouter que cette « hardiesse théorique » reste « purement programmatique », n’étant ni approfondie ni argumentée.

202.

Il Dedalione o ver del poeta, reproduit dans les Trattati di poetica e retorica del Cinquecento, 4 vol., B. Weinberg (éd.), Bari, Laterza, 1970-1974, vol. 2, p. 502.

203.

Lezione sopra il comporre delle novelle, ibid., vol. 3, p. 143.

204.

Nous avons trouvé des développements particulièrement méticuleux dans la totalité des Tre Lezioni sulla poetica, in Trattati …, vol. 4, pp. 613-628,de Baccio Neroni, datant de 1571, et dans les Lezioni intorno alla poesia, ibid., vol. 3, en particulier p. 66, d’Agnolo Segni, parues en 1573.

205.

Les Règles de la seconde rhétorique, ouvrage anonyme de la première partie du XVe siècle reproduit dans le Recueil d’arts de seconde rhétorique, E. Langlois (éd.), Genève, Slatkine Reprints, 1974 [1ère éd. Paris, 1904], p. 11. Le Des Rimes de J. Legrand, un peu antérieur, dit de même : « ryme aucunesfois se fait en prose et aucunefois en vers » (ibid.,p. 1).

206.

Citation extraite de l’introduction d’E. Langlois, ibid., pp. II-III.

207.

L’Art de rhétorique vulgaire de J. Molinet parle ainsi de la « rethorique batelée » (ibid., p. 222) ; dans tout le texte, rethorique désigne l’usage de la rime.

208.

J. Legrand précise ainsi que « la fin et entention de poetrie si est de faindre histoires ou aultres choses selon le propos duquel on veult parler, et de fait son nom se demontre, car poetrie n’est aultre chose à dire ne mais science qui aprent à faindre » (ibid., p. IX). Il n’est pas loin de la définition aristotélicienne de la poésie ; seulement, il préfère ne s’intéresser qu’aux techniques de versification.

209.

Grand et vrai Art de pleine Rhétorique, A. Héron (éd.), Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 141.

210.

Art poétique, in Traités de poétique et de rhétorique…, op. cit., II, 1, p. 286. On aura compris que les termes « parler solu »et « Oratoire »désignent la « prose ».

211.

« Preface sur la Franciade, touchant le Poëme Heroïque », op. cit., p. 332.

212.

Cela est corroboré par l’existence de chapitres consacrés à la « licence poétique », qui donne aux poètes une liberté interdite aux prosateurs. Cette dépréciation de la prose apparaît également dans l’emploi par Ronsard, dans un contexte discursif nettement réprobateur, d’expressions comme « rim[er] de la prose en vers » ou, pour des vers, « senti[r] la prose » (Abrégé…, op. cit., p. 481).

213.

Défense…, op. cit., I, 12, p. 230.