3 - L’elocutio romanesque : un style poétique ou oratoire ?

Considérons à présent le cas spécifique des romans, qui constituent une des plus grandes manifestations de la créativité de l’Occident médiéval en matière fictionnelle. Les érudits italiens et français du XVIe siècle ne pouvaient faire l’économie de les évoquer  tout au moins pour les récits de chevalerie écrits en langue vulgaire : les premiers l’ont fait avec enthousiasme et ont essayé de bâtir une théorie raisonnée de leur romanzo ; les autres se sont le plus souvent contentés de considérations aléatoires touchant aux particularités formelles des textes. Avant de nous engager dans l’examen des préceptes formulés des deux côtés des Alpes quant à l’organisation de la res romanesque, il faut ici s’arrêter au domaine des verba, à la manière respective dont les humanistes définissent le style des romans. Le traitement qu’ils réservent à l’elocutio romanesque engage le couple prose/poésie, la nature et la quantité des figures utilisées ou encore le choix du lexique, autant de questions qui rendent plus inextricables les liens de la poétique et de la rhétorique dans le discours critique de l’époque.

En France, pour commencer, la fiction romanesque n’entre dans le champ de l’intelligence conceptuelle que par la petite porte, et encore cela ne concerne-t-il qu’une faible partie de ce type de production. À la fin du Moyen Âge et au XVIe siècle, en effet, l’aspect technique de l’emploi des vers ou de la prose intervient souvent dans l’appellation donnée aux romans de chevalerie : les romans métrifiés sont alors qualifiés de poésies, quand ceux en proserestent simplement des romans 214 . Cette définition considère le critère du vers et de la rime comme discriminant : alors que la distinction entre les ‘«’ ‘ rymes ’» et les ‘«’ ‘ proses »’ est établie depuis longtemps, aux Romans rymés ne correspondent pas les Romans en prose, mais les Romans sans ryme. Aussi insolite que cela puisse paraître, on ne sera donc pas surpris qu’un traité de versification mette sur le même plan les ‘«’ ‘ diz, lays ou ballades ou rommans’ ‘ 215 ’ ‘ ’». L’assimilation de certaines formes romanesques à la poésie en raison de leurs rimes est encore courante dans l’idiolecte des érudits de la Renaissance. En 1555, Pasquier distingue ainsi bien nettement les romans non versifiés que sont ‘«’ ‘ le Roman d’Amadis »’ et ses imitations  ‘» un Palmerin d’Olive, un Palladien, un Primaleon de Grece »’  des œuvres de ‘«’ ‘ nostre Poësie Françoise »’ 216 . Mais la dichotomie établie entre la ‘«’ ‘ Poësie »’ versifiée et les ‘«’ ‘ Romans » ’en prose s’estompe dans les années 1570, alors que poésie prend le sens aristotélicien de création poétique. Le titre du Recueil de l’origine de la Langue et Poësie Françoise, ryme et Romans de Fauchet et l’expression ‘«’ ‘ estant les Romans une sorte de poësie Gauloise ou Françoise’ ‘ 217 ’ ‘ ’» qu’il y emploie sont ainsi significatifs : textes en vers et romans en prose, quoique clairement distingués au cours du recensement de la production littéraire française, sont réunis dans une même étude sur la poésie. Pourtant, sans tenir compte ici du paratexte des romans de chevalerie traduits, nous n’avons trouvé nulle part ailleurs que dans cet unique traité consacré en partie aux romans  le pluriel manifestant le caractère historique et non point théorique de ce Recueil  la volonté d’intégrer le roman au reste de la poésie. Les lettrés jouent, en effet, encore largement d’équivoques sémantiques : à l’instar de Pasquier, ils rangent les ‘«’ ‘ Romans ’» de Chrétien au sein ‘«’ ‘ nostre Poësie Françoise »’ au même titre que les œuvres de Thibault de Champagne ; quant à l’Orlando furioso, son statut de « Poesme » tient le plus souvent à son organisation en stances 218 . Finalement, ce n’est pas avant l’Art poëtique françois de Vauquelin de la Fresnaye, paru en 1605, que se manifeste en France l’idée d’un ‘«’ ‘ œuvre Poëtique ’» « en Prose ». De fait, l’auteur tente d’intégrer, très sommairement, le roman au système de la Poétique en rappelant, à juste titre, qu’Aristote avait envisagé l’existence d’une écriture en prose ; l’innovation tient au fait que le terme ‘«’ ‘ œuvre Poëtique ’» s’applique à des romans qui n’ont jamais connu préalablement d’état versifié :

‘En Prose tu pourras poëtiser aussi
Le grant Stagiritain te le permet ainsi.
Si tu veux voir en Prose un œuvre Poëtique,
D’Heliodore voy l’histoire Ethiopique :
Cette Diane encor, qu’un pasteur Espagnol ;
Bergere, mene aux champs avecques le Flageol 219 .’

Encore cette proposition n’est-elle donnée qu’au détour d’une rétrospective sur l’évolution du genre épique et n’est-elle pas exploitée au sein d’un raisonnement sur le concept de poésie. Jusqu’au début du XVIIe siècle, l’asservissement des premiers romans courtois, des quelques romans écrits en vers à leur suite et des romanzi contemporains à la poésie versifiée a donc contribué à saper l’élaboration de données théoriques sur le roman. Cette assimilation pérenne a eu pour contrepartie une intégration on ne peut plus sommaire de ce genre narratif au système de la Poétique.

Pour sa part, l’Italie s’est tôt interrogée sur l’existence de poèmes en prose. Cela a permis aux poéticiens de ne pas restreindre la question de l’elocutio dans les formes d’écriture vernaculaires au seul critère technique de la présence ou de l’absence du vers : ils élaborent une théorie raisonnée du style de genres nés au XVIe siècle, comme le romanzo, la pastorale et la tragi-comédie. Pourtant, ils considèrent unanimement le vers comme un garant essentiel de la valeur artistique de ces créations, en particulier des romanzi. Dès lors, la conception italienne du style romanesque rend compte des démêlés pluriséculaires de la théorie de l’art oratoire et de celle de la poésie, une question se posant inévitablement : le romancier est-il orateur ou poète ? Quel que soit leur raisonnement, les théoriciens admettent unanimement une prémisse aristotélicienne : l’usage conjoint de l’imitation et du vers définit la poésie 220 . Pour les Anciens modérés comme pour l’ensemble des Modernes, la forme inaugurée par Boiardo et Pulci est poétique par nature, puisqu’elle représente des actions humaines et qu’elle est formulée en vers, stances et chants. Les romans étrangers espagnols et français composés en prose ne présentent pas le même avantage, ce qui donne lieu à des positions contrastées. Certains, comme Trissino, Ammirato et Bonciani, nous l’avons dit, donnent la primeur à l’activité représentative et considèrent sans trop de difficulté le Décaméron, le Philocope et l’Amadis comme des poèmes. En dehors de la position extrémiste de Sperone Speroni, soucieux de rendre aux nations voisines le mérite de l’invention et du développement du roman 221 , il s’avère que la majorité des érudits estiment que les romans non versifiés sont de mauvais romans. Alors que Pigna s’insurge contre ‘«’ ‘ le Spagnole Romanzerie ’» en raison de leur manque de vraisemblance et de leur composition imparfaite, Giraldi leur reproche de n’avoir pas su inventer une technique d’écriture conforme à leur sujet : ‘«’ ‘ giudico ch’essi [= quei sono senza rime], non siano a modo alcuno convenevoli a materia eroica’ ‘ 222 ’ ‘ »’. Si ces déclarations tendent à montrer que ni l’un ni l’autre n’est prêt à conférer le statut de poèmes aux romans étrangers, la phrase de Giraldi fournit en outre une information essentielle sur la conception du mètre de la part de ces deux éminents défenseurs du romanzo : le caractère versifié du genre est en relation avec la matière héroïque et participe, avec d’autres procédés, à l’élaboration d’un style élevé. Nous trouvons formulée là une singularité inhérente à la méthode de promotion du style du romanzo : d’un côté, la théorie romanesque débat longuement, à la manière des traités de la fin du Moyen Âge, de questions de versification ; de l’autre, elle fait appel aux catégories de la rhétorique antique. Autrement dit, une double préoccupation est sensible dans la partie des discours critiques consacrée à l’» elocuzione » romanesque : la langue du scrittore de romanzi doit être celle du poète en même temps que celle de l’orateur. Giraldi se perd ainsi en considérations sur le choix du meilleur type de vers, de rime et de strophe, tandis que Pigna consacre le troisième et dernier livre de son I Romanzi au commentaire de stances prises dans le Roland furieux en pointant les entorses faites aux règles de versification par son auteur et en louant les corrections que celui-ci a apportées dans la seconde version de l’œuvre 223 . Dans le même temps, tous deux élaborent une théorie plus générale du style du romanzo qui dépasse le simple aspect de la pratique du vers : l’» energia »romanesque est fondée sur la sélection d’un lexique amoureux et guerrier, sur l’usage d’images à valeur impressive et sur le recours aux procédés de balancement, de répétition et d’inversion phrastique. À ce niveau, ils convoquent les règles élaborées par les Grecs et les Latins pour la prose oratoire 224 . On pourrait avancer que ce sont précisément celles adoptées par les arts poétiques du XVe siècle italien ; or le catalogue de figures utilisées en poésie se trouve exposé avec précaution et les ornements du poète sont mis à distance. De fait, le style romanesque doit se calquer sur la langue de l’orateur, le discours se situer entre artifice et naturel et la formulation obéir à des exigences de clarté, de simplicité et de rigueur. Giraldi formule l’apparent paradoxe que constitue une écriture en vers dont le modèle est la prose oratoire :

‘[…] dee cercare lo scrittore de’ romanzi che tale sia l’orditura e il componimento dei versi suoi, che paiano le sue stanze una prosa non dico quanto al numero, perché con altri piedi corre il verso, e con altri la prosa, ma quanto all’ordine e alla facilità dell’orazione […] 225 .’

N’y a-t-il pas ici, comme dans les arts de seconde rhétorique, la reconnaissance de l’empreinte de la rhétorique sur l’ensemble du style de langue vernaculaire du XVIe siècle, qu’elle s’écrive en mètres ou en prose ? Cette assertion postule, en tous cas, la volonté de délimiter un champ stylistique propre au romanzo, en marge par exemple de celui des poèmes lyriques.Mais la démarche des partisans du romanzo n’est pas elle-même exempte d’ambiguïté : leurs efforts invitent le romancier à imiter la hauteur du style épique. Ils s’en justifient à l’occasion : la matière héroïque étant commune à l’épopée et au romanzo, il est préférable d’user de l’hendécasyllabe, correspondant de l’hexamètre virgilien. La définition de l’elocutio romanesque en Italie jette donc un doute sur la capacité des théoriciens du romanzo à rompre avec les élaborations réflexives du passé.

Ce long passage en revue des préceptes littéraires formulés des deux côtés des Alpes montre combien les questions les plus générales  portant sur le mode d’appropriation des théories antiques et la valeur qui leur est concédée, sur la conception des genres anciens et récents, sur l’opposition entre l’écriture métrifiée et ‘«’ ‘ l’oraison solue »’, sur la définition d’un style pour les formes vernaculaires  revêtent une importance décisive au XVIe siècle. Dans le cas précis du roman, deux édifices conceptuels sont érigés pour donner un statut à une forme non catégorisée par la poétique et la rhétorique antiques : alors que l’Italie confronte les règles intrinsèques du romanzo à celles qui ont été définies pour la littérature officiellement reconnue, la France ne problématise pas la notion de poésie romanesque et se borne à considérer les aspects les plus extérieurs de ses romans de chevalerie.

Notes
214.

Pour des exemples illustrant ce phénomène linguistique, voir supra chapitre1,pp. 57-59. Ajoutons que, dans son Dictionnaire de la langue française du XVI e siècle, op. cit., t. VI, p. 621, Huguet, trompé par la récurrence de la mention du caractère versifié des romans du XIIe siècle, donne pour unique acception littéraire au substantif roman« Poème écrit en français ».

215.

Les Règles de la seconde rhétorique, op. cit., p. 39.

216.

Choix de lettres, D. Thickett (éd.), Genève, Droz, 1956, livre I, lettre 8 « À Monsieur de Ronsard », p. 4.

217.

Op. cit., p. 38. Bien que le contexte ne fasse mention que des premiers romans courtois et appelle le sens technique de poésie, peut-être Fauchet emploie-t-il le substantif en référence aux théories de Pigna et Giraldi sur la poésie romanesque, qu’il conteste à ce moment-là pour leurs étymologies fantaisistes de romanzo. C’est ainsi que semble l’avoir entendu Du Verdier, qui emprunte à Fauchet l’essentiel du contenu de l’article « Romans » de sa Bibliotheque françoise (op. cit., p. 1119) ; il maintient l’appellatif « Poësie » pour les romans en prose :

[…] lors les vyeux Romans furent mis en prose, qu’il eust esté meilleur avoir laissé en leur vyeille rime : telles bourdes et mensonges seroyent plus tolerables en ceste forme de Poësie.
218.

Les Recherches de la France, op. cit., t. III, livre VIII, chap. 3 « De l’ancienneté, et progrez de nostre Poësie Françoise », pp. 601-602.

219.

Art Poëtique françois, écrit vers 1585 et publié en 1605, Genève, Slatkine Reprints, 1970, livre II, pp. 78-79, v. 261-268.

220.

Giraldi, pour ne citer que lui, déclare ainsin dans son Discorso intorno…, op. cit., p. 75, que « la poesia è tutta imitazione, e solo l’imitazione e il verso fa il poeta ».

221.

Son très bref De’ Romanzi, écrit vers 1585 et publié en 1740, in Opere de Speroni, Rome, Vecchiarelli, 1989, t. V, pp. 520-522 et ici p. 520, a la particularité de refuser le nom de « Romanzi » aux textes de Boiardo et d’Arioste sous prétexte que les « Romanzi sono prose del volgare Franciesco o Spanuolo ». Cette assertion prouve, si besoin était, que les théoriciens italiens connaissent l’histoire romane du genre et savent que le substantif romanzo est le correspondant du français roman.

222.

Respectivement, I Romanzi…, op. cit., p. 40 et Discorso intorno…, op. cit., p. 96.

223.

Comme Pigna, nombreux sont les lettrés qui ont évoqué sans ménagement les fautes commises par l’Arioste dans le Roland furieux de 1516. Tel est le cas, par exemple, de Camillo Pellegrino qui décrie les impropriétés linguistiques et les maladresses poétiques en tant que « falli principali inescusabili » (Il Carrafa, o vero della epica poesia, 1584, in Trattati…, op. cit., vol. 3, pp. 309-344 et ici p. 334).

224.

Dans sa Lettera a Bernardo Tasso sulla poesia epica, 1660[1ère éd. 1557], in Trattati…, op. cit., vol. 2, pp. 453-476 et ici p. 471, Giraldi en appelle expressément à la Rhétorique  et non à la Poétique  d’Aristote pour faire l’apologie de la langue qu’il a adoptée dans l’Ercole.Placé sous ce patronage, il revendique l’adéquation des termes choisis à la matière traitée et la création d’un style orné :

[…] ho tenuto che le voci proprie e naturali alla materia, la quali dimandò Aristotileornato’ per la loro natia vaghezza, possano dare dicevole ornamento alla composizione.
225.

Discorso intorno…, op. cit., p. 135.