1 - L’intégration du romanzo à la Poésie

Les Modernes forment un projet manifestement prométhéen. Pour ne citer que lui, Malatesta balaie l’affirmation selon laquelle ‘«’ ‘ i Poemi tutti sono di quatro sorte, Tragici, Lirici, Comici, e Heroici » ’; il lui oppose ensuite la thèse de l’ensemble des Modernes, à savoir l’existence d’une ‘«’ ‘ nuova spetie di poesia chiamata Romanesca »’ ‘ 227 ’ ‘. ’Lecteurs avisés de la Poétique, ils ont conscience que le système conceptuel d’Aristote est inachevé.Ils tentent donc de montrer que les règles intrinsèques des romanzi sont compatibles, sinon toujours avec la lettre, du moins avec l’esprit de ses préceptes ; quand la référence aristotélicienne est trop encombrante, ils n’hésitent pas à prendre Horace et indirectement Platon pour caution 228 . Ils ont beau ne cesser de déclarer leur allégeance au tout-puissant Aristote, ils font bien souvent entorse à ses lois : tel est le paradoxe indépassable que rencontrent ceux qui veulent donner une dignité artistique à une forme nouvelle et la faire entrer au panthéon des genres littéraires reconnus. Les négateurs, plus ou moins obstinés, de la ‘«’ ‘ poésie romanesque ’» reviennent sur les passages du texte commenté et entreprennent de leur restituer leur intégrité.

Pour certains, le romanzo entre dans le cadre de la poésie de type narratif : il présente dans son déroulement une fable constituée des péripéties amoureuses et guerrières de héros ; l’exposé de l’action est médiatisé par l’énonciation du narrateur-auteur, qui laisse à l’occasion la parole aux personnages ; cette forme est, en outre, rédigée en vers 229 . Répondant aux impératifs aristotéliciens d’imitation narrative et proposant un enseignement assaisonné de plaisir, le romanzo serait donc une forme poétique sinon présente, du moins inscriptible dans les cadres théoriques posés par les Anciens. Tel n’est pas l’avis des Anciens : conscients que l’enthousiasme à vouloir réhabiliter un type d’écriture national peut conduire à des excès, ils organisent une déconstruction en règle du concept de ‘«’ ‘ poésie romanesque ’». Il semble que la réalité littéraire des romanzi confirme leur argumentation en faveur de leur exclusion du champ de la Poésie. Ils constatent en effet, en premier lieu, le foisonnement de la matière et des personnages, qui se traduit par une composition plurielle. Aristote établit au contraire clairement, quand il traite de l’agencement des actes accomplis par les personnages, que la tragédie, modèle parfait pour la théorie poétique, ‘«’ ‘ est imitation d’une action menée jusqu’à sa fin et formant un tout ’» ; plus loin, il déclare qu’au sujet de l’unité de composition, il en est de ‘«’ ‘ l’art d’imiter à travers un récit mis en vers ’» comme des ‘«’ ‘ tragédies »’ ‘ 230 ’ ‘. ’La cohérence interne de l’œuvre est donnée par le déroulement linéaire de l’histoire : l’organisation des faits doit être limpide pour le spectateur, ce qui implique un agencement serré des parties entre elles. L’action unifiée détermine donc l’apparition des protagonistes, qui ne peuvent de fait être en très grand nombre, et impose un recours modéré aux épisodes. Or dans l’Orlando innamorato de Matteo Maria Boiardo, écrit entre 1476 et 1494 et publié de 1486 à 1506, et l’Orlando furioso de Ludovico Ariosto, écrit en 1502 et publié en 1516 puis dans sa version définitive en 1532, continuation du précédent, abondance et éparpillement narratifs sont de mise. Tous deux puisent dans le cycle carolingien, qui a sa source dans la chronique du pseudo-Turpin relatant la gloire militaire de Charlemagne contre les Infidèles et s’achevant sur la mort de Roland, en même temps que dans les aventures héroïco-amoureuses du cycle breton. Les quarante-six chants du second, contenant plus de quarante mille vers, font intervenir plusieurs héros  Roland, Renaud, Roger, Angélique et Bradamante , qui rencontrent de nombreux autres protagonistes au gré de leurs errances. De plus, la texture du récit n’assure pas l’ordonnancement limpide de la matière : l’Arioste reprend la technique médiévale de l’entrelacement aux romans français en prose du XIIIe siècle. C. Pellegrino reproche ainsi à l’Arioste d’avoir brisé le cours de l’intrigue principale en faisant intervenir, sous la forme de ‘«’ ‘ digressions ’», l’histoire d’individus de second rang et refuse d’attribuer le nom de poète au romancier ; l’Arioste aurait, en effet, créé

‘[…] una historia del tutto vana, e riempiutolo di tante digressioni lontane in tutto dalla prima azione, anzi imitato azioni diverse e di più persone, che perciò come sprezzator de’ precetti di Aristotile nella costituzion della favola, egli non fosse degno de questo nome [= de poeta] 231 .’

Cet extrait donne une autre raison de l’incompatibilité entre les règles des Anciens et le fonctionnement intrinsèque des romanzi : l’héritage rhétorique dont se prévaut la Renaissance interdit aux lettrés d’approuver des textes qui cultivent la frivolité. En l’occurrence, les histoires de Boiardo, Pulci et l’Arioste débordent d’épisodes non conformes à l’éthique de la chevalerie courtoise des premiers temps. Ils n’ont pas l’avantage, comme l’Ercole de Giraldi paru en 1557, tout imprégné des préceptes romanesques formulés par son auteur, de rapporter des actions où la puissance de l’amour se révèle plus forte que la violence. Quoiqu’en dise le Discorso intorno…, l’Orlando ne montre pas la récompense de la chasteté ni le dépassement de la passion destructrice : les amours, heureuses ou malheureuses, entraînent le plus souvent celui qui aime à abandonner, trahir ou torturer moralement, voire physiquement, l’être aimé ; quand les récits ne reflètent pas les pulsions sanguinaires des amants, ils se complaisent dans la sensualité. L’Arioste et ses prédécesseurs, pour partie en raison de la tonalité comique de leurs œuvres, font donc fi des griefs platoniciens contre les artistes qui n’ont pas le souci de conjuguer beauté et bien moral 232 . En plus de la masse narrative et du danger de l’immoralité, un dernier critère rend problématique l’appartenance des romanzi à la noble poésie : il s’agit du caractère souvent fabuleux de leur matière. Celui-ci tient à la présence d’éléments merveilleux, hérités de la tradition médiévale ou de l’imaginaire épique de l’Antiquité. Paru en 1483, le Morgante Maggiore de Pulci, qui constitue avec l’Orlando innamorato une des premières formes de romanzo, ajoute ainsi aux héros de la geste de Roland le géant Morgant et le demi-géant Margutte, ainsi que deux diables volants dévoués à la cause des chrétiens. Tantôt seul, tantôt avec Renaut, le débonnaire Morgant déjoue les enchantements et combat rois, reines et monstres, comme le font en fait les chevaliers dans tous les textes qui mêlent les sources épique et romanesque. L’Orlando furioso suscite également la rencontre avec des harpies, avec un monstre marin qui dévore les jeunes filles, avec le géant cannibale Caligorante, tous éléments ressortissant au merveilleux qui prolifère dans les romans de la fin du Moyen Âge, mais fait aussi intervenir des réminiscences de l’épopée grecque et latine, comme l’île des Amazones où tous les mâles sont exterminés, l’île des plaisirs luxurieux d’Alcine ou encore les dieux Protée et Neptune. Qui plus est, le fabuleux est largement accru par le rythme haletant auquel s’enchaînent les combats menés avec des armes enchantées, l’apparition d’êtres surnaturels et l’arrivée dans des lieux aussi divers que surprenants  Astolphe, après avoir visité les enfers, ne va-t-il pas sur la lune chercher le bon sens de Roland, qui est enfermé dans une fiole ? Or si le poète n’est pas tenu de dire ‘«’ ‘ ce qui a réellement eu lieu, mais ce à quoi on peut s’attendre », ’son imitation doit cependant respecter ‘«’ ‘ ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité »’ ‘ 233 ’ ‘. ’De fait, Aristote fait une injonction au poète au moment où il sélectionne le matériau de sa fable :

‘Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible, mais n’entraîne pas la conviction. D’autre part, les sujets ne doivent pas être composés de parties non rationnelles, et doivent surtout ne rien contenir que de rationnel […] 234 .’

Si Homère a recours à quelques inventions peu crédibles, tout au moins l’enchaînement méticuleux de l’action dans son ensemble supplée-t-elle à ce défaut. Les romanzi, pour leur part, ne semblent pas avoir le souci d’agencer les multiples histoires qu’ils entrelacent de manière nécessaire ou vraisemblable. Le Stagirite a pour ainsi dire un blâme tout prêt pour eux : enchaîner des histoires sans respect du possible et ajouter des aventures secondaires à l’action principale dans un but d’amplification ou d’ornementation, c’est céder à l’anecdote 235 . Deux raisons motivent donc la critique de l’invraisemblance de la part de l’ensemble du camp des Anciens : ‘«’ ‘ le fole di Romanzi » ’pèchent par leur inventio et par leur dispositio. C’est l’argument essentiel avancé par Minturno, Speroni et Pellegrino, les plus intransigeants parmi les ennemis des romanzi.

La liberté de composition des romanzi contredit donc largement les lois de la Poétique et de la rhétorique latine : l’appartenance de ces œuvres à la poésie, présentée par certains traités, est loin d’être démontrée et les efforts entrepris en ce sens encourent le risque de masquer leurs atouts propres. Il est remarquable qu’à ce niveau de la réflexion, ce soient les érudits les plus réfractaires au romanzo qui mettent au jour l’essentiel de ses particularités, à savoir la multiplication des intrigues, des épisodes et des personnages, la recherche de la confusion formelle et le goût du merveilleux, de la violence et de la sensualité. Les Modernes sortent cependant provisoirement de leur situation paradoxale quand ils entreprennent de recenser les différences entre l’Orlando furioso et l’Iliade ou l’Énéide : ils déploient alors un discours critique richement argumenté et cernent avec succès les caractéristiques du genre.

Notes
227.

Della nuova Poesia…, op. cit., pp. 29 et 45. Précisons que Giraldi, dont on connaît par ailleurs la riche production en matière théâtrale, a publié un discours sur la comédie et la tragédie ainsi qu’un traité sur le drame satyrique. Sa volonté de refondre la conceptualisation de la littérature de langue vernaculaire ne se limite donc pas à la promotion du romanzo, même si celui-ci est à l’époque le genre-phare de la nuova poesia.

228.

Voici comment B. Weinberg expose l’hétérogénéité théorique du traité de Giraldi dans A History of Literary Criticism…, op. cit., vol. 1, p. 439 :

On the whole, the treatise presents the physiognomy of a work which begins with a certain Aristotelian conception of the tragedy and the epic, which it treats in the mould of the habitual rhetorical distinctions, and from which it derives conclusions which are primarly Horatian.
229.

C’est exactement le raisonnement mené par Pigna au début de son traité : il reprend la distinction aristotélicienne entre les trois critères de l’imitation et ajoute que le romanzo ne doit pas comporter un trop grand nombre de dialogues entre les personnages (I Romanzi, op. cit., pp. 15-16).

230.

La Poétique, op. cit., respectivement 1450 b, p. 114 et 1459 a, p. 145.

231.

Il Carrafa, o vero della epica poesia, op. cit., pp. 310-311.

232.

Bien qu’il accepte de donner l’appellatif poètes aux romanciers, Trissino rejette cependant l’art de ces derniers en tant qu’ils imitent « cose nocive e di mal essempio » (La quinta e la sesta divisione della Poetica, in Trattati…, op. cit., vol. 2, pp. 5-90 et ici p. 17) ; Boiardo, Pulci et l’Arioste seraient donc de mauvais poètes.

233.

La Poétique, op. cit., 1451 a, p. 116.

234.

Ibid., 1460 a, p. 149.

235.

La Poétique dit précisément (ibid., 1451 b, p. 118) :

Parmi les histoires ou les actions simples, les pires sont celles à épisodes. J’entends par « histoire à épisodes » celle où les épisodes succèdent les uns aux autres sans vraisemblance ni nécessité.