2 - La volonté de distinguer le romanzo du poème épique

Autant les motifs invoqués par Pigna, Giraldi et Malatesta en faveur de l’appellation poeti di romanzi sont douteux, autant les lois qu’ils établissent pour cerner la nuova poesia romanesque sont finement déduites du fonctionnement de l’œuvre de l’Arioste. C’est à ce stade qu’a lieu leur coup de force idéologique : convaincus que le système dogmatique des Anciens est incomplet et historiquement déterminé, ils proclament leur croyance en la relativité de la théorie aristotélicienne. Leur insoumission prend la forme d’un défi lancé à la face de toute la culture antiquisante du Quattrocento et du Cinquecento : ils procèdent à une distinction raisonnée entre le romanzo et le seul genre narratif théorisé jusque-là, l’épopée. Le parti des Anciens ne répond pas de façon univoque à cet acte d’impiété. Certains méprisent les romanzi au point de leur refuser le statut de poèmes ; ils n’estiment pas que leurs procédés forment un ars et préfèrent les ignorer. Sassetti, Salviati et T. Tasso, quoique prônant le caractère clos et universel du système antique, considèrent cependant l’Arioste, B. Tasso et Alamanni comme des poètes ; ils entrent donc dans des analyses littéraires pour juger de leurs œuvres. Que ce soit pour libérer les écrivains contemporains du joug du passé ou pour chercher dans la théorie gréco-latine la forme originellement noble d’un genre jugé dégradé, les Modernes et les Anciens modérés ont ceci de commun qu’ils essaient de dégager les ressemblances et les différences entre le romanzo et le poème épique.

Les deux partis se fondent sur la théorisation de l’épopée par Aristote pour y reconnaître ou non, selon leur projet,les principes du romanzo. Le Stagirite donne peu d’indications sur le sujet de l’épopoia : elle raconte l’action d’hommes nobles par le biais d’un mètre uniforme sans être limitée dans le temps. Plus étoffée est l’étude de sa structure, qu’il soumet aux principes de simplicité, de complétude et de totalité. Ces impératifs trouvent à se réaliser à la fois dans la représentation d’une action unique et dans l’arrangement nécessaire et vraisemblable des épisodes qui s’y rattachent 236 . La terminologie du traité désigne le plus souvent par épisodes les histoires secondaires qui dépendent d’une histoire principale ; Aristote tient à maintenir une hiérarchie entre les premiers et la seconde, comme le montre l’analyse qu’il fait de la trame narrative de l’Odyssée :

‘[..] les épisodes […] font la longueur de l’épopée. L’argument de l’Odyssée n’est pas long en effet : un homme erre loin de son pays durant de nombreuses années, surveillé de près par Poséidon et dans la solitude ; de plus, les choses vont chez lui de telle manière que ses biens sont dilapidés par les prétendants et son fils en proie à leurs complots ; il arrive alors plein de désarroi, et après s’être fait reconnaître de quelques-uns et être passé à l’attaque, il est lui-même sauvé et tue ses ennemis. Voilà ce qui appartient en propre au sujet ; le reste n’est qu’épisodes 237 .’

Il ne faut donc pas vouloir rapporter tous les faits relatifs à un personnage, mais sélectionner les plus rationnels et faire en sorte qu’ils s’enchaînent soit ‘«’ ‘ par nécessité ’» soit ‘«’ ‘ par vraisemblance ’» 238 . L’unité de la mimésis implique donc l’unité de l’objet imité, c’est-à-dire l’histoire racontée, et la complétude et la cohérence du récit qui produit l’imitation. En quoi l’Orlando furioso déroge-t-il à la théorie grecque du poème héroïque et quelle définition thématique et formelle du romanzo les Modernes déduisent-ils de ces insoumissions ? Pour organiser l’exposé de leur art narratif, le Discorso intorno… et I Romanzi adoptent les subdivisions de la rhétorique et distinguent nettement ce qui touche à l’inventio de ce qui ressortit à l’elocutio. Pour ce qui regarde le choix de la matière, la différence essentielle entre l’épopée et le romanzo tient au traitement de l’action unique d’un seul personnage, dans l’un, et de plusieurs actions accomplies par de nombreux personnages, dans l’autre :

Percé l’uno e l’altro di questi [= Homère et Virgile], nelle sua composizioni, si ha preso ad imitare una sola azione di un uomo solo, ed i nostri ne hanno imitato molte, non solo di uno, ma di molti 239 .

Il ne faut donc pas que les actions se répartissent, comme dans l’Odyssée, entre une trame principale et des épisodes collatéraux, mais que les protagonistes soient engagés dans des projets distincts, ayant une importance égale aux yeux du romancier. Dans l’Orlando innamorato, les multiples histoires se rattachent ainsi à deux grands ensembles thématiques bien différenciés : alors que les Maures menacent l’Espagne, défendue par le roi Marsile et les troupes de Charlemagne, Roland s’éprend de la belle Angélique, courtisée également par son cousin Renaud, et part à sa recherche. L’Orlando innamorato place donc les différentes histoires sur des plans disjoints, qu’il s’ingénie à faire se croiser à l’occasion. L’Arioste reprend la trame de ce poème inachevé à l’endroit où elle s’est arrêtée  le siège de Paris par les armées musulmanes  et y ajoute des éléments de son invention. Le premier chant définit l’argument de l’œuvre et annonce trois intrigues indépendantes : il s’agit d’abord des démêlés politiques, territoriaux et religieux d’Agramant, chef des Infidèles, et de Charlemagne ; ensuite, de l’itinéraire de Roland vers la folie, ‘«’ ‘ que ne nous ont point encore appris la prose ou la poésie ’» ; enfin, des péripéties héroïco-sentimentales de Roger et de Bradamante, qui s’achèveront par leur mariage 240 . En somme, chez les deux auteurs, Roland a beau prêter son nom au titre du romanzo, il ne concentre pas autour de lui l’ensemble de la masse narrative. Il s’agit là d’un détournement de l’ancienne Chanson de Roland, où le héros éponyme était le personnage central : la présence d’une matière chevaleresque dans ces textes implique également l’intervention de héros courtois, nettement distincts des guerriers antiques par leur nature et leur caractère. Qui plus est, ces romanzi, à l’instar des romans de chevalerie médiévaux, mêlent personnages nobles et modestes : bergers, pages, ermites et jeunes filles côtoient chevaliers au grand cœur et à la force stupéfiante et dames de haut parage. Enfin, le genre du romanzo n’est pas astreint, comme l’épopée, à narrer des faits vraisemblables. Voici comment Pigna distingue le poème épique, qui invente du vraisemblable à partir de choses vraies, du romanzo, qui admet la fiction totale :

[…] l’Epico sopra una cosa vera fonda una verisimile. E vera intendo ò per historie, ò per favole : cio è ò in effetto vera, ò vera sopposta. Questi altri [= i Romanzi] alla verità risguardo alcuno non hanno 241 .

L’incursion de l’irrationnel ne manque pas dans l’Amadigi de B. Tasso, dont Giraldi a encouragé la publication en 1560, pas plus que la multiplicité des actions et des protagonistes. Quoique moins riche que l’Orlando furioso, cette version italienne d’Amadis reprend à grands traits les particularités de l’invention des romanzi telles qu’elles viennent d’être formalisées dans la théorie poétique : ce ne sont pas seulement Amadis et Oriane qui occupent le premier plan des aventures, mais encore deux autres couples  Alidor et Miranda, Floridan et Filidora. Tous les six sont aidés ou retardés dans leur quête de l’être aimé par des phénomènes ou des personnages merveilleux qui s’intègrent à leurs histoires respectives et allongent abondamment le flux du récit. Il semble que B. Tasso a compris l’essentiel des discours de Giraldi et Pigna : ceux-ci n’ont qu’un mot d’ordre pour le romancier entreprenant de sélectionner sa res romanesque, à savoir le souci de la ‘«’ ‘ molta varietà’ ‘ 242 ’ ‘ ’». Alors que l’épopée est astreinte à l’exigence d’unité, les romanzi doivent introduire la variété pour récréer le lecteur. Ce principe préside au choix des matériaux de l’édifice romanesque comme à leur agencement. Le poème à actions multiples doit ainsi cultiver le foisonnement en multipliant les procédés de perturbation de l’ordre linéaire du récit ; le moyen le plus évident pour créer une structure discontinue est, bien sûr, l’entrelacement. Introduite par des formules topiques du narrateur, cette technique ne permet pas seulement d’insérer des épisodes d’un temps différent  » Je laisse donc Renaud luttant contre la tempête, et je reviens à Bradamante » , elle autorise également l’évocation de façon successive d’épisodes concomitants mais se produisant en des lieux différents  » Au moment où je vous parlais de Renaud, je me suis rappelé la belle Angélique […] » 243 . Juste avant les passages cités, le conteur use des métaphores du ‘«’ ‘ joueur d’instruments qui pince tour à tour les cordes et se plaît à varier les sons, passant du ton grave au ton le plus aigu ’» et de ‘«’ ‘ la toile […] formée de mille fils divers ’» pour définir l’usage qu’il en fait. Les épisodes intercalés constituent ce que Giraldi appelle d’» agréables digressions » :

Peroché porta questa diversità delle azioni con esso lei la varietà, la quale è il condimento del diletto, e si dà largo campo allo scrittore di fare episodi, cioè digressioni grate, e d’introdurvi avvenimenti che non possono mai avvenire […] nelle poesie, che sono di una sola azione […] 244 .

La terminologie est souvent flottante dans les traités, épisodes et digressions désignant à la fois des récits qui interrompent le fil de la narration  donc le phénomène de l’entrelacement , des passages propres aux romans de chevalerie  comme les combats singuliers, les tournois, l’affrontement de tempêtes, …  ou encore des arrêts faits dans la trame narrative par l’introduction de lettres, de descriptions d’édifices et d’exposés portant sur les sciences. Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours de provoquer la confrontation maximale de personnages, d’événements et de lieux en organisant le tout de façon concertée. La preuve la plus nette de cette maîtrise de la structure est donnée par la division du romanzo en chants, qui n’a pas la même utilité dans le romanzo et dans l’épopée. Alors que dans le poème héroïque le procédé possède essentiellement un rôle lyrique, il a ici une fonction narrative et esthétique. Il donne un caractère oral à l’Orlando furioso et permet de capter l’attention et la bienveillance des auditeurs par l’ouverture de chacun des chants sur un discours moral reprenant ce qui a été dit dans la section précédente et introduisant la suite ; il sert donc de ciment entre les différents éléments de la matière narrative. Dès lors, démultipliant leur substance par des emprunts faits aux chansons de geste et aux romans arthuriens, ajoutant personnages et actions inventés et organisant l’ensemble dans une composition favorisant les interruptions du récit, les immenses poèmes chevaleresques que compose l’Italie à la fin du XVe siècle et au suivant ont pour maître-mot la varietà. Telle est l’immense contribution apportée par la théorie des Modernes à l’analyse de la forme du romanzo.Elle suffit à prouver que celui-ci n’a rien de commun avec la narration continue des hauts faits d’un héros tenu d’être solidaire de sa nation et évoluant dans un monde régi par la transcendance.

Le parti des Anciens, de son côté, refuse en bloc de considérer les textes de Boiardo, Ariosto et Alamanni comme la manifestation d’un genre littéraire indépendant. Ils n’admettent d’autres canons théoriques pour l’ensemble des œuvres contemporaines que ceux légués par l’Antiquité : un modèle parfait et intangible de narration en vers a été réalisé dans le poème épique, auquel les apprentis conteurs du temps doivent se conformer. Selon eux, il n’existe pas de nuova poesia, tout au plus des tendances esthétiques nouvelles qu’ils entreprennent de ramener sur le droit chemin aristotélicien. Aux Modernes qui défendent la liberté de composition de l’Orlando furioso dans les années 1550 puis de l’Amadigi de 1580 à 1590, ils opposent respectivement l’Italia liberata dai Goti de Trissino, publiée en 1547 et 1548, et la Gerusalemme liberata de T. Tasso, achevée en 1575 et parue en 1581, comme chefs-d’œuvre d’épopées néo-antiques. Les plus intransigeants parmi eux sont sensibles à l’originalité des romanzi mais ils concluent toujours en défaveur de l’entreprise d’innovation de l’Arioste et de B. Tasso. Seul le caractère complet, hiérarchisé et ordonné de la fable épique leur plaît et cela suffit à attester la supériorité de l’épopée sur le romanzo :

[…] egli [= il Tasso] [ha] ordito la favola del suo poema sopra una istoria già nota e vera, imitando una sola azione, e […] [ha] egli sopra la verità della istoria favoleggiato di proprio ingegno e riempiuta la favola di episodii e digressioni nascendi dalla prima azione della favola […] ; là dove l’Ariosto o ha disprezzato o gli è stato poco osservante della maggior parte di queste cose 245 .

La formulation d’un jugement de valeur sans appel au terme d’une étude minutieuse des caractéristiques comparées de l’activité de l’‘» epico poeta ’»et du ‘«’ ‘ scrittor di romanzo ’» est le propre des traités d’Antonio Minturno, de Camillo Pellegrino et en moindre mesure de S. Speroni. L’Attendolo de Il Carrafa…, porte-parole de l’auteur, laisse ainsi largement la parole à son contradicteur Carrafa, qui a tout loisir de motiver l’opinion selon laquelle le poème d’Arioste est ‘«’ ‘ più vago e più ricco che non è il poema del Tasso ’». Mais la fin du dialogue maintient le statu quo, les interlocuteurs restant campés sur leur position initiale. Telle n’est pas la démarche adoptée par des théoriciens plus modérés qui, quoique partageant l’avis tranché de leurs congénères, font plus que prendre acte de l’existence de nouvelles formes d’écriture : ils tentent de leur trouver une place dans la classification générique élaborée en cette deuxième partie du XVIe siècle. Ils n’ont pas plus l’intention que Minturno ou Pellegrino de discuter des goûts et des couleurs ; leur projet a plutôt quelque chose d’insidieux : s’ils acceptent d’intégrer le romanzo à la poésie, c’est pour mieux accaparer ses lois et les faire plier sous le joug de la théorie antique. De fait, la construction conceptuelle de Filippo Sassetti, Lionardo Salviati et T. Tasso n’a pas d’autre but que d’établir que le romanzo est une épopée imparfaite. Comme on pouvait le présager, leur volonté de rendre similaires l’inventio et la dispositio de l’Orlando et de l’Amadigi des principes du poème épique aboutit à forcer le sens de certains passages de la Poétique et à dénigrer quelques aspects des réalisations épiques contemporaines. Leur argument principal se fonde sur deux déclarations d’Aristote qui contredisenten partie les règles générales établies pour l’épopée. Tout d’abord, lorsqu’il compare la facture de la tragédie à celle de l’épopée, le Stagirite déclare : ‘«’ ‘ j’appelle un agencement épique celui qui comporte plusieurs histoires’ ‘ 246 ’ ‘ ’». Cela a de quoi surprendre quand on sait qu’il fait ailleurs de l’unité d’action un impératif pour les deux genres. Mais le théoricien se soumet ici à une double contrainte, à savoir la nécessaire longueur de l’épopée et le souci de ne pas lasser le public : pour ne pas délayer la même matière, le poète épique n’a pas d’autre choix que de recourir aux épisodes, aux histoires dans l’histoire ; mais l’action doit rester ‘«’ ‘ la plus unifiée possible ’». Sans s’attarder sur de telles nuances, Salviati et le Tasse se saisissent de ces paroles lâchées à contrecœur par le Stagirite et deviennent fort indulgents quant à la nature et à l’organisation de la matière romanesque. Sous leur plume, l’Orlando innamorato et l’Orlando furioso sont présentés comme des poèmes riches et variés dans leurs matériaux, mais dont l’action est une et complète, si bien que le concept de diversité ne semble plus incompatible avec celui d’unité. T. Tasso, pour ne citer que lui, décrie ainsi ‘«’ ‘ le poème à actions multiples ’», qui n’est pas ‘«’ ‘ un poème, mais une multiplicité de poèmes juxtaposés’ ‘ 247 ’ ‘ ’», mais fait l’éloge de l’admirable cohésion de l’ouvrage de l’Arioste ; l’Amadigi, au contraire, est méprisé pour la trop grande hétérogénéité de sa trame et la difformité de sa structure. En conclure, comme ces deux lettrés, que le romanzo est une forme de l’épopée, plus libre, moins respectueuse des préceptes d’Aristote et d’Horace, est un leurre : la variété est centrale dans celui-là, quand elle n’est présente que par l’introduction d’histoires secondaires servant à étoffer un sujet unique dans celle-ci. Le problème de la multiplicité d’actions se résolvant par la décomposition du poème en une unité d’ensemble agrémentée par la présence d’épisodes, il leur reste à régler celui de l’irruption presque illimitée du merveilleux dans les romanzi. Si le Tasse est attaché à l’agencement vraisemblable des événements de la trame narrative, il connaît l’effet de surprise procuré par les situations inattendues. En vertu des caractères propres au récit, la Poétique a justement autorisé la présence de l’irrationnel dans l’épopée :

‘Dans les tragédies, a-t-on dit, il faut produire un effet de surprise, or l’épopée admet encore bien mieux l’irrationnel  qui est le meilleur moyen de susciter la surprise , puisqu’on n’a pas le personnage en action sous les yeux 248 .’

L’idée qui accompagne de tels propos dans le traité est que le poète épique doit se conformer au dramaturge en rendant acceptable l’irrationnel, comme Homère a réussi à le faire par son art. Les Discorsi du Tasse ne nuancent pas l’injonction du Stagirite et admettent le principe selon lequel l’épopée doit émouvoir principalement grâce au merveilleux ; l’irrationnel devient l’essence même du genre héroïque. On voit mal, dès lors, ce qui pourrait empêcher l’assimilation du romanzo à l’épopée. Le Tasse ne se prive pas de cette conclusion, en lui donnant un aspect conforme à l’orthodoxie aristotélicienne :

‘Roman et épopée imitent les mêmes actions [= héroïques] ; imitent de la même manière [= par la narration] ; imitent au moyen des mêmes instruments [= le vers nu, sans rythme ni harmonie] : ils sont donc de la même espèce. […] C’est la même espèce de poésie que l’on dit épique et que l’on appelle roman 249 .’

Les meilleurs des romanzi s’avèrent donc ni plus ni moins des poèmes héroïques et rien n’interdit qu’ils soient plus parfaits esthétiquement que certains d’entre eux. Salviati, en désaccord avec le Tasse dans plusieurs débats littéraires de l’époque, ne manque pas de fustiger la Gerusalemme liberata pour son manque d’unité et surtout pour l’absence de nouveauté dont pâtit son inventio. Filant une métaphore architecturale, il soutient que l’œuvre n’est pas très poétique parce que son auteur l’a bâtie sur les ruines d’autres textes. Il est notable que, de l’avis d’un Ancien, l’Arioste sorte victorieux de sa confrontation avec le Tasse :

[… ] il suo poema [= del Ariosto] è un palagio perfettissimo di modello, magnificentissimo, richissimo, e ornatissimo, oltre ad ogni altro : e quel di Torquato Tasso una casetta picciola, povera, e sproporzionata […] : oltr’à ciò murata in sul vecchio, ò piu tosto rabbeciata, non altramenti, che quei granai, i quali in Roma sopra le reliqui del superbissimi Terme di Diocliziano si veggiono a questi giorni 250 .

Des différences théoriques et littéraires apparaissent donc entre les deux tendances du parti des Anciens : alors que certains refusent tout crédit aux auteurs de romanzi, d’autres sont prêts à admettre la beauté, sinon de l’Amadigi, du moins de l’Orlando furioso ; tandis que les uns sont conscients de l’altérité totale de l’art de Boiardo et de l’Arioste, les autres se fourvoient en cherchant à retrouver dans le romanzo les règles classiques de la poésie.

Le texte matrice de I Romanzi et du Discorso intorno... datant de 1549 et les publications de conséquence sur l’art poétique n’étant pas antérieures à 1548, il apparaît que Giraldi et Pigna ont été parmi les premiers humanistes du Cinquecento à réfléchir à l’application de la doctrine aristotélicienne à la pratique des écrivains contemporains. Mais des forces réfractaires à l’idée d’une évolution des canons littéraires selon les époques et les coutumes sont revenues en arrière par rapport à ce rejet de la théorie grecque. Ce faisant, elles ont nié l’évidente dissemblance entre l’abondance et la variété des romanzi et la sobriété de l’épopée antique.

Notes
236.

La Poétique, op. cit., 1459 a, p. 145. Aristote articule les deux concepts au chapitre 23 : la composition de l’œuvre autour d’» une action une, formant un tout et menée jusqu’à son terme » doit se doubler d’un « agencement » différent de celui des récits historiques, où les événements n’entretiennent pas d’autre relation que de se situer à une même époque.

237.

Ibid., 1455 b, pp. 132-133.

238.

Ibid., 1451 a, p. 116. Aristote précise plus loin que l’organisation des événements selon la nécessité ou la vraisemblance suppose l’existence d’un rapport de causalité entre eux (1452 a, p. 119). Les « histoires à épisodes » sont précisément rejetées parce qu’elles n’entraînent pas la conviction du lecteur.

239.

Discorso intorno…, op. cit., p. 51.

240.

Pour cette triple ébauche des sujets de l’œuvre, voir le Roland furieux, J. Mallet (éd.) et M.V. Philipon de la Madelaine (trad.), Plan de la Tour, Éditions d’aujourd’hui, « Les Introuvables », 1978, chant I, pp. 1-2.

241.

I Romanzi, op. cit., p. 20.

242.

Ibid., p. 24. Giraldi s’extasie de même devant la « maravigliosa varietà » que produit la multiplicité d’actions (Discorso intorno…, op. cit., p. 68).

243.

Exemples tirés du Roland furieux, op. cit., respectivement aux chants II et VIII, pp. 17 et 84.

244.

Discorso intorno…, op. cit., p. 58.

245.

Il Carrafa…, op. cit., p. 335.

246.

La Poétique, op. cit., 1456 a, p. 134. Le traité s’achève sur le même type de postulat : l’Iliade et l’Odyssée possèdent « plusieurs actions », donc « de nombreuses parties », « même si ces poèmes sont agencés le mieux possible et qu’ils sont l’imitation d’une action la plus unifiée possible » (1462 b, p. 157).

247.

Discours de l’art poétique, op. cit., « Second discours », p. 97.

248.

La Poétique, op. cit., 1460 a, p. 148.

249.

Discours de l’art poétique, op. cit., « Second discours », pp. 100-101.

250.

Degli Accademici Della Crusca Difesa Dell’Orlando Furioso Dell’Ariosto, 1584, cité dans Le Genre romanesque : des théories de la Renaissance italienne…, op. cit., p. 33.