3 - Mélange des genres et aristotélisme

Le romanzo ne reprend pas seulement la thématique et les procédés du roman de chevalerie de tradition médiévale ; il fait aussi des emprunts au poème épique gréco-latin. Il s’agit de toute évidence d’un poème hybride, qui mêle les caractères de l’épopée, de la tragédie, voire de la comédie. La théorisation poétique du Cinquecento devait se pencher sur la question de la combinaison de plusieurs genres répertoriés par Aristote dans une forme littéraire neuve ; mais parmi les polémiques virulentes qui ont divisé l’Italie autour de la Divina Commedia, de l’Orlando furioso et du Pastor fido, seule la dernière, portant sur la nature du texte de Guarini, a fait ouvertement s’affronter les partisans des genres aristotéliciens et ceux des genres mixtes 251 . Quoique mentionnant à l’occasion que le récit romanesque possède une ‘«’ ‘ mista favola ’», Giraldi et Pigna se sont bornés à élaborer une doctrine au croisement des canons antiques de l’art et de principes qui s’en affranchissent. Si le Tasse réussit mieux à conceptualiser la notion de mixité, par fidélité aux idéaux classiques il n’entend pas plus prouver que le romanzo est au confluent de plusieurs genres.

Les Modernes sont confrontés à un dilemme insurmontable : pour édifier leur théorie du romanzo, ils doivent se démarquer de celle d’une forme voisine et concurrente ; mais pour que celui-ci accède au rang de genre reconnu, ils sont contraints de l’intégrer à la fiction poétique telle qu’elle a été définie par Aristote et montrer qu’il répond aux exigences de l’épopée. Leur entreprise contradictoire d’affranchissement et de soumission vis-à-vis des dogmes aristotéliciens ne leur permet donc pas d’affirmer, bien qu’ils le pressentent, le caractère composite du romanzo. Les discours s’en tiennent à un va-et-vient entre l’éloge de l’indisciplinée varietà et de l’agencement orthodoxe de la fable : l’Orlando furioso est et n’est pas une épopée. Voyons ici quels procédés les romanzi reprennent au poème épique ainsi qu’à sa codification antique.‘’ ‘Au niveau de l’’ ‘inventio’ ‘, le sujet, qu’il soit tiré de la légende, de l’histoire antique ou plus récente, se veut d’abord sérieux et digne ’ ‘«’ ‘ dell’eroica gravità’ ‘ 252 ’ ‘ ’ ‘». Le romancier peut, par ailleurs, avoir recours au merveilleux, mais sa fable est soumise au respect du vraisemblable dans le choix des actions principales’ . Pour établir que les deux notions sont conciliables et que le romanzo est capable de gagner la crédibilité du lecteur, les théoriciens se livrent à de périlleuses acrobaties. Leur question est la suivante : comment rendre compatibles la relation de choses fausses et incroyables avec la volonté de convaincre le lecteur, qui implique que les événements aient pu advenir comme ils sont contés ? Ils apportent plusieurs réponses à ce problème de la vraisemblance romanesque. La première possibilité donnée au poète est d’élire un sujet principal vrai, qui confère un arrière-plan historique aux histoires inventées ; en pratique, il faut reconnaître que cela est rarement réalisé. Il a également le loisir de reprendre un mythe déjà traité par des poètes antérieurs : une histoire fausse peut passer pour acceptable si elle appartient à une tradition littéraire. Les deux Orlando se fondent ainsi sur les multiples récits médiévaux qui ont narré les guerres légendaires de Charlemagne en Espagne et ont immortalisé la bravoure de Roland à Roncevaux. L’Ercole de Giraldi choisit pour sa part de puiser son sujet chez les Anciens et présente des héros de la mythologie accomplissant des actes chevaleresques. Enfin, le merveilleux antique ou médiéval se trouve accrédité par le respect, dans les bons romanzi, de la convenance horacienne. Mais alors que dans l’Épître aux Pisons le decorum portait sur la cohérence entre les personnages et leurs paroles, la notion s’étend ici à la conception des intrigues : le ‘«’ ‘ decoro ’» suppose une correspondance entre les personnages, leurs paroles ainsi que les lieux et l’époque où ils évoluent 253 . En somme, quoique admettant la fiction totale, le romanzo doit rendre ses matériaux vraisemblables :

Ma se bene in sul vero non faremo fondati, in sul verisimile almeno staremo talmente, che egli [= il poeta] mai traspposto non farà 254 .

Enfin, Giraldi et Pigna se montrent soucieux de la recherche d’une unité d’argument. Si le romanzo est constitué de plusieurs actions, tout au moins gagnera-t-il en rigueur et complétude s’il représente non pas ‘«’ ‘ molte e varie azioni di molti e vari eroi ’», mais ‘«’ ‘ molte azione di un uomo solo ’» 255 . L’Ercole réalise précisément l’unité de protagoniste, à défaut de l’unité d’action : l’éclairage de la personnalité du héros Hercule peut servir, aux yeux du lecteur, de fil directeur aux nombreuses lignes d’événements.Pourtant, Aristote avait mis en garde sur l’absence de corrélation entre le choix d’un héros central et l’obtention d’une action unique :

‘L’histoire n’est pas unique pour peu qu’elle concerne un personnage unique, comme certains le croient ; dans la vie d’un seul homme survient en effet un grand nombre, voire une infinité d’événements dont certains ne constituent en rien une unité ; et de même un grand nombre d’actions est accompli par un seul homme, qui ne constituent en rien une action unique 256 .’

Pour ce qui touche à la dispositio, nos théoriciens fondent une théorie similaire à celle qu’ils ont élaborée pour l’inventio : cherchant à infléchir leurs déclarations sur la liberté du genre, ils convoquent un bric-à-brac de concepts prétendument aristotéliciens et horaciens. Horace, bien que n’ayant presque pas statué sur l’épopée, a fait la louange des qualités d’organisation des poèmes homériques : à la différence des épopées cycliques, l’Odyssée s’ouvre ‘«’ ‘ au milieu des faits, comme s’ils étaient connus’ ‘ 257 ’ ‘ ’». Or les romanzi reprennent souvent au poème épique cette entrée en matière in medias res ou ‘«’ ‘ dal mezzo ’». Cela prouve, selon Pigna et Giraldi, que le romancier a le souci de concentrer le champ de l’action ; il ne raconte pas tout ce qu’il sait du sujet, mais sélectionne les événements les plus marquants. Il rejoint en ce sens Homère, qui n’a pas repris l’ensemble des péripéties de la guerre de Troie : ‘«’ ‘ en en modérant l’étendue, il n’en a pas fait une composition dont la diversité stupéfie’ ‘ 258 ’ ‘ ’». Les discours vont plus loin encore dans leur profession de foi aristotélicienne : ils déclarent que les ‘«’ ‘ digressions ’» narratives s’insèrent harmonieusement au reste de la matière et qu’elles s’enchaînent  peut-être de l’une à l’autre de leurs apparitions  de manière linéaire. Cela garantit, selon eux, l’agencement vraisemblable des faits :

E deve in queste digressioni esser molto avveduto il poeta in trattarle di modo, che una dipenda dall’altra, e siano bene aggiunte con le parti della materia, che si ha preso a dire con continuo filo e continua catena, e portino con esso lore il verisimile, quanto s’appartiene alle finzioni poetice […] 259 .

Giraldi, on le sent bien, n’est guère précis quant aux procédés littéraires qui assureraient l’unité de l’œuvre romanesque malgré la diversité de sa matière. Seul un élément concret est donné ailleurs, à savoir le lien entre les multiples chants assuré par des discours moraux ; c’est d’ailleurs à ce stade que les défenseurs des poèmes chevaleresques introduisent le nécessaire respect de l’impératif éthique. Finalement, alors même qu’ils n’ont cessé de clamer les différences entre les romans de tradition vernaculaire et l’épopée gréco-latine, il semble que les humanistes ferrarais ont encouragé la rédaction de romanzi aux caractères épiques ! De fait, leur très modeste postérité est constituée par des textes que nous pourrions qualifier de ‘«’ ‘ romans mythologiques ’». Il s’agit de l’Ercole, qui transpose les aventures des héros antiques dans un cadre chevaleresque, et des romanzi de Luigi Alamanni. Girone il Cortese, publié en 1548, et l’Avarchide, écrit entre 1548 et 1554 et publié en 1570, présentent ainsi, à l’inverse de l’Ercole, des chevaliers déguisés en héros d’Homère. Ils suivent étroitement le plan de l’Iliade, excluent le merveilleux et tendent vers le traitement d’une action unique agrémentée d’épisodes relatant le devenir de personnages de moindre importance par rapport au héros principal ; quant à la morale chrétienne, elle y est fort bien respectée, les protagonistes n’étant mus que par la courtoisie et la générosité. Or ces textes sans comique, sans irrationnel, à la trame narrative simplifiée et dont le sujet est situé hors du cycle carolingien n’ont pas plu ; œuvres d’atelier, elles n’ont pas réussi à éviter l’écueil de l’artifice et se sont laissées piéger par certaines incohérences conceptuelles des théoriciens du romanzo.

À la fin du siècle, Le Tasse assume pleinement, pour sa part, son entreprise de mise en conformité des lois intrinsèques du romanzo avec les règles tirées de littérature classique. Arrêtons-nous sur la portée des positions théoriques de ce dernier, exposées plus haut dans le détail. Les Discorsi dell’arte poetica et les Discorsi del poema eroico, parus respectivement en 1587 et 1594, sont écrits dans un contexte de querelle autour de la valeur esthétique de sa Gerusalemme liberata, épopée chrétienne qui fait intervenir des éléments empruntés aux poèmes chevaleresques. Accusé d’avoir cédé aux attraits des frivoles romanzi, T. Tasso organise la défense de son poème en déclarant qu’il ne voit que ressemblance entre les romanzi et les épopées ; mieux, il établit que les premiers sont une variante des secondes. Il forme alors le projet fou de réaliser le compromis théorique que les Modernes n’ont qu’ébauché : il veut convertir le romanzo en épopée. Il est convaincu, comme Salviati, que l’Orlando furioso ‘«’ ‘ est parvenu dans la poésie héroïque jusqu’à un point où nul parmi les Modernes ne l’a rejoint’ ‘ 260 ’ ‘ ’». Cela lui permet de revenir à son véritable souci d’écrivain, qui est moins de trouver des arguments en faveur du romanzo que d’élaborer une réforme de l’épopée en exploitant certains procédés utilisés par les romanciers. Tout en restant fidèle à Aristote, il entreprend donc de légiférer sur une forme littéraire composite. Pour cela, il revient aux notions d’unité et de multiplicité et constate que les partis des Anciens et des Modernes se sont affrontés autour des mêmes mots sans pour autant s’entendre sur l’objet de leur différend ; il montre que la diversité dans les actions n’a rien à voir avec la variété dans les épisodes et les ornements, que Giraldi et Pigna ont appelés digressions. L’épopée nouvelle manière que le Tasse appelle de ses vœux ou pour ainsi dire, ce ‘«’ ‘ ’ ‘romanzo ’ ‘héroïque ’», doit user de la pluralité dans les épisodes secondaires et les personnages, mais maintenir l’unité d’action. À un autre niveau, le théoricien tente de concilier le merveilleux romanesque, qui plaît aux lecteurs, avec le vraisemblable, qui permet de les convaincre, en faisant intervenir dans les prodiges des êtres auxquels le public croit, c’est-à-dire le Dieu chrétien et les démons. Dans sa théorie, l’œuvre épique se conforme enfin à la recherche horacienne du docere et est écrite dans un style élevé. Le Tasse rêve donc d’une concorde entre la variété, qui laisse le champ libre à l’imagination, et la sobriété de la clôture formelle, entre l’agrément des romanzi et le vraisemblable des poèmes des Anciens, en somme entre l’abondance et le refus de la confusion. Pour nommer cette voie théorique étroite, il invente l’expression d’» unité composée 261  » ; il admet par là l’idée de mélange des genres, qu’il estime réalisée dans sa Gerusalemme. Pourtant ce poème n’a pas plus eu les faveurs du public que l’Ercole et les œuvresromanesques d’Alamanni ; seul son vaste remaniement dans la Gerusalemme conquistata, poème héroïquerégulier, a trouvé grâce auprès des lecteurs. Est-ce à dire que le public de l’époque n’était pas prêt à accepter des œuvres au croisement de plusieurs genres ? Peut-être bien. Mais il nous semble aussi que dans le manque de succès de ces textes, il faut voir l’échec de l’application pratique d’une mixité toute théorique. Autrement dit, au lieu de constater l’irrégularité du romanzo et son caractère composite, le Tasse a tenté d’inventer une synthèse entre les théories récente du poème chevaleresque et ancienne du poème héroïque. Il a créé une doctrine reprenant des éléments épars de l’aristotélisme bon ton de son temps et de la codification du romanzo sans mettre au jour la mixité à l’œuvre dans les textes romanesques eux-mêmes.

L’Italie a donc été le théâtre de nombreux débats autour d’une forme inconnue des Anciens, qui était aussi au Cinquecento une espèce romanesque neuve par rapport aux romans de chevalerie en vogue dans le reste de l’Occident. Si les deux grands partis à s’y affronter ne sont jamais arrivés à une conclusion unanime et univoque sur la nature du romanzo, cela tient en partie au poids de la tradition aristotélicienne, qui les a empêchés de formaliser l’hybridité d’un genre à mi-chemin entre l’épopée et les romans médiévaux. Cela s’explique aussi par le fondement véritable du litige : il s’agissait de savoir lequel des textes examinés pourrait avoir valeur de modèle littéraire et linguistique pour l’ensemble de la nation. On a donc codifié l’Orlando furioso et la Gerusalemme liberata moins pour définir leur appartenance générique, que pour leur donner une légitimité, un droit de séjour dans la cité des belles-lettres.

Notes
251.

Pour un état des lieux rapide sur les débats autour des œuvres de Dante, de l’Arioste et de Guarini, nous renvoyons à la dernière partie de l’article de F. Lecercle « Théoriciens français et italiens… », art. cit.., pp. 89-96. Rappelons seulement que la Divine Comédie est comédie par son titre, tragédie par sa tonalité et proche par sa forme du long poème sérieux ; Dante considère lui-même qu’il a adopté un style moyen. Il Pastor fido, achevé en 1583 et publié en 1590,quant à lui, est présenté par son auteur comme une tragi-comédie.

252.

Discorso intorno…, op. cit., p. 50. Pour Giraldi, ‘Morgante Maggiore’ ‘, relatant la geste de géants,’ ‘’ ‘ne réalise pas la condition essentielle des ’ ‘romanzi’ ‘, à savoir la présentation d’actions et de héros illustres. Cela explique que presque aucune mention de Pulci n’apparaisse dans les discours de 1554.’

253.

On connaît le précepte d’Horace (De Arte poetica, op. cit., p. 208, v. 114-117) :

Il sera très important d’observer si c’est un dieu qui parle ou un héros, un vieillard mûri par le temps ou un homme encore dans la fleur d’une fugueuse jeunesse, une dame de haut rang ou une nourrisse empressée, un marchand qui court le monde ou le cultivateur d’un petit domaine verdoyant […].

Giraldi demande au romancier de respecter « quello que conviene, ai luochi, ai tempi, alle persone » et enfin « nelle parole » (Discorso intorno…, op. cit., p. 80).

254.

I Romanzi, op. cit., p. 22.

255.

Discorso intorno…, op. cit., p. 58. Voir aussi I Romanzi, op. cit., p. 25.

256.

La Poétique, op. cit., 1451 a, p. 115.

257.

De Arte poetica, op. cit., p. 210, v. 148-149.

258.

La Poétique, op. cit., 1459 a, p. 146. C’est bien à la même conclusion de l’existence d’une forme d’unité dans les romanzi que les humanistes veulent parvenir. Aristote ajoute néanmoins qu’Homère a réussi à obtenir la cohérence de sa fable grâce à une disjonction entre une intrigue principale et des épisodes s’y rattachant, ce qui est fort différent de ce qui se produit dans la composition romanesque.

259.

Discorso intorno…, op. cit., p. 59.

260.

Discours de l’art poétique, op. cit., « Second discours », p. 96.

261.

Ibid., p. 114.