a - Pour la profondeur de sens du roman

Pour organiser la défense des romans de chevalerie récents, la démarche des préfaciers et des traducteurs de romanzi, d’une part, et de libros de caballerías, de l’autre, consiste à prétendre que ces textes réalisent l’exigence horacienne de l’utile dulci. Autrement dit, alors que les humanistes italiens vont argumenter en faveur ou en défaveur de la notion de poésie romanesque en se fondant sur l’étude du style de l’Arioste, les lettrés français font reposer l’intégration du roman à la prestigieuse poésie sur de simples préoccupations morales. Or le roman a très tôt été senti comme un parangon en matière d’affabulation et d’immoralité. Les quelques partisans de la narration romanesque parmi les catholiques ont eu du mal à militer en faveur de la mise en fable quand elle se réalisait sous des espèces aussi licencieuses : l’utilisation des récits fabuleux se défend assez bien dans le cas de la poésie lyrique  les mythes y sont repris aux Anciens , mais il n’en va pas de même pour la littérature d’origine romanesque. Le salut du roman de chevalerie et du reste de la prose narrative a pu venir, en partie, des récits écrits dans l’Antiquité tardive sur l’existence légendaire de sages païens. Ces Vies, qui font l’éloge de personnages charismatiques, ont été approuvées par les Pères de l’Église et par de nombreux saints. Celle d’Apollonius de Tyane, composée par F. Philostrate, nous intéresse particulièrement : la Renaissance a lu, traduit et commenté ce texte et élevé le lointain disciple de Pythagore au rang de héraut des valeurs chrétiennes. La préface que Sébillet place en tête de sa traduction manuscrite oppose donc à juste titre les ‘«’ ‘ fables sans fruit ’» des romans de chevalerie au symbolisme des actes et des propos d’Apollonius dans le texte de Philostrate :

‘Tant est, amys lecteurs, que lisans son histoire tele qu’elle a esté en ce livre escrite par Philostrate […], vous en pourrez tirer plaisir et proufit tel que je vous ay cy-dessus declaré : mais plus de proufit (à mon advis), que de la lecture des roumans de Huon de Bordeaux, Perseforest, Lancelot du Lac, Miles et Amis, Valentin et Orson, Galien Restoré, Jean de Paris, le petit Cintré, Amadis de Gaule, Palmerin d’Olive, Giron le Courtois, et autres semblables : aux uns desquelz vous ne lirez que fables sans fruit : aux autres vous remarquerez quelque subtilité d’invencion, succrée de mignardise de langage, sans en rapporter autre instruction. Et vraiment, en ceste description de la vie et des fais d’Apollon, encores pourrez-vous apprendre quelques traicts et secretz de l’ancienne philosophie, et recongnoistre quelques signalées marques de la venerable antiquité 265 .’

Ce passage met en avant l’existence d’une profonde différence de nature entre les légendes à visée apologétique écrites dans l’Antiquité et le sujet guerrier et amoureux des romans, malgré leur caractère communément profane. Il a alors fallu trouver la preuve qu’un roman lui-même pouvait donner lieu à des explications sérieuses : la trame allégorique du Roman de la Rose a vite semblé parfaite pour cela. La préface du Rommant de la Rose anonyme de 1526, version versifiée de C. Marot, s’intitule ainsi ‘«’ ‘ Exposition moralle du romant de la rose ’» dans les éditions de 1529 et 1538, ce qui laisse imaginer le projet du nouvel éditeur de l’œuvre. Celui-ci s’inscrit en faux contre ceux qui affirment que ce ‘«’ ‘ livre, parlant en vain de l’estat d’amours, peust estre cause de tourner les entendemens à mal et les appliquer à choses dissolues’ ‘ 266 ’ ‘ ’». Il invite, pour sa part, à déchiffrer la ‘«’ ‘ moralle couverture […] jusques à la moelle du nouveau sens misticque ’» :

‘Doncques qui ainsi vouldroit interpreter le Rommant de la Rose, je dis qu’il y trouveroit grant bien, proffit et utilité cachez souz l’escorce du texte, qui n’est pas à despriser ; car y a double gaing, recreation de l’esprit et plaisir delectable quant au sens litteral et utilité quant à l’intelligence moralle. Fables sont faites et inventées pour les exposer au sens misticque, par quoy on ne les doit contemner 267 .’

La défense de la fable narrative repose ainsi sur un double niveau d’analyse auquel donne accès l’herméneutique textuelle, définie par la métaphore de l’écorce et, plus bas, par celle de la ‘«’ ‘ mouelle ’» : le récit, par son caractère fabuleux, génère un sentiment de plaisir ; il est également le mode d’expression privilégié de réalités physiques ou philosophiques et même, dans ce cas précis, de vérités religieuses. Marot explique, en effet, que l’» intelligence moralle » est donnée ‘«’ ‘ par l’inspiration du sainct esprit ’» ; la philosophie morale rejoint ici le dogme chrétien, la rose représentant à la fois la femme aimée, l’état de sagesse, la Vierge et la gloire céleste. Des gloses nombreuses se chargeront d’expliciter au lecteur ces sens cachés au fil du texte, de sorte que le déchiffrage de l’œuvre est ici strictement balisé.

Il est bien évident que les partisans du roman de chevalerie ne pouvaient aller aussi loin dans leur décryptage de la fiction ; ils n’avaient pas la chance d’avoir affaire à un sujet comme celui de la première partie du Roman de la Rose, où les personnages sont l’incarnation d’idées abstraites et leur parcours révélateur d’un itinéraire amoureux et spirituel. Ils ne se sont pas lancés dans des considérations chrétiennes et n’ont aucunement donné une version moralisée des romans importés : ils ont décidé de ne mettre au jour que la morale de ces textes, non pas celle dont débattent abstraitement les philosophes, mais une morale pratique. Nous avons ainsi vu plus haut l’éditeur du Roland furieux exposer les sens allégoriques du texte de l’Arioste : ses ‘«’ ‘ Allegories ’» montrent ‘«’ ‘ coment se doibt prendre et tirer l’utilité de la plaisante et recreative Poësie’ ‘ 268 ’ ‘ ’», plus exactement comment un noble doit agir en certaines circonstances ; mais une liberté de lecture est laissée puisque chacun peut tirer ‘«’ ‘ les sens, qui à [lui] seul seront propres et peculiers ’». Or au détour de cette phrase, l’établissement de la dimension morale du romanzo permet au préfacier de le faire entrer dans le champ de la poésie. On pourrait alléguer que le substantif ‘«’ ‘ Poësie ’» s’applique ici au caractère versifié du roman italien ; il nous semble qu’il est plus précisément en syllepse, c’est-à-dire qu’il renvoie également à la définition de la littérature selon les Anciens. Conscient peut-être des exagérations de son prédécesseur, J. Vincent semble éviter en 1549 de composer une préface allégorisante pour le livre I de Roland l’amoureux. De manière significative, J. Martin, un des traducteurs supposés du Roland furieux, ne se risque en 1546 qu’à une timide allusion au symbolisme de l’Hypnerotomachie, ou Discours du Songe de Poliphile, dont il vient d’achever la mise en français :

‘[…] dessoulz ceste fiction il y a beaucoup de bonnes choses cachées, qu’il n’est licite de reveler, et aussi n’auriez vous point de plaisir si l’on vous les specifioit particulierement : car jamais ne gousteriez la saveur du fruict qui se peult cueillir en ceste lecture ; par quoy remettray le tout à l’exercice de vos estudes 269 .’

Ce roman anonyme, que le XVIe siècle reconnaît comme une œuvre de F. Colonna, possède, comme le Roman de la Rose, une dimension allégorique par son sujet même : au livre I par exemple, Poliphile, l’amant de Polia, rêve qu’il s’est égaré dans une forêt, où des nymphes, symbolisant les cinq sens, l’aident à se diriger ; il découvre ensuite un palais et parvient à des thermes, où il est présenté à la reine du lieu appelée Éleuthéride, la déesse de la liberté ; il connaît bientôt Polia, la plus pure des nymphes, à qui il voue à présent un amour idéalisé et avec qui il erre dans le somptueux décor d’une Cythère idéale. L’Hypnerotomachia Poliphili réalise donc parfaitement le programme de son titre  le récit relate la ‘«’ ‘ lutte d’amour que Poliphile fait en songe ’»  et de son sous-titre, formulé ainsi : ‘«’ ‘ Deduisant comme Amour le combat à l’occasion de Polia, Soubz la fiction de quoy l’aucteur monstrant que toutes choses terrestres ne sont que vanité traicte de plusieurs matieres profitables, et dignes de memoire ’». On comprend alors mal pourquoi Martin ne se lance pas dans la promotion des sens scientifiques, philosophiques et religieux du texte 270 . Peut-être pense-t-il que la manière dont Colonna organise et présente une trame invitant aussi nettement au décryptage ne peut laisser aucun doute sur la richesse interprétative de l’œuvre ; il se plaît seulement à capter l’attention du lecteur en plaçant le récit onirique sous le signe de l’énigme. Il est notable, en tous cas, que ce traducteur refuse d’intégrer le roman à la poésie des Anciens, alors que le précepte horacien de l’alliance du placere et du docere y est bien mieux respecté que dans le Roland furieux. Peut-être Martin trouve-t-il gênant de parler de ‘«’ ‘ Poësie ’» quand le texte original est en prose. Finalement, ni Marot, ni Des Gouttes, ni lui-même ne désigne les récits dont ils font la propagande par le terme romans : ils utilisent les substituts histoire, fable, œuvre et fiction. Mais J. Des Gouttes a été le premier à proposer une lecture allégorique d’un roman profane, rejoignant le mouvement contemporain d’» exemplification » des genres poétiques. Quoique de façon lapidaire, il a appliqué au roman de chevalerie l’élaboration conceptuelle que les amateurs de vitae païennes ou de récits d’itinéraires érotico-spirituels ont forgée pour certaines narrations, à savoir l’existence d’une visée supérieure doublant le sens littéral de l’œuvre.

Nous émettons l’hypothèse que les préfaces allégorisantes du Rommant de la Rose, du Roland furieux et du Songe de Poliphile ont ouvert la voie à l’assimilation des ‘«’ ‘ Rommans recreatifs ’» à ‘«’ ‘ la gentille Poësie ’» sous la plume des préfaciers des Amadis de Gaule. Alors qu’Herberay n’a pas eu à prendre la défense des huit premiers livres parus, la critique faite par Amyot à leur encontre en 1548 incite successivement Sevin, Colet, Jodelle, Aubert et Gohory à protéger la forme du roman de chevalerie des nombreuses accusations dont elle est la cible. Ceux-ci organisent sa défense en brisant la suspicion qui règne depuis le Moyen Âge sur l’écriture en prose et sur les formes narratives basses et en lui donnant le statut de genre poétique. Dans le paratexte des Amadis, en effet, l’application des catégories de la poétique et de la rhétorique antiques aux romans venus d’Espagne est bien plus développée et moins schématique que dans la préface du Roland furieux. M. Sevin ouvre les débats en 1548 en faisant paraître un long ‘«’ ‘ Discours sur les Livres d’Amadis » ’en vers, où il exalte l’utilité et ‘«’ ‘ la moralité ’» de ‘«’ ‘ ce Romant ’» par opposition aux simples ‘«’ ‘ fables ’» :

‘Si tu me dis que ce ne sont que fables,
Inventions, et fictions semblables :
Sçaches que là y a moralité,
Où tu prendras bien grande utilité 271 .’

Sevin précise ce qu’il entend par la notion de sens moral : dans les Amadis, on ne combat que pour une juste querelle, c’est-à-dire pour son pays et pour châtier le vice ou l’iniquité. À la lecture de ce miroir du courtisan, les amateurs

‘[…] prendre pourront grand plaisir et profit :
Car il n’y a que chose tresdecente,
En nous monstrant le chemin et la sente
D’ordre equitable, et comment faire honneur
Doit le vassal à son Prince et seigneur,
Ayant egard soigneux à la personne
Qu’il fault parler, et aux motz qu’elle sonne :
Comme le filz humble au pere doit estre :
Le serviteur obeissant au maistre : […]
En nous mettans tousjours devant les yeux
De Dieu la crainte et son nom glorieux […] 272 .’

L’éthique des chevaliers, ou plutôt celle des courtisans, rejoint ici l’éthique chrétienne, qui a longtemps été la sienne. Mais Sevin ne se risque pas à prétendre qu’un roman où la sensualité occupe une large place renferme une vérité d’ordre spirituel : il défend seulement la présence d’une morale pratique, permettant de codifier les rapports sociaux, politiques et affectifs, ce qui est nettement plus compatible avec le texte d’Herberay. Pour cela, il n’hésite pas, comme souvent à l’époque, à transformer le decorum nécessaire dans la fiction en impératif moral. L’argumentation de C. Colet et d’E. Jodelle en faveur du rattachement de la trame du livre IX d’Amadis à la fiction moralisante est moins soignée que celle de Sevin : la double dimension du placere et du docere est reprise à Horace sans adaptation aucune. En 1553, Colet, le traducteur qui prend provisoirement la succession d’Herberay, use de la métaphore de la spatialisation verticale du sens, ‘«’ ‘ plaisir et profit ’» étant attribués artificiellement à tous les ‘«’ ‘ Romans’ ‘ 273 ’ ‘ ’» : la théorie morale et chrétienne se trouve plaquée sur cette forme littéraire, au lieu de s’articuler à ses lois propres. Jodelle ne fait pas mieux dans l’ode liminaire qu’il adresse à son ami traducteur, si ce n’est que pour désigner le texte de Colet, il use du mot ‘«’ ‘ fable’ ‘ 274 ’ ‘ ’». Un tel appellatif est notable dans l’histoire de la défense des Amadis : pour la première fois le terme canonique pour désigner la dimension allégorique du meilleur de la littérature antique et moderne apparaît dans le métadiscours romanesque. Jodelle adapte donc à la narration le discours du temps sur la richesse interprétative des mythes en invoquant le patronage non pas d’Ovide mais Homère, qui dans l’Odyssée a promu la vaillance et la constance sous les espèces de Pirrhée et de Laërte. Mais pas plus que Sevin, celui-ci ne rattache directement la forme du roman à la notion de poésie : pour l’heure, devant la condamnation érudite du roman formulée par les humanistes et les gens d’Église, aucun des lettrés n’ose faire intervenir le substantif Poësie dans son discours. La stratégie qu’ils utilisent consiste à mettre en avant l’herméneutique de la fable romanesque en convoquant l’une des règles poético-rhétoriques des Anciens. La conclusion attendue du syllogisme, à savoir que le roman de chevalerie, se conformant en partie à la morale chrétienne, possède la même valeur que les œuvres classées au patrimoine de la littérature occidentale, est jugée trop iconoclaste pour apparaître sous leur plume.

Notes
265.

Préface de La vie, ditz et faitz merveilleux d’Apollon le Tyanien, op. cit., pp. 625-626.

266.

« Preambule » du Rommant de la Rose, reproduit par B. Weinberg dans ses Critical Prefaces in the french Renaissance, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1950, pp. 59-64 et ici p. 61.

267.

Ibid., p. 63.

268.

Roland furieux, op. cit., non paginé.

269.

L’Hypnerotomachie, ou Discours du Songe de Poliphile, Paris, J. Kerver, 1546, « Aux lecteurs », fol. III r°.

270.

Cela est d’autant plus attendu que, comme l’explique G. Polizzi dans l’introduction à son édition du texte, le traducteur a largement euphémisé « l’érotisme colonnien » (Le Songe de Poliphile, Paris, Imprimerie Nationale, « Éditions », 1994, p. XX) ; en introduisant une dimension courtoise dans les discours et attitudes des personnages, il a en partie moralisé l’œuvre italienne.

271.

« Discours sur les Livres d’Amadis » en tête du Huitiesme livre d’Amadis…, op. cit., p. 74, v. 169-172.

272.

Ibid., pp. 71 et 72, v. 19-27 et 33-34.

273.

Le neufiesme livre d’Amadis…, op. cit., « À Monseigneur Jan de Brinon », p. 89.

274.

Ibid., « Ode d’Estienne Jodelle parisien, à Claude Colet champenois », pp. 89-91 et ici p. 91, v. 65. G. Aubert formule la même idée, dans le « Au lecteur » du Douziesme livre d’Amadis…, 1556, in Amadis en français…, op. cit., pp. 137-140 et ici p. 139, quand il affirme que « les Romans sont choses fabuleuses ». Probablement est-ce parce que l’allusion intervient dans un contexte renvoyant clairement à la poésie narrative qu’Aubert se permet de la formuler sous la forme d’une périphrase.