Chapitre 3
Traduction, adaptation, réécriture :
une poétique romanesque convergente

La relative indigence de la réflexion théorique de la Renaissance française au sujet du roman pourrait laisser penser à un retard de notre pays dans la rédaction d’œuvres romanesques. Cela est vrai pour ce qui touche à l’écriture de livres originaux : de romans qui ne sont pas la copie plus ou moins directe de modèles antérieurs, il en est peu. Mais si l’on considère le domaine de la réutilisation de matériaux hérités de l’Antiquité et du Moyen Âge ou importés de l’Italie et de l’Espagne quasi contemporaines, il faut constater l’existence au XVIe siècle d’une véritable politique de modernisation et de ‘«’ ‘ francisation ’» en matière romanesque. Loin d’ignorer le développement historique du ‘«’ ‘ genre ’» ni les efforts faits par des nations concurrentes pour son renouvellement, la France fait appel à des lettrés besogneux, parfois spécialisés dans cette activité, pour ‘«’ ‘ translater’ ‘ 312 ’ ‘ ’» un nombre important de textes. Nous ne pouvons omettre de nous pencher sur cet aspect majeur de la pratique romanesque de la Renaissance. Le problème de la ‘«’ ‘ version ’», en lien avec des aspects non seulement linguistiques et littéraires, mais aussi historiques et idéologiques, recouvre un continent réflexif immense ; nous n’avons pas la possibilité ici de traiter l’ensemble des questions qu’il soulève. Nous prétendons seulement mettre en lumière quelques traits vers lesquels converge la poétique romanesque propre respectivement aux activités de traduction, d’adaptation et de réécriture.

Trois catégories de romans mis sous presse entre 1500 et 1592 sont repérables : certains sont une transposition relativement fidèle de romans préexistants ; d’autres sont le fruit d’une volonté de naturaliser une source au point de lui faire subir des modifications sensibles ; enfin, des auteurs font le choix de puiser à un fonds commun de fictions connues pour créer un nouveau récit. Pour voir comment ces phénomènes scripturaires se réalisent, reportons-nous à l’inventaire des parutions de romans présenté dans notre Annexe I ; nous avons tenté d’y établir une typologie des versions romanesques proposées par l’imprimerie selon la plus ou moins grande proximité existant entre le texte-source et le texte-cible. Les termes édition, traduction, création et imitation font ici concurrence aux concepts englobants que nous venons de définir, preuve que l’approche de la pratique romanesque ne se laisse pas réduire à des modèles abstraits et que l’opération d’importation d’un substrat étranger doit être appréhendée au cas par cas. Quelle est la nature des versions romanesques proposées par l’imprimerie du XVIe siècle ? Comment se répartissent-elles numériquement et dans le temps 313  ? Les imprimeurs, entourés d’une équipe d’adaptateurs, sont les premiers à participer à une sélection des textes romanesques mis sur le marché français ; cela est particulièrement visible dans la publication des ‘«’ ‘ vieux romans ’», qui connaissent un pic de lecture dans la première moitié du siècle et un déclin quasi général vers 1580 (cf. début du Tableau 1). Seuls quatre-vingts titres environ de romans de chevalerie en prose sont mis ou remis sous presse, ce qui représente une faible proportion par rapport à la quantité des manuscrits disponibles depuis le XIIIe siècle. Pour ne citer que lui, le dérimage du poème Berthe au grand pied, si apprécié au siècle précédent, brille par son absence sur notre période d’étude. Cela n’empêche pas les éditeurs de s’appuyer le plus souvent sur les versions des chansons de geste et de quelques romans arthuriens dérimées au XVe siècle 314 . Dans le cas des rééditions d’incunables et des premières éditions de manuscrits, la contribution des presses du XVIe siècle à la transformation du matériau médiéval est essentielle : le passage à l’imprimé sanctionne non pas une reduplication, mais une traduction  souvent sommaire  du texte primitif 315 . Outre leur rôle de filtrage et de mise au goût du jour, les libraires s’attachent à rassembler, condenser ou isoler les histoires chevaleresques. C’est ainsi que l’édition princeps de 1598 des Livres de Merlin se présente comme une compilation de trois romans distincts : le Merlin de R. de Boron, séparé du reste de la Vulgate,une suite de cette Estoire de Merlin et les Prophéties de Merlin datant du XIIIe siècle. Pour donner une cohésion à un ensemble textuel disparate et créer une illusion de cycle, l’atelier d’A. Vérard a dû procéder au remaniement de certains passages. De même, est imprimé à partir de 1520 sous le titre Gerart de Roussillon non pas l’œuvre de J. Vauquelain écrite en 1447, mais son résumé. Enfin, Geoffroy à la grand dent, une partie de Melusine traitant du devenir du fils de la protectrice des Lusignan, est publié isolément dès 1549 et prend l’aspect d’une continuation du roman en prose de J. d’Arras. L’activité des libraires est donc à prendre en compte dans le mouvement d’assimilation romanesque de la Renaissance française, sa plus grande influence ayant consisté dans la vulgarisation de cette littérature. En rendant accessible au plus grand nombre des textes manuscrits, en les transcrivant et en orientant leurs aventures dans le sens de la féerie ou de la sensualité, elle a contribué à en démocratiser la lecture ; dès cette époque, s’amorce le passage thématique et stylistique des romans médiévaux vers le fonds populaire de la Bibliothèque bleue de Troyes. De façon générale, rares sont les textes chevaleresques de cette époque à ne pas avoir connu de forme manuscrite ; le cas échéant, il s’agit d’» imitations » de la pratique médiévale (cf. suite du Tableau 1). Il faut faire deux remarques à ce sujet : d’abord, le dérimage, la transcription de légendes grecques via leur version latine et l’écriture de suites s’inscrivent dans le prolongement de la production romanesque du Moyen Âge ; ensuite, les œuvres concernées se présentent comme la réécriture d’un modèle préexistant. Cela est évident pour la mise en français d’Apolonius, prince de Thir par G. Corrozet vers 1530, distincte de la prose du XVe siècle, mais aussi pour le Judas Machabeus en vers proposé par Ch. de Saint-Gelais en 1514. Nous pouvons en dire autant des suites de la geste de Renaud ou d’Ogier, reprenant ce qui a fait le succès des romans-matrice : La Conqueste de Trebisonde et Meurvin, sûrement rédigés à la charnière des deux siècles, sont en quelque sorte une variation sur les romans Les quatre filz Aymon et Ogier le Danois. Mais s’agissant des réécritures qui se distancient plus nettement de leur original, nous risquons l’appellatif de ‘«’ ‘ créations ’» : ou bien ces textes ont un ou plusieurs patrons médiévaux, mais s’en affranchissent clairement  c’est le cas des Tristan de Sala et de Maugin 316  , ou bien ce sont des suites tout à fait nouvelles entées sur une légende antérieure  comme pour l’Hystoire de Giglan, filz de messire Gauvain ou Gerard d’Euphrate , ou bien encore leur sujet les placent en dehors des cycles épiques et romanesques connus  Palanus, comte de Lyon, manuscrit attribué à S. Champier, et Philandre et Passerose mettent en scène des héros locaux 317 . Mais on le voit, les essais de ce genre relèvent toujours de la volonté d’imiter des méthodes d’écriture anciennes : les aventures bénéficient de sources plus ou moins directes et un mimétisme certain est mis en œuvre dans le traitement de celles-ci. Sans être dépaysés par ces histoires, le public populaire des vieux romans ne devait pas être près à accepter leurs aspects modernes, masqués sous des titres traditionnels ; du coup, les auteurs ont renoncé à de telles expériences après le milieu du siècle.

Reste à envisager, enfin, l’énorme massif des ‘«’ ‘ traductions ’», au sein duquel il faut distinguer les transcriptions fidèles des adaptations qui naturalisent le texte-source ; nous nous bornerons ici à mettre en lumière les ensembles romanesques en fonction de leur origine et de leur réception en France. Deux grands groupes apparaissent : le plus important comprend les romans écrits en Espagne et en Italie, généralement entre la fin du XVe siècle et le début du suivant ; l’autre recouvre les textes venus de l’Orient hellénisé antique, voire du Moyen Âge byzantin. Tout d’abord, il fallait qu’un public aristocratique trouvât son compte à la Renaissance dans le roman d’inspiration médiévale : ‘«’ ‘ voilà comment les livres d’Amadis sont venus en evidence parmi nous en ce dernier siecle ’», nous dit La Noue. De fait, les vingt-et-un livres d’Amadis de Gaule, dont les premières éditions s’étalent de 1540 à 1581, emportent la palme du nombre d’impressions dans le domaine des traductions de romans de chevalerie (cf. fin du Tableau 1). L’histoire de l’importation du texte en France est bien connue : entre 1525 et 1526, François Ier est retenu prisonnier à Madrid, où il voit la cour de Charles Quint se délecter des aventures d’Amadís de Gaula ; Garcí Ordóñez de Montalvo en a donné une première compilation en 1508 et une autre définitive en 1519, à laquelle il a ajouté entre temps un cinquième livre de son crû 318  ; à son retour, le roi le fait traduire en français. Le succès est immédiat : des premières versions jusqu’à la traduction du Douziesme livre, tous les volumes connaissent au moins quinze rééditions sur le siècle. Moins nombreux que les ‘«’ ‘ vieux romans ’» par leurs titres, les Amadis s’avèrent plus massivement attractifs et recrutent leur lectorat non seulement dans la noblesse de Paris et de province, mais aussi dans la bourgeoisie. Un fait nous confirme qu’il s’agit à proprement parler d’un phénomène de mode : pour la majorité, ces livres ne sont pas réimprimés après l’année 1577 ; un long arrêt de la production se produisant après 1556, il faut conclure à une concentration de celle-ci sur deux décennies. De Jodelle à Pasquier en passant par La Noue et Brantôme, tous l’affirment : les Amadis ont touché un public de cour et ils ont connu un succès incomparable au milieu du siècle 319 . La qualité de la version donnée par Nicolas de Herberay des Essars, le traducteur des huit premiers livres, n’est pas étrangère à cet engouement. C’est sur son patron que seront écrites les différentes traductions européennes puis leurs suites : un système souple d’échange ‘«’ ‘ supranational » ’du matériau chevaleresque s’instaure à la Renaissance, l’Italie servant de relais à l’Espagne à partir du Quinziesme livre d’Amadis dans la confection des histoires. La substitution des traducteurs hispanisants par des traducteurs italianisants ne s’est pas faite pour la série concurrente des Palmerin d’Olive, Primaleon de Grece, Flores de Grece, l’Histoire palladienne et Gerileon d’Angleterre : il s’agit de réécritures d’Amadís créées de l’autre côté des Pyrénées dès 1511, pour des raisons commerciales évidentes. Il est tout à fait remarquable que N. de Montreux, qui s’essaie en 1577 à la rédaction d’un Seiziesme livre d’Amadis, voie son invention passer totalement inaperçue, tant la production de ces séries met par nature en jeu les techniques de la traduction et du remaniement 320 . À côté de la ferveur suscitée par ces romans, les quelques textes traduits d’une source espagnole, tels l’Histoire amoureuse de Flores et Banchefleur ou les Amours de Luzman et d’Arbolea, font pâle figure. Les romans venus d’Italie qui appartiennent au fonds médiéval européen, comme Guerin Mesquin, n’ont pas plus soulevé l’enthousiasme. Il a fallu qu’une entreprise éditoriale s’attache à promouvoir les récents romanzi l’Orlando furioso, au premier titre, et en moindre mesure l’Orlando innamorato et Morgante Maggiore  pour que les déformations parodiques du matériau conventionnel fassent concurrence aux derniers fleurons de la littérature courtoise. Mais le travail des imprimeurs français et de leurs traducteurs attitrés a consisté à gommer le caractère irrévérencieux de ces productions pour les inscrire,au moins au premier abord, dans la veine des histoires d’armes et d’amours espagnoles : D. Janot et E. Groulleau, J. Des Gouttes et V. Gaultherot, à l’instar de V. Sertenas, les ont fait adapter en prose et les ont présentées comme des fictions illustrant l’interminable gloire de la Gaule 321 .

Si les romans d’aventures chevaleresques mis à la mode française ont été l’un des plus grands succès de librairie du temps, une thématique sentimentale nouvelle, étrangère à la tradition nationale, a tout de même suscité l’engouement du public. Encore faut-il faire des distinctions. Parmi les romans d’amour non courtois, les premiers à paraître sur notre période sont, à nouveau, ceux qui ont été inventés par l’Italie et l’Espagne (cf. colonne droite du Tableau 2). L’interaction entre le corpus amoureux de ces deux pays est remarquable : la Cárcel de Amor de D. de San Pedro et le Tractado compuesto por Johan de Flores a su amiga, publiés dans la dernière décennie du XVe siècle, ont été traduits par L. Manfredi en 1514 et 1521 ; quelques années plus tard, ces versions italiennes ont été francisées. De même, J. de Flores a exploité le canon de la Fiammetta en lui donnant une suite intitulée Breve Tractado de Grimalte y Gradissa ; la Deplourable fin de Flamecte a eu peu de succès sous la plume de M. Scève. Souvent, les translateurs français n’ont pas hésité à s’y prendre à deux fois pour obtenir un texte satisfaisant : G. Corrozet a corrigé une première version de la Prison d’amours et de l’Histoire d’Aurelio et d’Isabel et J. Martin, la traduction originelle du Peregrin donnée par F. Dassy 322 . L’Amant mal traicté de s’amye, traduit dans la langue fleurie d’Herberay, a plu d’emblée et a connu douze éditions sur une quarantaine d’années. De manière générale, nous avons ici affaire à des translations de qualité inégale, qui se signalent par leur respect commun du texte primitif et qui ont eu un retentissement auprès de l’aristocratie  spécialement féminine 323 . Le cas du roman pastoral s’avère aux antipodes de celui de ces romans d’amour, même si les originaux sont également italiens et espagnols. Les productions de ce type n’ont pas eu d’écho en France avant la fin du siècle et, même alors, elles ont reçu un accueil défavorable de la part du public : les traductions de l’Arcadie et de la Diane ont été peu ou pas du tout rééditées jusqu’en 1592 ; du côté des ‘«’ ‘ imitations ’» ou réécritures du texte de Montemayor, auxquelles se sont essayés Belleforest et Montreux, la Pyrenée est passée inaperçue, tandis que la quantité importante d’éditions des deux premiers livres des Bergeries de Juliette s’explique par la grande attente créée autour d’eux par les libraires ; déçus, les lecteurs se sont vite ravisés. Comme pour les romans sentimentaux et pastoraux écrits récemment, l’inventaire des romans de l’Antiquité grecque ou latine traduits au XVIe siècle laisse apparaître des disparités criantes (cf. colonne gauche du Tableau 2). Les romans grecs  en dehors de l’Histoire véritable, qui ne se situe pas dans la même veine que les textes d’Héliodore ou de Tatius ont bénéficié du fait que leur manière propre de traiter l’aventure et le sentiment amoureux ont répondu à un moment opportun à l’évolution des besoins socio-littéraires du pays. Les textes traduits par les hellénistes français ont introduit en Europe une poétique romanesque nouvelle, à laquelle ont été surtout sensibles les doctes, et qui a pris toute son ampleur au début du Grand Siècle 324 . La célèbre traduction d’Amyot a permis un accès privilégié au roman d’Héliodore : malgré la concurrence d’autres versions, c’est sous cette forme que l’Histoire Æthiopique a été lue de 1548 à 1662. De même, celles des Amours de Clitophon et de Leucippe et de la pastorale de Longus, qui ont reçu la contribution de J. de Rochemaure, de F. de Belleforest et du même Amyot, ont trouvé un lectorat dans un large cercle d’humanistes. Ces translations ont encouragé la rédaction de nouveaux romans grecs à l’extrême fin du siècle : tout comme les romans byzantins écrits à Constantinople au IXe siècle  comme celui d’Eustathe  à l’imitation des œuvres produites dans les provinces asiatiques de l’Empire romain, l’Œuvre de la Chasteté de N. de Montreux, parue en 1595, et Du Vray et parfaict amour du pseudo-Athénagoras,vraisemblablement écrit parMartin Fumée en 1569 et publié en 1599, constituent deux réécritures de romans grecs à attribuer au XVIe siècle 325 . Les érudits de la Renaissance ont également pu satisfaire leurs aspirations intellectuelles par la fréquentation d’un autre sous-genre romanesque, celui de l’allégorie (cf. Tableau 3). Le Roman de la Rose a ainsi reconquis les Français dès sa parution en incunable ; tandis que C. Marot a été soucieux de restituer en 1526 un texte qu’il estime altéré, J. Molinet n’a pas hésité à en donner une version moralisée. Quant à la traduction élégante du Songe de Poliphile produite par J. Martin, la modestie de son nombre d’éditions reflète mal l’influence d’un roman à portée philosophique, d’autant plus envoûtant que ses significations restent obscures. L’ouvrage de Colonna, lu dès sa parution en italien, a reçu l’admiration de nombreux lettrés  de Rabelais à Verville en passant par Gohory, qui se sont plu à y voir un sens ésotérique 326 . Autant dire, pour tous ces aspects, que la traduction, l’adaptation et la réécriture, qui consistent toutes trois dans le réinvestissement de matériaux anciens ou importés, sont à la base de la production romanesque quantitativement majoritaire au XVIe siècle en France. À partir de 1593 seulement, alors que s’achèvent les guerres de religion et que s’écrivent les premiers romans ‘«’ ‘ d’amours infortunées ’», les romanciers vont déclarer refuser cette poétique romanesque officieuse.

À partir de ce constat sur la nature des parutions de romans, se dégage un trait de fonctionnement propre au roman de la Renaissance, et au genre en général : cette forme littéraire a intrinsèquement tendance à s’écrire à partir du langage d’autrui. Nous faisons le choix d’étudier ici les modalités de transposition d’un matériau linguistique dans quelques textes qui, parmi les précédents, ont été écrits entre 1530 et 1560, période qui nous intéressera plus tard pour les rares romans qui corroborent l’originalité stylistique du genre tout en la complexifiant. Pour mesurer l’écart entre la soumission à un modèle et son affranchissement, entre la notion d’auteur et celle de transcripteur et entre l’idéologie véhiculée par un premier roman et celle instaurée par un autre, nous allons nous attacher à un panel restreint, mais aussi diversifié que possible, de proses qui composent avec une matière verbale antérieure. Le Roman de Richard transcrit par G. Corrozet, Philandre et Passerose inventé par J. des Gouttes et l’Amadis français d’Herberay s’avèrent des manifestations spécifiques de cette poétique, favorables à l’analyse différenciée des procédés de reprise et de détournement langagiers. Une telle perspective impose de se déprendre des jugements de valeur qui pèsent sur la traduction à partir des années 1540. Les topoi de la servitude et du travail sans gloire, récurrents dans le champ des polémiques littéraires, participent alors à une représentation dégradante de cette activité 327 . Néanmoins, celle-ci bénéficie depuis le XVe siècle d’un soutien royal en tant que moyen de promotion de la langue vulgaire et élément essentiel d’une démarche d’innutrition à l’échelle du pays, pour propager les savoirs auprès du plus grand nombre 328 . Dans le métalangage des appareils liminaires des textes traduits et des traités, cette contradiction se résout dans une image cohérente d’un traducteur-tâcheron, utile en son lieu mais forme subalterne d’écrivain. Des transcripteurs n’hésitent pas à manifester une franche désinvolture par rapport à ces discours politiques ou théoriques, quand d’autres s’y conforment plus strictement ; de même, si certaines traductions de romans peuvent être qualifiées de ‘«’ ‘ Belles Infidèles ’», un grand nombre d’entre elles fait pendant à cette volonté de naturalisation poussée du texte-source ; enfin, coexistent détournement et respect de la pensée de l’auteur chez les nouveaux rédacteurs. Pour analyser ces tendances littéraires, en nous gardant de postulats trop généralisants et réducteurs, nous étudierons successivement trois questions : d’abord, les fonctions de la mise en roman de récits français anciens ou de narrations contemporaines venues de l’étranger ; ensuite, la confrontation de deux instances discursives distinctes dans cette activité ; enfin, l’invention d’une prose littéraire française dans les romans traduits, en lien avec la mise en mots d’une idéologie sociale.

Notes
312.

Comme l’explique P. Chavy, dans son article « Les traductions humanistes au début de la Renaissance française : traductions médiévales, traductions modernes », Revue canadienne de littérature comparée, Canada, vol. VIII, 1981, pp. 284-306, au début du siècle s’opère une substitution des termes translater, translateur et translation par traduire, traducteur et traduction. Mais il constate que les deux familles de mots cohabitent assez tard dans le siècle et que ce passage ne correspond pas à une conception plus « moderne » de la traduction (p. 293). Nous employons ici translater dans un sens large, conforme à son étymologie : cela désigne l’action de faire passer une chose d’un endroit à un autre, en l’occurrence un matériau verbal d’un état linguistique à un autre.

313.

Comme l’écrit J.-C. Arnould, dans son article « Jean Martin dans ses préfaces : un traducteur à la Renaissance », in Traduction et adaptation en France, Actes du colloque de Nancy, 23-25 mars 1995, Paris, Champion, 1997, pp. 335-344 et ici p. 342, le traducteur et l’imprimeur-libraire participent à une « régulation du commerce de la parole » ; ils sont associés dans la « socialisation du texte » importé, ce qui nous invite à prendre en compte la diversité de l’attirance du public en fonction des thématiques romanesques.

314.

Pour la liste des épopées ainsi que des romans antiques, arthuriens et plus généralement d’aventures dérimés à partir du XIVe siècle, voir Les Mises en prose… de G. Doutrepont, op. cit., pp. 5-8.

315.

La Renaissance poursuit l’activité de déformation des légendes épiques, déjà mises sous forme romanesque au XVe siècle. Dans un célèbre article intitulé « Les adaptations en prose des Chansons de geste au XVe et au XVIe siècle », Revue du seizième siècle, Paris, 1915, t. III, pp. 155-181 et ici p. 158, É. Besch insiste ainsi sur la transposition linguistique des romans effectuée à partir de la fin du Moyen Âge :

Les imprimeurs suivirent ordinairement de très près [l]es manuscrits en prose du XVe siècle, sauf à les rajeunir encore un peu pour les conformer au progrès de la langue et des mœurs.
316.

Pour une mise au point sur les rapports que les œuvres de Sala et de Maugin entretiennent avec leurs sources, voir l’article de J. Frappier intitulé « Les romans de la Table Ronde et les Lettres en France au XVIe siècle », in Amour courtois et Table Ronde, Genève, Droz, 1973, pp. 365-281, ainsi que celui de C. Verchère intitulé « ‘Et en ceste tribulation comme au dormir de la mort’ : le Tristan de Pierre Sala », in in Le Renouveau d’un genre…, op. cit.

317.

Au sujet de ces deux textes, voir l’article de R. Cooper intitulé « Le roman à Lyon sous François Ier : Symphorien Champier et Jean des Gouttes », in Il Romanzo nella Francia del Rinascimento…, op. cit., pp. 109-126.

318.

Cet Amadís est déjà une réécriture d’un roman qui circulait en Espagne et au Portugal au moins depuis le XIVe siècle, sous la forme de différentes versions. Le procédé de la continuation qu’inaugure Montalvo pour ce cycle va se poursuivre après le cinquième livre, où le héros se trouve pourvu d’une descendance, sur six générations successives de personnages… Au sujet des « branches mortes […] commercialement parlant » de l’Amadís, nous renvoyons à la thèse de L. Guillerm intitulée La Traduction française des quatre premiers livres de l’Amadis de Gaule. Le discours sur la traduction en vulgaire, ou sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, Thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 1987, chap. » Une traduction à succès », pp. 16-41.

319.

Jodelle, dans son ode liminaire de l’édition du Neufiesme livre d’Amadis, op. cit., p. 91, v. 62-63, rappelle que cette œuvre « Par le peuple en mespris est mise,/ Peuple indigne de telz apas ». La Noue, qui en décrie sévèrement les livres, précise néanmoins, dans ses Discours politiques et militaires, op. cit., p. 162, que

Sous le regne du Roy Henri second, ils ont eu leur principale vogue, et croy que si quelqu’un les eust voulu alors blasmer, on lui eust craché au visage […].

Pasquier dit de même : « Jamais Livre ne fut embrassé avec tant de ferveur que cettuy, l’espace de vingt ans ou environ : neanmoins la memoire en semble estre aujourd’huy évanoüie » (Les Recherches de la France, op. cit., t. II, livre VII, chap. 5, p. 1410). Dans Les Dames galantes, Paris, Garnier, 1967, p. 357, Brantôme blâme également les Amadis, mais il évoque l’effet surprenant de ces histoires, capables de transformer mentalement et physiquement leurs lectrices :

Je voudrois avoir autant de centaines d’escus comme il y a eu des filles, tant du monde que relligieuses, qui se sont jeadis esmeues, pollues et dépucellées par la lecture des Amadis de Gaule.
320.

Dans « ‘Nostre histoire renouvelée’ : the reception of the Romances of Chivalry in the Renaissance », in Chivalry in the Renaissance, op. cit., pp. 175-193 et ici pp. 176-177, R. Cooper définit à juste titre « Amadis and its clones » comme autant de « pastiches of medieval prose romances ».

321.

Pour la version française du texte de l’Arioste, R. Gorris propose, dans son article « Traduction et illustration de la langue française : le Roland furieux lyonnais de 1543 », in Lyon et l’Illustration de la langue française, Actes du colloque de Lyon, 6-9 décembre 2002, à paraître, des hypothèses sur l’identité des personnes réunies par J. Des Gouttes ; la participation de J. Martin ne ferait pas de doute. Elle insiste, par ailleurs, sur le fait que le mécène de cette entreprise est l’archevêque de Lyon et de Milan, Hippolyte d’Este, c’est-à-dire le neveu du dédicataire de l’Orlando de 1516. L’édition parue chez S. Sabon entre donc dans un projet diplomatique, politique et culturel d’entretien des relations franco-ferraraises.

322.

Comme le précise M. Colombo-Timelli au sujet du texte de J. de Flores, dans son article « La première édition bilingue de l’Histoire d’Aurelio et d’Isabel (Gilles Corrozet, Paris, 1546)  ou : quelques problèmes de traduction d’italien en français au XVIe siècle », in Traduction et adaptation en France, op. cit., pp. 299-318 et ici p. 299 en note, « il s’agit bien de deux traductions différentes ». Nous suivons les renseignements de l’auteur quant au nombre d’au moins quinze éditions bilingues italien-français entre 1546 et 1582, de trois éditions français-espagnol entre 1556 et 1560 et de deux autres français-anglais en 1556 et 1588 (p. 300). Celui de dix rééditions pour la translation de J. Martin vient de l’introduction de C. de Buzon aux Angoysses douloureuses…, op. cit., p. 34.

323.

On peut conjecturer que la querelle des Amyes n’est pas étrangère au succès précoce du roman d’amour en France, ce que suggèrent les rapprochements faits par Y. Giraud et M.-R. Jung entre des œuvres poétiques françaises et les romans étrangers (La Renaissance, op. cit., t. I, p. 145). Sur le fait que les traductions sentimentales ne subissent pas la liberté de traitement qu’Herberay s’autorise dans les Amadis français, voir les indications de L. Guillerm dans La Traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., pp. 33-34.

324.

Les romans héroïques de La Calprenède et de M. de Scudéry se donnent pour modèle les Éthiopiques. L’enjeu théorique et pratique du roman grec est alors immense, puisque cette forme antique sert paradoxalement de caution pour présenter D’Urféet ses épigones comme des romanciers « modernes ». Voici comment F. Plazenet-Hau résume la complexité des manœuvres conceptuelles dans la première moitié du XVIIe siècle (L’Ébahissement et la délectation..., op. cit., p. 15) :

Les hommes de la période dérivent de l’origine du roman antique du roman moderne à la fois l’occasion d’une défense théorique du genre, placé en parallèle avec les genres nobles de l’épopée et de la tragédie, et une conception spécifique du roman, car elle revendique l’héritage épique en s’appuyant sur une critique du roman de chevalerie et du romanzo italien […].
325.

Nous renvoyons à la bibliographie des « imitations et adaptations françaises des romans grecs aux XVIe et XVIIe siècles » donnée par L. Plazenet-Hau, ibid., pp. 724-729 ; les essais de ce genre se multiplieront au début du XVIIe siècle, en particulier sous la plume de La Calprenède. Précisons que si ce dernier texte avait paru en 1569, nous l’aurions placé sans faute dans la catégorie des imitations de romans grecs.

326.

Sur la lecture déformante de l’Hypnerotomachia Poliphili en France, voir G. Polizzi, « La fabrique de l’énigme : lectures ‘alchimiques’ du Poliphile chez Gohory et Béroalde de Verville », in Alchimie et philosophie à la Renaissance, Actes du colloque de Tours, 4-7 décembre 1991, J.-C. Margolin et S. Matton (dir), Paris, Vrin, « De Pétrarque à Descartes », 1993, pp. 265-288.

327.

Dans un article intitulé « L’auteur, les modèles et le pouvoir ou la topique de la traduction au XVIe siècle », Revue des Sciences humaines, Arras, n° 180/3, 1980, pp. 5-31, L. Guillerm cite moult passages de textes réflexifs où l’image du traducteur est dépréciée. Par ailleurs, si l’on veut simplifier le débat sur la valeur de l’activité de translation, on peut dire que les auteurs des arts poétiques se répartissent en deux camps : les Anciens font l’éloge de la « Version ou Traduction » et n’hésitent pas à l’élever au rang de genre littéraire sous prétexte qu’elle participe à l’enrichissement de la langue vernaculaire et à la vulgarisation des savoirs, tandis que les Modernes, membres de la Pléiade, mettent en doute la possibilité d’une restitution linguistique fidèle et préfèrent que les poètes s’imprègnent de leurs modèles par le biais de l’imitation, selon la conception spécifique qu’en donne la Défense. Sur la théorie de la traduction dans ces traités, voir G. P. Norton, The Ideology and Language of Translation in Renaissance France and their humanist Antecedents, Genève, Droz, 1984, pp. 96-110.

328.

Nous renvoyons aux conclusions que L. Guillerm tire des dédicaces des traductions adressées aux monarques, de Charles V à François Ier (La Traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., pp. 356, 547 et 549). Rappelons-nous également que Du Bellay nuance son mépris des traducteurs lorsqu’il songe à « ceux qui, par le commandement des princes et grands seigneurs, traduisent les plus fameux poètes grecs et latins : pour ce que l’obéissance qu’on doit à tels personnages ne reçoit aucune excuse en cet endroit » (Défense, op. cit., I, 6, pp. 213-214).