La francité connaît, selon M. A. Lorgnet, ‘«’ ‘ une crise de conscience linguistique ’» au XVIe siècle 329 . Il est vrai que, si le Moyen Âge a fait de la jeune langue romane une langue écrite et de culture, la victoire du ‘«’ ‘ françoys ’» sur le latin et les autres parlers du territoire n’est pas assurée à l’aube du siècle. Jusqu’à l’ordonnance de Villers-Cotterêts, le parler officiel est celui des clercs, non compris par une bonne partie de la population ; la monarchie encourage donc toutes les entreprises d’enrichissement et de modélisation d’» illustration », dit Du Bellay de la langue nationale. La traduction est, à ces deux titres, essentielle : elle profite ‘«’ ‘ à la chose publique ’» parce qu’elle induit l’acclimatation lexicale de termes étrangers et qu’elle permet une revanche du patrimoine littéraire national sur la créativité des nations culturellement concurrentes 330 . Il est notable que la forme romanesque, qui doit son nom à la vieille langue vulgaire, participe au premier chef à un tel projet, comme si l’activité de la Renaissance en ce domaine se calquait sur le sens du mot au Moyen Age. Nous l’avons vu, roman a d’abord désigné un état historique du françaiset cette appellation a vite pris le sens de texte français qui est le résultat de la traduction ou du remaniement d’un texte latin 331 . Le double sens étymologique et littéraire de roman est conservé au XVIe siècle dans les dérivés du nom : outre l’expression romanzé langage, le verbe romancer est utilisé de façon polysémique pour signifier parler ou écrire en français ; le romanseur et le romancier sont aussi bien des écrivains de langue française que des auteurs de romans de chevalerie. Au XVIIe siècle, le premier alinéa des dictionnaires de Richelet, de Furetière et de l’Académie développe, longuement et avec foison de précisions, les deux significations. Or à la Renaissance, la « mise en roman » ne constitue pas seulement une donnée bien cernée par les philologues : elle nous semble le soubassement principal de la pratique romanesque du temps. Au lieu de chercher à inventer un matériau narratif en le concevant directement dans la langue nationale, des écrivains choisissent d’emprunter au monde grec, à l’Italie et à l’Espagne la trame de leurs récits et de l’adapter en français. Ce faisant, ils mettent au jour la nature langagière, plutôt que thématique, du substrat qui sert à la composition romanesque ; ils postulent la condition verbale de l’écriture non seulement enroman, mais deromans.
Jan Martin, translateur d’emprise. Réflexion sur les constructeurs de textes à la Renaissance, Bologne, Presses de l’Université de Bologne, 1994, p. 11.
Nous reprenons ici certains rôles définis par P. Chavy pour la translation : sa « fonction patriotique » consiste dans l’enrichissement de la langue française et sa « fonction importatrice » repose sur l’intégration à la culture nationale du fonds littéraire d’autres pays (« Domaines et fonctions des traductions françaises à l’aube de la Renaissance », Revue de Littérature Comparée, Paris, n° 2, 1989, pp. 147-153). Pour la métaphore belliqueuse utilisée dans le paratexte des traductions vers 1540 et la « mise en scène héroïco-chevaleresque » de notre langue, voir La Traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., pp. 68-72.
Selon le F.E.W., cette acception de roman a dû apparaître aux alentours de 1140 (op. cit., vol. 10, p. 453). Fauchet fait le constat, dans son Recueil de l’origine de la Langue…, de la relation métonymique existant entre l’ancien français et le nom donné aux ouvrages écrits et plus seulement traduits en cette langue (op. cit., p. 32) :
Delà vient que l’on trouve tant de livres de divers dialectes, Limosin, Wallon ou François, et Provençal, portans le nom de Romans : voulans les poëtes donner à cognoistre par ce titlre, que leur œuvre ou langage n’estoit pas latin ou Romain Grammatic, ains Romain vulgaire.