1 - Un héritage de la pratique médiévale

Depuis les romans dits ‘«’ ‘ antiques ’» jusqu’aux proses du XVe siècle, la pratique romanesque du Moyen Âge s’est définie par la translation en langue vernaculaire d’une œuvre appartenant d’abord au passé étranger  celui de l’Antiquité ou de la Grande Bretagne  puis au patrimoine national  les auteurs prétendant sans cesse moderniser les textes de leurs prédécesseurs. Nous souhaitons revenir sur la démarche d’exhibition d’une source de la part des auteurs de romans médiévaux parce que, de manière peut-être anachronique, celle-ci est encore centrale au XVIe siècle dans la présentation des vieux romans, des traductions et des œuvres créées sur des modèles anciens.

Un passage en revue du métadiscours des compositions romanesques entre le XIIe siècle et la fin du XVe siècle, situé le plus souvent en tête d’ouvrage, conduit à constater la récurrence du postulat de la véracité de l’histoire contée. Plus précisément, nous avons remarqué une conjonction fréquente entre deux prétentions de fidélité : au sujet de la source, supposée historique, et au sujet de la transposition linguistique, présentée comme conforme à l’original. Il semble, en effet, que la clause de style ‘«’ ‘ dit l’histoire ’» fonctionne à la fois comme une référence à un passé consciencieusement restitué et comme le signe visible d’une poétique romanesque définie par la réécriture. Dans l’évolution de la fiction médiévale, les romans antiques sont les premiers à vouloir rendre compte de l’histoire gréco-romaine et, dans le cas du Brut de Wace, de l’histoire celtique. Ils transcrivent des épopées antiques, telles la Thébaïde de Stace ou l’Énéide, et des compilations historiques de la basse latinité, comme celles du Pseudo-Callisthène ou de Darès le Phrygien. L’auteur du Roman de Troie se prétend ainsi historien et philologue tout à la fois : par sa capacité à lire le latin, il informe ses contemporains des grands événements du passé troyen et entend choisir la source la plus sûre et la traduire avec exactitude 332 . La proclamation de ces romanciers de faire œuvre historique s’avère évidemment en décalage avec leurs réalisations, ne serait-ce que par l’engagement politique que suppose la reconstitution de vastes fresques dynastiques. De plus, leur entreprise historiciste est contredite par le plaquage d’éléments de la civilisation contemporaine sur des données antiques : les héros païens traditionnels côtoient des personnages ressortissant à la noblesse chrétienne. En un mot, si les romanciers prétendent « mettre en roman » des histoires des temps immémoriaux et des chroniques du monde médiéval, c’est qu’ils veulent transmettre à des laïcs un savoir ancien pour le faire fructifier : au souci de reconstituer le réel dans sa diachronie, se surimpose une volonté contradictoire de le rendre accessible en le modifiant. Si une rupture s’opère entre cette conception du roman et celle que proposent Chrétien de Troyes et en moindre mesure Thomas, celles-ci ne s’opposent pas tout à fait terme à terme. Certes, c’est à partir du prologue du Chevalier de la Charrette que Chrétien utilise le substantif roman dans le sens d’entreprendre la composition d’un roman, et non plus dans celui de mettre en roman  se produit à ce moment précis la particularisation de sens que l’on connaît 333 . Mais jusque-là, le romancier est défini comme le vulgarisateur, apte ‘«’ ‘ à bien dire et à bien apprendre ’», d’une « estoire » déjà rapportée par les jongleurs, mais sous forme corrompue ou consignée par écrit par un précédent clerc. Une certaine continuité, par ailleurs, est décelable entre ces postulats a priori antithétiques : dans le métadiscours des romans de Chrétien et dans celui des Tristan, la liberté de l’auteur se situe dans l’imposition d’une cohérence à un matériau hérité. L’innovation passe spécifiquement par la mise en œuvre de la conjointure, c’est-à-dire par l’art d’assembler et de disposer des éléments anciens d’une manière toute personnelle. Le début d’Érec et Énide attribue ainsi à ‘«’ ‘ Crestïens de Troies ’» le fait d’extraire ‘«’ ‘ d’un conte d’aventure / Une mout bele conjointure ’», c’est-à-dire de fédérer une série d’événements réputés vrais par la cohérence d’un style. L’audace est ensuite portée à son comble puisque le conteur, qui écrit sans aucun modèle direct, précise que les recommandations données par sa protectrice, la comtesse de Champagne, qui n’ont pu être que lapidaires, lui servent de ‘«’ ‘ matiere et san ’» ; son travail réside dans l’organisation d’un ensemble textuel complexe 334 . Mieux que n’importe quels autres discours du Moyen Âge, les ouvertures des premiers romans bretons théorisent donc la compatibilité subtile entre réécriture d’un modèle et invention : la création romanesque ne peut s’envisager que dans un processus de reproduction, globale ou partielle, et de transformation d’un texte antérieur. Quant aux grands cycles en prose du XIIIe siècle, ils opèrent un retour massif vers la prétention à l’habillage historique, qui était celle des romans antiques. La prose contribue à donner une authenticité au récit en tant qu’elle ne sacrifie pas, comme le vers, à l’ornement ; rien d’étonnant à ce qu’elle s’impose simultanément chez les romanciers et chez les chroniqueurs français. Comme l’explique D. Combe, à partir de là, la narration qui se veut objective a tendance à s’écrire en prose :

‘À l’origine, le vers n’est nullement perçu comme incompatible avec la fiction ; bien au contraire, c’est parce qu’on a voulu attribuer au roman une valeur de vérité (à l’encontre de la fiction) pour lui conférer un statut « sérieux », attesté par la dénomination ambiguë d’» estoire », qu’on a adopté la prose. C’est là une preuve a contrario de l’affinité du vers et de la fiction, dans une perspective presque platonicienne 335 .’

Mais l’» estoire » que reprennent les manuscrits du Lancelot-Graal, de La Mort le roi Artu ou de l’immense Tristan n’est autre que la matière arthurienne : les auteurs anonymes ne cessent de feuilleter un virtuel Livre du Graal, dont le contenu serait inépuisable. Le choix de la prose se justifie donc également par les facilités qu’elle laisse dans la complication des aventures, le gonflement des descriptions et la multiplication des personnages. Alors qu’à la fin du XIIIe siècle et au début du suivant sont composées de nouvelles chansons de geste qui intègrent des éléments romanesques, le XVe siècle va tendre à assimiler définitivement le fonds de l’épopée à celui du roman en les coulant dans le moule de la prose. Or ce mouvement d’adaptation des vieux poèmes de matière carolingienne, antique ou bretonne a peu à voir avec la réécriture libre des romans arthuriens au XIIIe siècle : elle tient à la volonté de pallier une évolution radicale des modes et de la langue, qui empêche de goûter les histoires de chevaliers écrites au haut Moyen Âge 336 . Les ‘«’ ‘ dérimages ’» sont, en effet, inspirés par l’idée que les romans en vers qui intéressent encore et surtout les nombreuses chansons de geste en décasyllabes ou en alexandrins ont besoin d’un rajeunissement culturel et linguistique. Nombreux sont les adaptateurs à ne pas mentionner les œuvres versifiées qu’ils transcrivent ; mais les contemporains de ces Ph. Camus, P. Dupin, J. Baignon, P. Desrey, J. Vauquelin et de la foule des prosateurs anonymes ont conscience que ce sont des clercs plus versés dans les langues que dans la composition littéraire 337 . Alors que certains textes ont connu peu de succès dans leur version d’origine en vers, la mise en prose donne ainsi un nouveau prestige aux légendes d’autrefois : c’est le cas de Berinus, adapté entre 1350 et 1370 d’une chanson de geste fortement marquée par des éléments courtois ; de la Belle Helaine de Constantinople, dont sont créées deux versions par des auteurs distincts ; et d’Apollonius de Tyr, dont la matière grecque, transcrite en latin, a été fortement marquée par la chanson Jourdain de Blaves et a fini par connaître le traitement littéraire et idéologique de toutes les mises en prose 338 . Un des premiers traits de la vision du monde imposée par les traducteurs aux œuvres qu’ils modernisent est la prétention à l’historicité : alors qu’un besoin de réalisme se répand dans les lettres, les vieilles légendes sont considérées comme de l’histoire formulée en mauvais langage, dont le dérimage aurait pour fonction de restituer le contenu en corrigeant la corruption de la forme. Comment ne pas voir que les proses des XIVe et XVe siècles soit transcrivent des passages entiers de chroniques médio-latines, soit s’inspirent des textes de Froissard ou Commynes de manière à se donner un air historique 339  ? D’autres éléments définissent la pratique des translateurs et l’infléchissement qu’ils font subir aux œuvres primitives, le souci de la référentialité n’étant pas contredit par eux, mais participant comme eux aux codes que la société contemporaine attend de tout récit. Il s’agit, d’abord, d’une volonté d’édification et de moralisation : des prologues didactiques sont placés en tête d’ouvrages où règnent violence des mœurs guerrières et pratique assez libre de l’amour ; plus généralement, des réflexions pieuses émaillent les textes, sans réussir à masquer leur manque d’exemplarité. D’autre part, les remaniements du XVe siècle sont la manifestation du vif intérêt porté de manière générale à la logique narrative 340 . Cela se traduit de plusieurs manières : on multiplie les transitions entre les différents épisodes par l’introduction d’explications et de justifications au sein des enchaînements séquentiels ; on n’hésite pas à résumer certains pans du texte-source si on les trouve superflus ; inversement, des ajouts descriptifs peuvent être faits pour permettre au lecteur de se représenter la scène. Tout est fait, en somme, pour donner un caractère minimaliste au récit, ce qui impose une franche réduction des discours et parfois du matériau sentimental : seule importe la multiplicité des aventures. Nous devons ainsi conclure que, comme pour l’activité de réécriture, qui préside à l’essentiel de la production romanesque du XIIe au XIVe siècle, il n’existe pas de dérimage mécanique : l’adaptation est une pratique nécessairement réflexive, qui suppose une sélection de données et un réinvestissement de celles-ci en vue d’un nouveau public.

L’essentiel des publications romanesques de la Renaissance ressortit à la thématique chevaleresque et se place dans la continuité de ce mode médiéval de production littéraire  celui de la ‘«’ ‘ translation ’» au sens large du terme. Même dans le cas des romans réimprimés, des modifications sont introduites par les éditeurs 341 . Au niveau de la présentation matérielle des textes, la division en chapitres est maintenue et des rubriques sont ajoutées pour faciliter la lecture ; d’un point de vue linguistique, des éléments lexicaux sont transcrits dans un parler compréhensible pour l’époque. Prenons l’édition de 1584 d’Artus de Bretagne, un des seuls romans de tradition purement bretonne à paraître à la Renaissance 342 . Si l’éditeur fait choix d’imprimer le manuscrit originel du XIVe siècle plutôt que le long remaniement du XVe siècle, c’est que celui-ci supposait du lecteur certaines compétences pour reconnaître le sens de motifs intertextuels, tels ceux du passage du pont ou de l’affrontement avec un géant. Or l’imprimé n’a d’autre ambition que de susciter une lecture de plaisir, sans effort, à destination d’un public qui a oublié les références plurielles que possédait la matière arthurienne dans les récits des XIIe et XIIIe siècles. L’arrière-plan religieux s’efface ici puisque tout est fait pour limiter l’ambiguïté du merveilleux, pour conférer un sens unique et évident à la masse narrative : seuls importent l’exploit guerrier individuel et une sentimentalité exacerbée, qui confine parfois à la gauloiserie. Quant aux romans du XVIe siècle qui s’inscrivent dans le sillage de la pratique médiévale tardive, ils reprennent l’ancienne technique de l’adaptation et de la réécriture, tout en mettant naturellement au goût du jour les vieux romans dont ils s’inspirent. Le Nouveau Tristan de Maugin s’affiche ainsi comme ‘«’ ‘ nouvellement fait Françoys […] tant pour l’illustration de la langue Françoyse que pour la recreation des Gentils-hommes, Dames et Damoiselles’ ‘ 343 ’ ‘ ’». La construction d’un « faux » médiéval est plus poussée dans l’» Epistre aux lecteurs » de Gerard d’Euphrate : l’auteur anonyme dit avoir mis ‘«’ ‘ en nostre vulgaire un Poëte Vuallon » et fait la part entre le langage ’ ‘«’ ‘ aboly » et l’» usité »’ ‘ 344 ’ ‘. ’Or aucun manuscrit de chanson de geste traitant des guerres menées par le fils de Doolin de Mayence n’a été retrouvé, ce qui induit à penser que ce pseudo-dérimage est une suite originale de Doolin. L’œuvre est en même temps une compilation de plusieurs sources, dont la Chronique du Pseudo-Turpin. Le remanieur innove cependant en s’inspirant de certaines formules romanesques qui ont assuré le succès d’Amadis ; il ne cache d’ailleurs pas qu’il a adapté une première version de son cru, antérieure d’une vingtaine d’années et jamais imprimée, aux exigences nouvelles du public. Giglan, fils de Gauvain, et Geoffroy de Mayence de C. Platin, paru vers 1520, se trouve également défini comme la ‘«’ ‘ translat[ion] […] d’une rime espaignole en prose françoise ’». Cela laisse supposer soit l’incompétence du compilateur, qui a pu confondre le langage provençal de Jaufré  une de ses sources  avec de l’espagnol, soit son opportunisme à profiter du succès d’Amadís 345 . La reprise des techniques d’écriture médiévales à la Renaissance apparaît, par ailleurs, dans les méthodes, encore en vigueur, du dérimage, de la transcription de textes latins ou grecs et de la rédaction de suites. Leur pratique est la preuve de l’existence, avant la rupture que constitue l’importation d’Amadís, d’une forme de modernisation des romans de chevalerie autre que celle pratiquée par Sala, Des Gouttes, Maugin ou Platin. Il n’est cependant pas sûr que les contemporains avaient conscience de la nouveauté de ces textes : savaient-ils faire la part entre les suites récemment rédigées des Quatre filz Aimon ou d’Ogier le danoys et d’autres plus anciennes, comme la Conqueste de Grece faicte par Philippe de Madien ou Mabrian ? L’activité de continuation par réécriture est réalisée, en effet, sous des espèces assez semblables dans la Conqueste de Trebisonde, troisième prolongement des Quatre filz Aimon, dans Meurvin etdans le texte de Perrinet Dupin, qui est une suite de Florimont dérimé. L’étude particulière du dérimage de Richard sans peur est nécessaire pour montrer, inversement, combien certains adaptateurs du XVIe siècle se livrent à une utilisation plus libre de la matière qu’ils réécrivent. Ce Rommant de Richart sans paour paraît à Paris chez A. Lotrian et D. Janot sans être daté ; l’auteur, qui signe Gilles Corrozet, déclare avoir traduit un poème ‘«’ ‘ de vieille rime en prose ’» :

‘Je Gilles corrozet et simple translateur de ceste hystoire prie à tous lecteurs qu’ilz veuillent supporter les faultes qui y seront trouvées, car il eut esté impossible de le translater nettement pour le lengaige corrompu dont il estoit plain 346 .’

Au topos du langage corrompu se surimpose l’idée de ‘«’ ‘ fautes » ’laissées dans la transcription et, timidement, celle d’une transgression faite à la fidélité à la source : du roman d’aventures en vers datant probablement du XIVe siècle, mais dont il ne reste aujourd’hui qu’un incunable daté de 1496, au dérimage paru vers 1535, il existe un fossé certain 347 . La figure historique du duc de Normandie Richard avait déjà subi une modification dans le poème par l’ajout du motif du démon incarné dans le cadavre d’une princesse : héritant d’une malédiction par son père Robert le Diable, le protagoniste était confronté à un fantastique terrifiant, choisissait un itinéraire ascétique, et finissait par obtenir l’assurance du Salut. Sous la plume de Corrozet, une nouvelle conception de l’irrationnel se fait jour : Richard recherche à toutes forces la peur, comme un sentiment qu’il ignore. Le diabolique n’inquiète plus, il est un expédient narratif permettant une héroïsation du personnage : l’adaptateur ajoutant des exploits guerriers et des épisodes galants empruntés à la tradition arthurienne, la quête reste au niveau de l’aventure. Dès lors, l’intérêt de la narration se déplace de la représentation du satanique comme lieu d’épreuve existentielle vers la mise à distance du personnage du diable : celui-ci devient un simple masque surnaturel destiné à exalter la force du chevalier, au même titre que les géants ou les phénomènes magiques des romans courtois imprimés à la même époque. Corrozet veut rationaliser le matériau fantastique et spirituel par des éléments explicatifs et se plaît à donner au parcours du héros une structure en crescendo. Le roman s’achève, en effet, sur le mariage de Richard avec la fille du roi d’Angleterre et sur son accession au trône, le prince héréditaire ne souhaitant pas régner ; dans le poème, au contraire, le héros terminait son parcours spirituel par une victoire sur le mal  » Ore ne me tente plus ! », lançait-il à Lucifer  et menait une vie sainte et solitaire ponctuée de fondations pieuses. Il y a donc peu en commun entre le didactisme du premier récit, qui cherchait à convertir les âmes et les engager à une vigilance perpétuelle face aux assauts du démon, et l’enjeu amoureux et politique du second. Il est frappant que certaines des tendances des mises en prose du XVe et du XVIe siècle se retrouvent dans Amadis. Esquissons à grands traits l’analogie possible entre les dérimages infidèles et les invariants qui existent entre les versions de Montalvo et d’Herberay. Tout d’abord, Amadís se présente comme une œuvre composite, même s’il fait essentiellement intervenir des éléments bretons, empruntés à Lancelot et Tristan. Entre le XIVe et le XVIe siècle en Espagne, plusieurs transcripteurs ont remanié un récit initial, aujourd’hui perdu. Il n’est pas anodin que Montalvo, le dernier de ceux-ci, fasse fallacieusement mention, dans un prologue que traduit Herberay, d’une rédaction inconnue des quatre premiers livres, ‘«’ ‘ trouvez par cas fortuit en ung Hermitaige, pres Constantinople, soubz une tombe de pierre, escritz en lettre, et en parchemin […] antique ’» : cela lui permet de rejeter celles ‘«’ ‘ des maulvais escripvains, ou traducteurs trop corrompuz »’ ‘ 348 ’ ‘. ’En même temps qu’il prétend donner une version expurgée d’Amadis et qu’il fait allégeance à la poétique du remaniement, le nouvel auteur rejette ici au loin son modèle et laisse libre cours à sa volonté d’innover ; à partir du cinquième livre d’ailleurs, il n’y a plus d’original manuscrit : tout est invention  ou plutôt art de la variation sur des motifs connus  de la part de Montalvo puis de ses continuateurs. Un autre aspect de l’imitation libre à laquelle se livre l’écrivain castillan est la propension qu’il affiche d’écrire de l’histoire. Il retrouve une ancienne obsession des remanieurs, tout en prenant acte des mutations entraînées par l’effondrement du système féodal : dans la mesure où un cadre monarchique s’est substitué au cadre vassalique, le pouvoir se concentre à présent dans la personne du prince. Un enjeu politique, plutôt qu’une méthode historique, est donc à l’œuvre dans l’écriture chevaleresque du début du siècle : si déjà les proses du XVe siècle n’hésitaient pas à faire l’éloge d’un protecteur en inscrivant sa famille dans une généalogie mythique, la mode de l’historien-romancier attaché à une personnalité royale ou aristocratique prend alors une allure plus rationnelle et concertée 349 . Dans son prologue, Montalvo évoque ainsi la glorieuse conquête de Grenade et déplore que des historiens n’aient pas rapporté la geste de Fernand d’Aragon, de manière à immortaliser sa croisade contre les Infidèles ; Amadís aurait pu servir à consigner dans un langage esthétisé la gloire du roi et du royaume 350 . On le voit, l’idéal chevaleresque s’incarne dans les faits d’armes de la Reconquista, des guerres d’Italie ou des combats menés sur les frontières pyrénéenne et flamande. En France, cela perdurera jusqu’au milieu du siècle, la mort d’Henri II entraînant un recul des rapports entre le roman de chevalerie, l’histoire contemporaine et la représentation mythique des souverains. De 1540 à 1548, Herberay cherche ainsi à réfléchir dans le récit qu’il traduit l’image du roi champion de la chrétienté. Dès le paratexte du premier livre, il fait mention de sa qualité d’homme d’armes  il a participé à plusieurs campagnes militaires en tant que commissaire ordinaire de l’artillerie du roi  et déclare que seule la trêve entre le roi et Charles Quint lui a fait s’adonner à la lecture d’Amadís ; de plus, sa traduction n’aurait pas d’autre ambition que d’» exalter la Gaule 351  ». Les préfaces des autres volumesne cesseront de faire allusion à la politique extérieure de la France ; la dédicace au roi du Cinquiesme livre établit même un parallèle précis entre la lignée directe de François Ier et les personnages du roman 352 . En un mot, le métadiscours des deux Amadis définit le romancier comme un historien pour les princes, ce qui constitue une filiation avec l’optique du dérimage au siècle précédent. Mais cette continuité n’est que relative, les éditions ou rééditions de vieux romans proposées par les imprimeurs marquant également de leur empreinte ces textes. Comme dans les adaptations de Lancelot ou de Perceval, se déploie ici un goût pour l’action et pour le merveilleux magique et se produit une mutation de la spiritualité et de la sentimentalité des premiers romans bretons en un parcours où les aventures restent du côté des apparences et où les faits priment le sens des phénomènes. Amadis se situe donc au carrefour de régimes narratifs distincts : il a sûrement donné une impression de ‘«’ ‘ déjà vu ’» aux lecteurs espagnols et français 353 . Mais si la ‘«’ ‘ liaison admirable d’armes et d’amours ’» que propose le roman d’Herberay ainsi que le Gerard d’Euphrate anonyme ou les transcriptions de Corrozet constituent une reprise des techniques de composition du Moyen Âge, un espace de liberté existe pour le traducteur, l’adaptateur et le compilateur, dans l’infléchissement qu’ils font subir à des topiques et des formes anciennes.

Pour conclure, la pratique du roman, forme originellement définie comme la traduction de textes latins, est restée en large mesure au XVIe siècle dans la droite ligne du programme linguistique fixé par l’étymologie du mot. Cela n’est pas surprenant en soi, puisque la réutilisation de textes déjà écrits, de discours déjà tenus semble une loi intemporelle du genre. Ce qui l’est plus, c’est que cette poétique romanesque s’affirme ouvertement comme telle, alors que la dissimulation de l’emprunt sera la stratégie adoptée par les écrivains classiques : la tendance générale des auteurs de romans est alors d’afficher leur source, voire d’en inventer une. Nous avons montré ce phénomène à l’œuvre dans les nombreux textes chevaleresques publiés à la Renaissance, parangon en matière de ressassement narratif.

Notes
332.

Ces renseignements sur le prologue de B. de Sainte-Maure sont fournis par M. Zink dans son Introduction à la littérature française du Moyen Âge, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche/Références », pp. 62-63.

333.

Voir supra chapitre 1, p. 62. À partir de ce roman, certains paratextes substituent à la transmission fidèle d’un texte véridique l’écriture d’une œuvre nouvelle, qui n’est plus la trace d’un passéet dont l’auteur est le seul garant.

334.

Voir respectivement Érec et Énide, J.-M. Fritz (éd.), in Romans, op. cit.,p. 61, v. 13-14,et le Chevalier de la charrette, ibid., p. 501, v. 23-29. Comme l’écrit E. Baumgartner, Chrétien, Thomas et, pour l’écriture du lai, M. de France participent au mouvement d’appropriation d’une sagesse venue du passé (introduction au Récit médiéval : XII e -XIII e siècles, op. cit., p. 15) :

« Écrire en roman » consiste longtemps à adapter, à « translater » disent les textes médiévaux, à recueillir une matière préexistante, à chercher la meilleure version, à lui donner une forme, une organisation, une cohérence nouvelles, à la mettre en rime, à l’orner, et à peiner en accomplissant cette tâche, comme un bon artisan du verbe.
335.

Poésie et récit. Pour une rhétorique des genres, Paris, Corti, 1989, p. 145.

336.

G. Doutrepont distingue ainsi ce qu’il appelle les « rédactions doubles »  que nous sommes tentée de qualifier de « réécritures » , auxquelles participent les romans antiques du XIIe siècle et les proses du suivant et qui supposent un éloignement important par rapport à leurs modèles, des « dérimages », qui ne sont que la modernisation d’un texte jugé désuet (Les Mises en prose…, op. cit., p. 354).

337.

J. Vauquelain est ainsi considéré de son temps comme un lettré faisant « la translation de latin en franchois daucunes hystoires et cronicques » (ibid., p. 446). J. Baignon, le compilateur du Speculum historiale de V. de Beauvais et d’une chanson en vers, a composé le célèbre roman Fierabras. Il est, par exception, fort prolixe sur son activité ; voici un passage du début du second livre, consigné par Doutrepont (p. 98) :

Ce que j’ay dessus escript, je l’ay prins en ung moult authentique livre, lequel se nomme le Mirouer hystorial, et aussi es croniques anciennes, et l’ay translaté de latin en françoys ; et la matiere suyvante que fera le second livre est d’ung romant faict en l’ancienne façon, sans grande ordonnance, dont j’ay esté incité à le reduire en prose par chapitres ordonnez. Et est appellé celluy livre selon aulcuns Fierabras.
338.

Cela explique que notre Annexe I range ce texte parmi les romans d’aventures dans le goût médiéval. Pour des explications sur l’idée d’un « syncrétisme idéologique » qui s’impose dans la littérature romanesque dès lors que les « différents genres littéraires »  tels la chanson de geste, le roman antique ou breton et le récit hagiographique  se résolvent « en une forme unique », voir l’Introduction à la littérature française du Moyen Âge, op. cit., p. 149.

339.

Pour cet aspect, consulter É. Besch, art. cit., p. 163, et Doutrepont, Les Mises en prose…, op. cit., pp. 396-413. Des princes, tel Philippe le Bon, ont ainsi commandé des romans dans le but de se voir dotés d’une généalogie illustre. Mais en dehors des cas où transparaît clairement une intention politique, les remanieurs se plaisent à multiplier les repères chronologiques et les allusions à des événements et à des personnages réels.

340.

Selon Doutrepont, « la recherche de la vraisemblance, de la logique, du rationnel forme l’un des grands principes modificateurs de la poésie épique et romanesque qu’ont modernisée les metteurs en prose » (ibid., p. 559). Nous avons trouvé des précisions sur ce phénomène essentiel dans l’article de F. Suard, « La production épique française au Moyen Âge et son évolution », in Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen, Paradigme, « Varia », 1994, pp. 73-91, et dans la contribution de C. Roussel à Du Roman courtois au roman baroque, Actes du colloque de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2-5 juillet 2002, à paraître, intitulée « Mise en prose ou mise en roman ? ».

341.

Doutrepont se demande ainsi dans quelle mesure les imprimeurs eux-mêmes ne sont pas des remanieurs. En raison de la « maigre documentation dont on dispose » à ce sujet, il ne peut déterminer s’ils ont ou non à leur service des « arrangeurs de textes » et des « préparateurs de copies » (op. cit., pp. 465-466). Citons quelques noms d’éditeurs de romans, parisiens ou lyonnais : J. Trepperel, D. Janot, M. Lenoir, L. Longis, A. Lotrian, V. Sertenas, A. Verard, F. Arnoullet et B. Rigaud.

342.

Nous tirons les renseignements sur ce texte de l’article de N. Cazauran intitulé « Artus de Bretagne entre tradition et nouveauté », in Il Romanzo nella Francia del Rinascimento…, op. cit., pp. 87-96, et de celui de C. Ferlampin-Acher intitulé « Artus de Bretagne du XIVe au XVIIe siècle : merveilles et récritures », in Du Roman courtois au roman baroque, op. cit.

343.

Le Nouveau Tristan, op. cit., « À mon Seigneur de Macysas », non paginé.

344.

Le premier livre de l’histoire et ancienne cronique de Gerard d’Euphrate, Paris, E. Groulleau, 1549, non paginé. Pour des indications sur le contenu de l’épître et les problèmes que pose l’établissement des sources du roman, voir Les Mises en prose…, op. cit., pp. 276-280.

345.

La citation du prologue est tirée des Mises en prose…, ibid., p. 288. Y. Giraud se demande ainsi : « Le bon frère Claude n’a-t-il vraiment pas su distinguer l’ancien provençal de l’ancien espagnol  ou a-t-il simplement voulu, par cette référence à une rime espaignolle, exploiter le succès que connurent alors les romans de chevalerie espagnols ? » (La Renaissance, op. cit., t. I, p. 52). Il semble se rallier à la seconde hypothèse.

346.

Cité par Doutrepont dans Les Mises en prose…,. op. cit.,p. 307.

347.

L’analyse que nous allons mener est largement inspirée de la communication faite par É. Gaucher au colloque de Saint-Quentin-en Yvelines, intitulée « Richard sans peur, du roman en vers au dérimage : merveilles et courtoisie au XVIe siècle », in Du Roman courtois au roman baroque, op. cit.

348.

Le premier livre de Amadis…, op. cit., « Prologue de l’aucteur Espagnol d’Amadis, traduict en Françoys », t. I, p. XVII.

349.

Ce point est développé par M.-M. Fontaine dans l’introduction d’Alector, op. cit., t. I, pp. XXIII-XXIV. Elle évoque comme romanciers ayant travaillé dans les cours bourguignonne, française, italienne ou espagnole, les figures de Montalvo, Lemaire de Belges, l’Arioste et Des Essars.

350.

Le premier livre de Amadis…, op. cit., « Prologue de l’aucteur Espagnol », t. I, pp. XIV-XV.

351.

Ibid., « Prologue du translateur du livre d’Amadis, d’Espagnol en Françoys », t. I, pp. XI et XIII.

352.

Sur cet aspect, voir La Traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., pp. 47, 50-51 et 73-74. L. Guillerm déclare que, par le biais des discours d’Herberay composés entre 1540 et 1546, « l’Amadis restitue à François Ier l’aura idéale du vieux rêve d’Empire » (p. 51).

353.

Il est notable que la Défense, op. cit., II, 5, p. 241, refuse de traiter distinctement le remaniement des vieux romans et la traduction apprêtée d’Amadis, blâmant « ceux ne s’emploient qu’à orner et à amplifier nos romans […] en beau et fluide langage ». Du Bellay intègre sûrement ici la version d’Herberay au mouvement médiéval de réécriture de romans.