II - Appropriation du texte et autorité scripturaire

Si la poétique romanesque quantitativement majoritaire au XVIe siècle se définit par le réinvestissement de matériaux anciens ou importés, les ouvriers participant à ce vaste mouvement n’ont pu qu’être sensibes à la question du transfert du sens et à celle de l’émergence d’une nouvelle instance d’écriture au cours de l’activité de translation. Dans la terminologie des débuts de romans du bas Moyen Âge, on insiste surtout sur le statut du clerc, ‘«’ ‘ acteur ’» ou ‘«’ ‘ compouseur […] qui translat[e] et m[et une] ancienne rime en prouse’ ‘ 373 ’ ‘ »’. Au XVIe siècle, l’anonymat des romans médiévaux publiés, comme celui des traductions de romans étrangers, reste la règle. Cela ne veut pas dire que les notions d’auteur, d’écrivain et de translateur sont superposables : tout l’effort des lettrés de la Renaissance consiste à valoriser la production littéraire originale ; ils recourent à des néologismes de sens pour faire de l’auteur et de l’écrivain des créateurs d’ouvrages manifestant de l’inventivité 374 . Pourtant, dans un contexte où la propriété littéraire n’existe pas et où la théorie littéraire voue un culte à l’imitatio, les thèmes et les idées d’une œuvre peuvent difficilement être possédés en propre par un auteur : celui-ci a donc tendance à insister sur l’innovation dont il fait preuve dans leur agencement formel. Le traducteur se définissant précisément comme un érudit qui s’applique à enrichir sa littérature et sa langue par des trouvailles importées de l’étranger, l’inégalité entre le traducteur et l’auteur s’efface en partie quand on envisage les manières d’opérer : comme l’écrit J. Maugin, ‘«’ ‘ l’architecte qui a bien ensuivy le plant et basty n’est moins à estimer que celuy qui a inventé et ordonné’ ‘ 375 ’ ‘ »’. Pour délimiter les concepts de l’invention et de l’adaptation, il faut quitter les déclarations des uns et des autres et nous confronter à la réalité de la tâche : nous prendrons pour étalon de mesure du degré d’appropriation d’un texte les indices stylistiques d’une présence auctoriale dans le roman français et essaierons, au cas par cas, de mesurer leur portée.

Notes
373.

Termes employés par Ph. de Vigneulles en tête du dérimage de Garin le Lorrain (Les Mises en prose…, op. cit.,p. 320).

374.

Les arts poétiques de la Renaissance participent, selon L. Guillerm dans La Traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., p. 8, à l’élaboration de l’image idéalisée de l’» ‘Auteur’, sujet individuel d’une écriture ‘libre’ ». Notons que l’opposition entre « la dignité de l’auteur », « l’énergie de son oraison » et sa quête d’émancipation, d’un côté, et la servilité, le mimétisme stérile et « le blâme » qui échoit au mauvais « traducteur », de l’autre, est moins de nature scripturaire que liée à des a priori sociaux et culturels (citations éparses des traités de Sébillet et Peletier, op. cit., pp. 146 et 262).

375.

« Aux nobles, vertueux et illustres Françoys » du Premier Livre de Palmerin d’Olive, op. cit., pp. 133-134.