III - Langage et idéologie dans la « prose de l’exposé »

On reproche souvent aux traducteurs de la Renaissance leur manque de respect de la forme verbale et du contenu interprétatif du texte-source. Or dans le cas spécifique des multiples translations de romans, la question de l’elocutio rejoint celle de la production d’un discours en prose de langue vernaculaire : ces traducteurs ont apporté une contribution essentielle à la création d’une phrase française élaborée, sensible en particulier dans le Roland Furieux, les Amours pastorales de Daphnis et Chloé et, bien sûr, dans le raffinement de la langue d’Herberay, ‘«’ ‘ nostre premier en prose ’» selon J. Maugin. Si M. Bakhtine voit aussi dans la traduction des Amadis un ‘«’ ‘ sommet ’» de la prose romanesque européenne, il en fait surtout le point d’aboutissement d’un processus pluriséculaire d’assimilation du matériau d’autrui. Entérinant le procédé de la collection et de la transformation de sources dans le roman de chevalerie, cette série en marquerait aussi la fin en pratiquant un langage orné. La ‘«’ ‘ prose de l’exposé ’» oublierait, en effet, la visée première des langages convoqués et les rendrait indistincts les uns des autres, au sein d’une langue uniformément ennoblie :

‘[…] cette prose de l’exposé semble légaliser et canoniser la rupture absolue entre le langage et le matériau, lui trouver une forme de dépassement stylistique conventionnel et factice. Dès lors cette prose de l’exposé a accès à n’importe quel matériau, de n’importe quelle origine, le langage est pour elle un élément neutre, agréable de surcroît, et orné, qui lui permet de se concentrer sur ce que le matériau lui-même recèle de captivant, d’important extérieurement, de frappant et de touchant 403 .’

Cette indifférence du langage envers son objet  un fonds narratif ancien moult fois remanié  risque donc d’achopper sur l’écueil du formalisme 404 . Le temps a eu tôt fait de confirmer l’analyse : passé l’engouement des premières décennies, on a jugé ampoulé le langage de cette vague d’œuvres courtoises, le néologisme amadiser désignant dès la seconde partie du siècle le fait de s’exprimer de manière affectée et ostentatoire. Mais il nous semble que les premiers livres d’Amadis ne réalisent pas complètement l’ornementation verbale dont parle le théoricien, qu’en somme l’élocution n’y est pas encore dissociée de la construction d’un sens et le langage, de l’idéologie. Herberay, détournant consciemment l’intention de Montalvo, surimpose, en effet, au roman primitif une vision du monde moins personnelle que sociale, apte à cristalliser les aspirations chevaleresques de l’aristocratie.

Notes
403.

Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 193.

404.

Selon Bakhtine, les Amadis n’auraient pas su l’éviter. Il déclare même que s’y manifeste une « absence de tout fondement idéologique » (ibid., p. 199). Son argumentation repose sur l’idée que ce type de langage littéraire n’est pas porteur d’une vision du monde : il peut rejoindre des causes concrètes et être utilisé par des groupes sociaux déterminés, à des époques données, mais il participe surtout à une normalisation linguistique. Seule la volonté de définir les marques du beau style et du bon ton serait donc à l’origine de son emploi. Nous allons nuancer cette affirmation, qui conduit le théoricien à nier la valeur littéraire des Amadis sous prétexte de l’oubli d’» une relation majeure et créatrice du discours à son objet, au locuteur lui-même et au discours d’autrui » (p. 193).