1 - Amadis ou l’invention d’une prose ornée

Alors même que le Moyen Âge a tôt pratiqué la prose latine, l’apparition de la prose de langue romane a été postérieure à celle de la poésie. Ce fait surprenant, qu’ont connu aussi les Grecs et les Romains, semble caractériser toutes les jeunes littératures. Le seul modèle offert aux prosateurs étant au XIIIe siècle des textes religieux, la prose apparaît conjointement dans les romans du Graal, où elle sert l’expression d’une vérité spirituelle et historique, et dans les chroniques 405 . Pourtant, si le style des romanciers est marqué par l’Écriture sainte et la littérature homélitique, il est aussi largement imprégné des tours et des figures de l’éloquence latine 406 . L’oubli de l’exigence de clarté et de véracité augmente au fur et à mesure que la recherche d’un langage ‘«’ ‘ tresorné » ’s’impose aux prosateurs : avec la modernisation des vieilles chansons de geste, le XVe siècle subit une influence lourde de formules et de constructions indirectement codifiées par l’art oratoire. Cela a abouti à l’utilisation d’un ‘«’ ‘ style de chancellerie » ’ appelé ainsi parce qu’il sera conservé par les notaires jusqu’au XVIIe siècle , que D. Poirion décrit ainsi :

‘Les termes de référence (ledit, icelle) rendus nécessaires par la confusion des phrases, la tendance à diviser en deux termes synonymes la désignation d’une action, d’un fait ou d’une idée (« je vueil et commande »), le vocabulaire savant de couleur aristotélicienne ou scolastique, tout cela alourdit l’expression, et suggère une lecture lente, bredouillante ou pompeuse 407 .’

On peut donc considérer qu’» au début du XVIe siècle, il n’existe pas de phrase française élaborée 408  » ; mais la pratique des traducteurs va apporter des transformations importantes au vocabulaire et à la structure du discours en prose. Alors que le latin est remis au goût du jour par les humanistes et que l’Église, la justice et l’administration persistent à en faire leur langue usuelle, les translateurs s’interrogent sur les moyens de donner une spécificité à la prose vernaculaire. S’ils emploient encore des traits latinisants et que leur réflexion tourne autour des notions de couleur et de nombre oratoire, ils explorent diverses voies pour inventer un véritable numerus français. Nous nous intéresserons ici seulement à l’entreprise d’Herberay : si le succès remporté par les Amadis s’explique par les qualités de la traduction, louées jusqu’à la fin du siècle, il nous semble que l’œuvre a aussi bénéficié du fait que son style ornemental répondait à la théorie élaborée pour la prose autour des années 1550. Les préfaces des versions françaises du roman espagnol se sont faites l’écho de ces réflexions, relativement marginales ou formulées dans l’implicite des traités, en présentant avec vigueur le texte d’Herberay comme un modèle de prose oratoire française.

Il faut d’abord se pencher sur la théorisation de la prose vernaculaire telle qu’elle est présentée à partir de la fin des années 1540 dans les traités d’art rhétorique. Nous avons déjà analysé le sort peu glorieux que lui ont réservé les arts poétiques 409 . Reprenons la définition que Ronsard donne de la prose au moment de l’ériger en repoussoir pour le style poétique :

‘[…] ils [= les alexandrins] ont trop de caquet, s’ils ne sont bastis de la main d’un bon artisan, qui les face autant qu’il luy sera possible hausser, comme les peintures relevées, et quasi separer du langage commun, les ornant et enrichissant de Figures, Schemes, Tropes, Metaphores, Phrases et periphrases eslongnées presque du tout, ou pour le moins separées de la prose triviale et vulgaire (car le style prosaïque est ennemy capital de l’eloquence poëtique) et les illustrant de comparaisons bien adaptées, de descriptions florides, c’est à dire enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelassements de fleurs poëtiques, tant pour representer la chose, que pour l’ornement et splendeur des vers […] 410 .’

Ce qui distingue ici le poème du texte en prose, ce n’est pas seulement l’usage de la rime : la distance de l’un à l’autre se marque par la contrainte du mètre et par l’usage de figures qualifiées malicieusement de ‘«’ ‘ poëtiques ’». En somme, leur différence tient moins au vers  Ronsard n’envisage-t-il pas à plusieurs reprises la possibilité de rimer de la prose ?  qu’à l’enrichissement du vers. Le bon poète orne son discours et atteint la gravité grâce aux figures, tandis que le prosateur n’use que du ‘«’ ‘ langage commun ’». N’en déplaise à ce poéticien, la prose vernaculaire a pourtant fait l’objet dans les années cinquante d’une théorisation autrement plus substantielle : de nouveaux spécialistes de la rhétorique ont souhaité cultiver la spécificité de la prose oratoire par rapport à la prose quotidienne 411 . Au moment même où les arts poétiques paraissent, P. de la Ramée, O. Talon et A. Fouquelin entreprennent, en effet, de se fonder sur la doctrine grecque et latine de la prose nombreuse pour promouvoir l’» oraison » française. Ils forment leur projet dans le sillage des réflexions sur la façon de renouveler la prose oratoire latine : le Ciceronianus d’Érasme, les Elementa rhetorices de Melanchton et le De Electione et oratoria collocatione verborum de D’Estrebay ont débattu dans la première partie du siècle sur la possibilité de pallier l’inexistence de la quantité syllabique dans le latin contemporain 412 . Ramus, maître d’œuvre de la réforme de l’ars orationis français, a sa propre stratégie de translatio : il entreprend de rendre adéquates les catégories de la rhétorique antique avec la littérature français non point en s’évertuant à accommoder le fonctionnement de la seconde à celui de la première  telle est l’entreprise des membres de la Pléiade dans le domaine de la poésie et de Strébée dans celui de la prose en latin humaniste , mais en modifiant la vieille théorie de l’art oratoire elle-même. Il dissocie donc la dialectique de la rhétorique et ne donne pour objet à cette dernière que l’elocutio et l’actio. Ce mouvement de réduction de la rhétorique à la stylistique est parfaitement abouti dans la Rhétorique française d’A. Fouquelin, qui paraît en 1555. L’art oratoire ne s’y occupe que d’élaborer des règles pour ‘«’ ‘ bien et élégamment parler ’», au lieu de se soucier des conditions d’énonciation de la parole et de l’échafaudage d’un raisonnement. Voyons quel est en substance le discours dogmatique de Fouquelin et les postulats qu’il énonce. Celui-ci tient à garder l’idée d’une continuité entre la prose et la poésie, quitte à confondre la métrique de la poésie et le rythme de la prose : au lieu de circonscrire le nombre au domaine de la prose, il l’applique à la fois au rythme et au mètre ; c’est ce qui le pousse à l’assimiler à la figure de mot. À ce stade, le raisonnement se précipite : la ‘«’ ‘ résonance de dictions ’» peut se réaliser soit par ‘«’ ‘ une certaine mesure et quantité de syllabes ’», soit par ‘«’ ‘ une douce résonance des dictions de semblable son ’» 413  ; autrement dit, la figure de mot englobe à la fois le fonctionnement intrinsèque des vers et de la prose français. Il faut noter combien la théorie de la prose comme celle de la rime pâtissent de ce détournement sémantique du nombre des Anciens. Tout d’abord, pour inclure l’étude de la versification dans la rhétorique de la figure, Fouquelin fait non pas une analogie, mais une superposition entre la reprise phonique en poésie, réalisée essentiellement par la rime, et les figures de répétition que sont l’épizeuxe, l’anaphore, l’épistrophe, l’épanalespe, l’épanode, l’anadiplose et la gradation. Son système théorique pèche, d’autre part, par le fait que le nouveau sens de nombre ne convient qu’en partie à la prose elle-même ; la sous-section consacrée au ‘«’ ‘ Nombre […] par observation de syllabes ’», qu’il glose juste après par le terme ‘«’ ‘ vers ’», exclut ainsi la prose de son champ d’analyse :

‘L’observation des syllabes en l’oraison, est toute poétique, car en notre prose française nous avons bien peu d’égard au nombre des syllabes, ni par quelle diction, et combien de syllabes est fermée la clausule et période : en sorte que d’en vouloir donner certaines règles, ne serait chose moins ridicule, que sont les préceptes que les Grecs et Latins ont donné (sic), pour le regard des pieds, qui doivent être gardés en la prose Grecque ou Latine. Car comme tous pieds conviennent en tous lieux, ainsi toutes dictions de quelque quantité de syllabes qu’elles soient, conviennent en tous lieux de la prose Française : seulement faut avoir égard, que notre oraison et parler sonne bien aux oreilles, et qu’on n’y puisse reconnaître aucune affectation 414 .’

Fouquelin prend acte ici du fait que la quantité syllabique des langues grecque et latine est perdue pour le français, mais il lui trouve un équivalent dans le mètre de la poésie, autrement dit dans le nombre des syllabes de chaque vers. Il définit donc le vers français avant tout par l’isosyllabisme et la rime, tandis que la prose, ignorant le cadre métrique, se doit d’être bien construite, mélodieuse et sans affectation. On le voit d’emblée, la prose est mal cernée par les catégories de Fouquelin. Alors que les Anciens ont œuvré dans le sens de l’identification des procédés spécifiques de la prose rythmique, en se servant de la poésie comme d’un patron conceptuel, par un phénomène de renversement notable dans l’histoire de l’analyse littéraire le rhétoricien abdique maintenant le domaine réservé à la prose en faveur de la poésie. C’est bien elle, en effet, qui bénéficie le mieux de la recherche d’effets propres ‘«’ ‘ tant à la prose qu’au carme’ ‘ 415 ’ ‘ ’» : à part quelques exemples pris dans la traduction d’Amyot de l’Histoire Æthiopique, la Rhétorique française cite essentiellement les poètes antiques et contemporains. Réduite à la versification et à l’ornement des figures, la poésie est donc définie par sa seule elocutio ; la prose, restreinte également au caractère fleuri du discours, n’a plus qu’à essayer de ressembler à cette poésie, ce à quoi l’invite le catalogue de figures recensées dans la Rhétorique française.Telestdoncl’apport des ramistes à la conceptualisation de la prose au XVIe siècle : ils parviennent à élaborer une théorie de la prose littéraire à partir d’un modèle oratoire simplifié, qui se calque sur les traits propres à la création poétique. Ces rhétoriciens n’ayant pas apporté d’arguments neufs en faveur de la légitimation de la prose d’art, leur théorie est presque aussi sommaire que celle que les poéticiens ont adoptée à son sujet. En dehors des caricatures ronsardiennes, une conception générale de la prose littéraire semble donc en vigueur chez tous les penseurs français intéressés à la promotion de la langue vernaculaire à partir du milieu du siècle.Peletier la formule clairement, par le biais, bien sûr, d’une opposition avec le fonctionnement du poème :

‘[…] s’il n’était question que de parler ornément : il ne faudrait sinon écrire en prose : Ou s’il n’était question que de rimer : il ne faudrait sinon rimer en Farceur. Mais en Poésie il faut faire tous les deux, et bien dire et bien rimer 416 .’

Dans les discours critiques du temps, le parler orné, riche en figures est ainsi le lot de la prose, indifféremment de nature littéraire ou oratoire : seule l’opposition entre la prose élégante et la prose grossière est discriminante 417 .

Cette esquisse d’une nouvelle rhétorique de la prose ornementale est reprise par les défenseurs d’Amadis, de manière polémique et non sans simplification, dans le panégyrique construit en faveur des performances langagières des traducteurs. Les contemporains des premiers livres et la génération suivante louent surtout Herberay, qu’ils n’hésitent pas à qualifier ‘«’ ‘ d’Homere français’ ‘ 418 ’ ‘ ’». Si cette périphrase laudative invoque la figure d’un auteur de récits pour faire pièce à tous les poètes que la Défense consacre comme des Virgile français, un rapprochement est plus systématiquement fait avec les orateurs latins, dont Cicéron est le représentant exemplaire. Un poème liminaire du Sixiesme livre d’Amadis établit ainsi la nécessité d’» aorner » un vulgaire encore méprisé et prend pour caution l’enrichissement de la prose latine qu’a entrepris en son temps ce rhéteur. Mais au delà de cette analogie, perce l’idée d’une continuité entre l’» art » latin et celui du traducteur :

‘Entre Latins, Ciceron a le bruyt
D’estre un second, voire un autre Mercure
Tant il leur porte et d’honneur, et de fruict
Par son bien dire, où prist plaisir et cure.
Et pour ce est-il, qu’aujourd’huy maint procure
En Italie, Espaigne, et aultre part
Aorner sa Langue, et le suyvre en cest art
Doulx, propre, riche, et beau par praeference :
Dont les Latins ne doivent point le quart
À Ciceron, qu’à des Essars, la France 419 .’

Autrement dit, le métadiscours des Amadis cherche à établir l’idée d’une réalisation parfaite des règles de la rhétorique antique dans la prose d’Herberay. La volonté de démontrer les performances de la langue vulgaire, dont nous avons vu qu’elle sert à la fois de caution et d’objectif pour toutes les équipes de traducteurs de romans, s’adjoint ici les services du lexique de l’art oratoire comme argument publicitaire. Or ce mythe, si c’en est un, de la ‘«’ ‘ divine eloquence »’ d’Amadis aura une longue vie.Pasquier déclarera ainsi que les ‘«’ ‘ belles fleurs de nostre langue Françoise »’ se trouvent ‘«’ ‘ aux huict livres d’Amadis de Gaule, et specialement au huictiéme Roman ’», tandis que La Croix du Maine mentionnera Herberay comme ‘«’ ‘ le gentilhomme françois le plus estimé de son temps pour bien parler françois et pour l’Art Oratoire »’ 420 . Même La Noue est obligé d’admettre que le style de l’œuvre a contribué à sa diffusion ; ce faisant, il donne un renseignement sur la nature des «‘ beaux ornemens ’» de ce langage, le définissant comme ‘«’ ‘ fluide et affetté ’» :

‘Les traducteurs françois ne se sont pas seulement estudiez à bien agencer leurs traductions, mais ont aussi adjousté, comme je cuide (car le vieil langage espagnol est trop simple) tous les beaux ornemens qu’ils ont peu emprunter de la rhetorique, afin que le nouveau eust plus d’efficace de persuader ce que plusieurs ne se persuadent que trop volontiers. Et l’ayant rendu fluide et affetté, il ne faut point demander si son murmure est doux aux oreilles 421 .’

C’est là le jugement que porte la fin du siècle sur la souplesse en même temps que la préciosité de la formulation du traducteur. Nous avons vu Gohory rapprocher en 1571 celle-ci des traits que les rhéteurs latins ont conférés au style ‘«’ ‘ Floride, net et coulant’ ‘ 422 ’ ‘ ’». De fait, selon Cicéron et Quintilien, le genre ‘«’ ‘ intermédiaire » ’ou ‘«’ ‘ fleuri ’» a fréquemment recours aux ‘«’ ‘ figures ’», se rend ‘«’ ‘ aimable par des digressions ’» et par ‘«’ ‘ l’arrangement des mots ’» ; à celui-ci correspond la capacité de charmer l’auditoire 423 . Alors que des procédés sommairement hérités des règles de la rhétorique, tels les couples synonymiques, les hyperboles, les énumérations ou l’imbrication des phrases, alourdissaient les proses du XVe siècle et en partie encore celles du XVIe siècle, le langage nouveau d’Herberay paraît puiser à la source vive de la phrase oratoire latine. Cela est évidemment un leurre, une analogie sommaire : si on relève sous sa plume une grande richesse lexicale et une organisation serrée de la phrase, sa pratique du style fleuri n’est pas celle des rhéteurs latins. L’enthousiasme manifesté par les commentateurs a donc poussé à un rapprochement séduisant, en partie concevable mais nécessairement limité, entre la prestigieuse prose antique et celui du commissaire de l’artillerie en Picardie...

Or au milieu du siècle, le topos du discours ‘«’ ‘ doux et facond » ’d’Herberay s’ajoutait aux postulats récurrents sur le caractère oratoire de la prose des Amadis. On insistait surtout sur la clarté, la douceur et la simplicité propres au traducteur : tandis qu’en 1552 l’auteur de la Défense, réconcilié avec les nouveaux romans de chevalerie, fait l’éloge du ‘«’ ‘ sucre de son parler ’», Maugin encense, dès 1546, la ‘«’ ‘ douceur de sa phrase, propriété de termes, liaison de propoz et richesse de sentences »’ ‘ 424 ’ ‘. ’On souligne d’ailleurs la variété de cette parole apte à susciter l’émotion ou le plaisir, selon que le sujet le requiert : dans son ode liminaire de Flores de Grece, traduit par Herberay, Du Bellay parle ainsi ‘«’ ‘ d’un stile aussi violant, / Lors qu’il tonne les alarmes, / Comme aux amoureuses larmes / Il est doucement coulant’ ‘ 425 ’ ‘ ». ’Cette promotion de l’alternance des modalités d’écriture et de leurs effets est en lien direct avec les préceptes donnés par Il Cortegiano : le traité, traduit en 1537, loue en particulier le passage, en fonction du contenu du propos, de la ‘«’ ‘ dignité et vehemence » ’de la langue à une ‘«’ ‘ simplicité », ’ ‘«’ ‘ nayveté » ’et ‘«’ ‘ douceur ». ’Les analyses du style du traducteur dans les tout premiers livres d’Amadis s’avèrent exactes : au début de son travail, celui-ci est soucieux de suivre les codes de la conversation polie édictés par Castiglione, dont l’emploi n’a pas encore été sclérosé par l’aristocratie curiale 426 . Il veille à ce que les procédés d’enrichissement de la phrase restent discrets : s’il ajoute des images et des jeux de mots qui ne sont pas dans le texte-source, il ne fait que parsemer sa prose de ces fleurs de rhétorique et conserve à tout instant le souci de la clarté. Pour définir à grands traits le style d’Herberay dans le Premier livre, nous pouvons dire que celui-ci choisit de construire des phrases assez courtes, peu imbriquées les unes dans les autres et dont l’ordonnancement est peu contaminé par l’idiome espagnol, qui antépose parfois le complément au groupe verbal  » Mucho fueron espantados » peut à l’occasion être rendu par ‘«’ ‘ Grandement furent espoventez ’». S’il se trouve des métaphores ou des oxymores pétrarquisants  tels cette ‘«’ ‘ playe » ’que Galaor a reçue d’une demoiselle qui s’ajoute à celle que lui a laissée un précédent combat ou cet ‘«’ ‘ heureux malheur » ’et cette ‘«’ ‘ nuysante medicine » ’qu’est pour Amadis l’amour d’Oriane , les figures sont le plus souvent motivées par le contexte précis de l’histoire : au chapitre 15, quand Gandalin enjoint son maître d’être toujours aussi ‘«’ ‘ constant » ’qu’il est à présent ‘«’ ‘ content », ’la paronomase formule ici le lien entre la privauté que la princesse va accorder à son chevalier et la persévérance qu’il a montrée à la servir 427 . Herberay n’hésite d’ailleurs pas à nuancer le ton galant de son texte en introduisant des notations amusantes : alors qu’un duc menace Agraies et Galvanes de les faire tuer par ses hommes puis de les pendre à des ‘«’ ‘ arbres », ’le narrateur motive leur riposte par le fait ‘«’ ‘ qu’ilz n’avoient envie de recevoir sepulchre si branchu ». ’L’humour est plus net encore lors du combat où Amadis tente de délivrer Oriane de ceux qui l’ont ravie ; là où Montalvo dit seulement que celui-ci coupa la tête à un adversaire (‘«’ ‘ fendióle [la cabeza] hasta el pescueço ’»), le Français prépare sur plusieurs lignes sa désinvolture verbale :

‘[…] Amadis […] tourna visaige aux aultres, entre lesquelz l’ung d’eulx mal armé par la teste fut attaint à descouvert, par si grande force que de là en avant il n’eut que faire de bonnet de nuict, pource qu’il eut la teste fendue jusques aux yeulx 428 .’

En un mot, nous sommes loin ici du style uniforme des livres suivants, précieux jusqu’à l’emphase et collectionnant les discours affectés des personnages. Au milieu du siècle, J. Tahureau, qui n’a pourtant rien de tendre dans ses Dialogues à l’égard des travers de son temps, nous semble porter témoignage de la distance qui sépare les premiers Amadis de l’enflure et de l’affectation. Après avoir singé les ‘«’ ‘ petites harengues dessalées ’» que font les jeunes gens pour courtiser les dames et les réponses ‘«’ ‘ mignardes et affectées ’» de celles-ci, le Démocritic exclut Herberay du nombre des ‘«’ ‘ autheurs ’» qui se plaisent à parler de la sorte :

‘[…] je nommerai toutefois [le Seigneur des Essars] avecques reverence et honneur, tant pour un coulant langage, liaison de propos, que pour une douceur et fluidité de parole dont il a usé outre tous ceux qui se sont meslés devant lui d’ecrire en nostre vulgaire, et encores aujourd’hui s’en trouve-il peu de ceux qui ecrivent en pareilles choses, qui approchent de la grace et naïve beauté de son stile 429 .’

Il y a donc peu de choses en commun entre ‘«’ ‘ la grace et naïve beauté » ’de ce style et le langage fardé plus manifestement employé dans la suite de la série. Un phénomène éditorial a dû jouer ici un rôle non négligeable : le Thresor des douze livres d’Amadis a contribué sinon à cet infléchissement stylistique, du moins au changement de regard porté par la société sur la traduction. Les critiques du contenu fabuleux et lascif du roman ont imposé, en effet, aux imprimeurs de mettre en avant un argument susceptible de recueillir un large consensus : en 1559, dans la première édition, qui ne connaîtra pas moins de treize réimpressions jusqu’en 1572, ils parient sur la qualité formelle du texte et proposent une compilation des passages où la verve des traducteurs est à son avantage. Plus exactement, ils recueillent les plus beaux morceaux d’éloquence des douze premiers livres et les organisent selon les distinctions établies par la rhétorique. Pour ne citer que la table des matières de l’édition que Plantin donne en 1560, les rubriques s’intitulent ‘«’ ‘ Manière d’écrire, ou dire qu’on accepte le conseil donné ’», ‘«’ ‘ Manière de recommander quelque chose à quelqu’un, et de réciter quelque chose avenue ’», ‘«’ ‘ Manière de s’excuser (en s’accusant) des fautes commises, au préjudice de quelqu’un » ’ou ‘«’ ‘ Manière de deffier quelqu’un, pour soi, ou pour autre » ’et sont suivies d’extraits à caractère illustratif 430 . Il n’est pas difficile pour un lettré de rapporter ces formules aux trois genres délibératif, épidictique et judiciaire. En somme, ce recensement de discours relevant de l’éloquence politique ou militaire, de la déclaration ou de la plainte amoureuse et de la civilité aristocratique a d’abord pour rôle de défendre les Amadis par un nouveau rapprochement avec l’art oratoire. Mais les Thresors se veulent aussi un répertoire de beau langage à destination des nobles : ‘«’ ‘ Le bon esprit trouvera le moyen et grace de harenger, concionner, parler et escrire de tous affaires qui s’offriront devant les yeux’ ‘ 431 ’ ‘. ’» C’est donc une image tout à fait fictive du roman qu’ils élaborent, en arrachant ces exhibitions langagières, qu’il faut souvent attribuer au seul traducteur, à l’économie narrative, pour les proposer comme modèles utilisables dans des situations sociales types. Avec leur parution, comme l’écrit L. Guillerm, ‘«’ ‘ à mi-chemin entre le traité d’éloquence et le manuel de civilité, l’Amadis [devient] ce texte où les nouvelles et brillantes aptitudes du français viennent servir l’ordre idéal d’une société policée’ ‘ 432 ’ ‘ ’». Dès lors, le style des Amadis va irrémédiablement être perçu comme un lieu d’exhibition de la langue dans son déploiement le plus gratuit, de spectacle artificiel de la parole travaillée.

Cette étude de la voie explorée par Herberay pour enrichir la prose française nous autorise à conclure à une évolution sensible tant dans la production que dans la réception des Amadis au XVIe siècle. En amont, les tentatives de théorisation de l’» oraison solue » reflètent le climat d’un temps où les doctes veulent compenser le caractère lâche de la phrase « prosaïque » par son ornementation. En aval, l’invention d’un langage fluide, gracieux et quelque peu espiègle s’est progressivement convertie sous la plume des traducteurs en l’utilisation d’une langue chargée d’images convenues et alourdie par des détours syntaxiques, qui fait peut-être pendant au « style de chancellerie » du début du siècle. Cette prose, prétendant imposer ses normes à la langue courante, est alors véritablement devenue celle de « l’exposé » : elle a été vouée à prendre sous le glacis du formalisme les matériaux variés dont le nouveau roman de chevalerie avait été le creuset.

Notes
405.

Voir M. Zink, Introduction à la littérature française du Moyen Âge, op. cit., pp. 85-87. L’auteur explique que la prose est le langage du Nouveau Testament, des livres historiques de l’Ancien et surtout de l’exégèse. Il note également que les romans en prose apparaissent au moment où la littérature arthurienne « prend une coloration mystique » ; Galaad est présenté, en effet, comme un nouveau Christ-chevalier venu achever l’œuvre de la Rédemption.

406.

Les canons théoriques dont ils disposent alors sont les traités médio-latins : voir les Arts poétiques du XII e et du XIII e siècle, E. Faral (éd.), Paris, Champion, 1924. Si la poésie versifiée s’est largement inspirée des catégories de la rhétorique latine, c’est aussi le cas, après les romans courtois du XIIe siècle, des productions en prose qui, en l’absence de règles établies pour la syntaxe française en train de se constituer, bâtissent leurs phrases sur la traduction directe de constructions latines. Pour le développement de ce point, voir l’Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 355, de P. Zumthor.

407.

Le Moyen Âge, 2 t., Paris, Arthaud, « Littérature française », 1971, t. II, p. 143. D. Poirion en donne un exemple en citant le début de lamise en prose d’Octavian, dont le style piétine selon un rythme binaire alors qu’il était tout à fait alerte en vers :

Pour ce que pourfitable chose à tout noble homme est sçavoir lire et entendre les livres et hystoires par lesquels on peut oïr et sçavoir le record et ramembrance de nobles emprises et haulx fais d’armes, conquestes et vaillances faictes et achevées et meniez à fin […].
408.

C. Bruneau, « La phrase des traducteurs au XVIe siècle », in Mélanges d’histoire littéraire de la France offerts à Henri Chamard, Paris, Nizet, 1951, pp. 275-284 et ici p. 277. Nous allons nous servir de ses données sur la situation du français à cette date et sur l’écriture des translateurs.

409.

Voir supra chapitre 2, pp. 103-107.

410.

La Franciade, op. cit., « Preface sur la Franciade, touchant le Poëme Heroïque », pp. 331-332.

411.

Quoiqu’en désaccord avec Cicéron et Quintilien sur de nombreux points, ceux-ci se sont intéressés comme eux à la seule oratio vincta atque contexta et non à l’oratio soluta utilisée dans la conversation et la correspondance (ce sont les termes de l’Institution oratoire, op. cit., livre IX, chap. 4, 19, p. 236). Ronsard feint d’ignorer la distinction entre elles ou plutôt se plaît à assimiler la prose oratoire à la prose libre, qui n’a pas reçue de règles.

412.

Pour l’exposition de la nature et des arguments de chacun des partis, voir en particulier le paragraphe de Rhétorique et poétique au XVI e siècle : Du Bellay, Ramus et les autres, Leyde, E. J. Brill, 1986 de K. Meerhoff consacré à « L’enjeu du Cicéronianisme », pp. 147-154. Nous empruntons, par ailleurs, à la troisième partie de l’ouvrage l’essentiel de nos données sur la rhétorique ramiste (pp. 175-331).

413.

Expressions prises dans le paragraphe « Figure de diction, c’est-à-dire Nombre » de la Rhétorique française, op. cit., p. 379.

414.

Ibid., pp. 379-380.

415.

Ibid., p. 384.

416.

Art poétique, op. cit., II, 1, p. 287.

417.

Preuve en est l’imprécision du vocabulaire technique de Peletier. Un peu avant le passage que nous venons de citer, le théoricien désigne la prose autant par les termes « prose » et « Oratoire » que par celui de « parler solu », qui est clairement distingué de la prose oratoire chez Cicéron et Quintilien. Rappelons-nous, par ailleurs, l’équation que formule R. Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, « Essais », 1972, p. 33, pour définir la conception de la prose à l’époque classique : prose = poésie – des « attributs particuliers du langage, inutiles mais décoratifs, tels que le mètre, la rime ou le rituel des images ».

418.

L’expression « l’Homere d’Amadis » est utilisée pour la première fois en 1545, dans le titre d’un dizain en tête du Sixiesme livre d’Amadis…, in Amadis en français…, op. cit., p. 47. En 1552, Du Bellay, dans l’» Ode au Seigneur des Essars sur le discours de son Amadis » de Flores de Grece, op. cit., p. 177, donne le « nom d’Homere françois » au traducteur.

419.

Dizain intitulé « Aux lecteurs » en tête du Sixiesme livre d’Amadis…, op. cit., p. 48. La même comparaison est posée entre Cicéron et Gohory et le même éloge est fait du « stile doux », de la « grace » et de la « faconde » de Gohory dans divers poèmes liminaires du Dixiesme livre d’Amadis, 1552, op. cit., pp. 112-113. Cela s’explique par la forte attente créée autour des traductions du successeur officiel d’Herberay, auquel on a attribué un peu vite un style similaire à celui de son prédécesseur…

420.

Respectivement Les Recherches de la France, op. cit., t. III, livre VII, chap. 5, p. 1410 et la Bibliotheque, Paris, A. l’Angelier, 1584, article « Nicolas de Herberay ».

421.

Discours politiques et militaires, 1587, op. cit., « Sixième discours », p. 168.

422.

Le trezieme livre d’Amadis…, op. cit.,« Preface aux lecteurs », non paginé. Voir chapitre 2, pp. 142-143.

423.

Citations extraites de l’Institution oratoire, op. cit., livre XII, chap. 10, 60, p. 131. Le traité attribue plus loin un office à chacun des trois genera dicendi : le genre bas doit « informer », le genre haut « émouvoir » et le troisième « plaire » (XII, 10, 59). L’Orator, A. Yon (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1964, XXVI, 91-92,dit de même que ce dernier constitue un « style enluminé et poli, qui est aussi brillant et fleuri, dans lequel s’allient toutes les séductions des mots et toutes celles des idées.

424.

Respectivement « Ode au Seigneur des Essars sur le discours de son Amadis » de Flores de Grece, op. cit., p. 172, v. 170 et « Aux nobles, vertueux et illustres Françoys » du Premier Livre de Palmerin d’Olive, op. cit., p. 133. Souvenons-nous aussi que la Défense renvoie sûrement aux Amadis quand elle évoque les romans lus au cabinet des « damoiselles » : même si Du Bellay est encore peu convaincu en 1549 de la dignité et de l’intérêt de la composition de romans d’armes et d’amours, il reconnaît déjà, non sans ironie, que le style d’Herberay est d’un « beau et fluide langage » et d’une « grande éloquence ».

425.

« Ode au Seigneur des Essars… » de Flores de Grece, op. cit., p. 170, v. 127-130. Les citations suivantes du Courtisan sont extraites de la note que fait H. Chamard pour ce passage.

426.

Nous nous rangeons ici aux conclusions de M. Huchon, dans un article intitulé « Amadis, ‘parfaicte idée de nostre langue françoise’ », in Les Amadis en France au XVI e siècle, op. cit., pp. 183-200. L’auteur montre que dans le premier livre, « le bien parler ne relève pas encore de l’ornementation », alors qu’au fur et à mesure des volumes suivants, celui-ci donnera dans l’» ostentation » (p. 200).

427.

Citations tirées du Premier livre de Amadis…, op. cit., t. I, chap. 16, p. 191 et chap. 15, pp. 177 et 171.

428.

Ibid., t. II, chap. 36, p. 397 et plus haut t. I, chap. 17, p. 206.

429.

Les Dialogues, 1565 [rédigés vers 1555], M. Gauna (éd.), Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1981, « Premier dialogue », p. 45.

430.

L’ensemble de la table des matières est reproduite par L. Guillerm dans La Traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., pp. 88-89.

431.

« Aux lecteurs » du Thresor des douze livres d’Amadis…, 1559,reproduit dans « Les Trésors d’Amadis. Essai de bibliographie », Revue hispanique, Paris, Klincksieck, t. LVII, 1923, pp. 115-126 et ici p. 116.

432.

Op. cit., p. 80.