2 - Roman chevaleresque et société : l’empire de la convention

Avant que les imprimeurs, réduisant les douze premiers livres d’Amadis à la condition de florilège mondain et diminuant presque en même temps leur format d’édition, n’impulsent à la fois une démocratisation de la série et une connaissance indirecte de celle-ci, le lectorat du nouveau roman de chevalerie est essentiellement d’origine noble. Qu’il appartienne ou non à l’univers curial, il sait que son point de référence n’est plus celui de l’ancienne chevalerie et des vassaux des rois capétiens ; le système monarchique lui impose de se forger ses propres valeurs civiles et militaires. Sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle comme sous celui de François Ier et d’Henri II, les Amadis ont ainsi joué, par leur exaltation de l’aventure brillante et de l’amour passionné, un rôle de catalyseur dans l’élaboration d’une image idéale l’aristocratie de la Renaissance. Le langage policé du texte d’Herberay, en particulier, a su modeler à merveille les constructions mentales de la France de l’époque. Nous avons affaire à une écriture qui élabore une idéologie pour les besoins d’une certaine classe sociale : les premières traductions françaises d’Amadís de Gaula établissent un rapport essentiel entre le locuteur, son discours et l’usage intentionnel de celui-ci. Plus exactement, au moment même où il érige son texte en miroir de la société de cour, Herberay désigne le langage qu’il invente et le contenu idéologique qu’il véhicule comme de pures conventions. L’orientation de sa parole est donc socialement caractérisée à la fois parce que le roman crée des référents imaginaires attendus par ses contemporains et parce que le traducteur dénonce le caractère idéalisé d’une telle vision du monde.

L’orientation première du travail d’Herberay dans l’Amadis est la mise en conformité du texte qu’il traduit avec la réalité de ses lecteurs. Le respect de la structure narrative de l’original importe moins pour lui, en effet, que l’adaptation de l’univers courtois aux conditions sociales et politiques du XVIe siècle. Tout à fait conscient que chaque langage est porteur d’un point de vue sur le monde, il considère les versions de Montalvo et de ses continuateurs comme une déformation de l’intentionnalité primitive de la matière bretonne. Le monde celte du Ve siècle que la fiction chevaleresque est censée reproduire correspond, de fait, aux aspirations de la société raffinée du haut Moyen Âge : la violence guerrière, l’héroïsme individuel, les conflits féodaux, la passion absolue et toujours menacée et la dimension spirituelle des aventures constituent ainsi les codes narratifs des romans de chevalerie arthuriens et tristaniens. Or l’Amadís espagnol surimpose à ce fonds mémoriel de situations, de personnages et de thèmes un sens nouveau, en lien avec les attentes de la société monarchique du Siglo de Oro. Montalvo commence par choisir ses héros dans la chevalerie terrienne, alors que la fin du Lancelot en prose voyait en Galaad la promesse d’une chevalerie célestielle ; il ôte, par ailleurs, au merveilleux magique son arrière-plan chrétien et donne un dénouement heureux aux aventures, les familles dispersées se recomposant lors de retrouvailles successives et le couple Amadis-Oriane étant finalement reconnu de tous à l’occasion de noces nationales ; enfin, il épargne aux chevaliers bien des peines en faisant intervenir en leur faveur des enchanteurs ou en récompensant leur patience par la libéralité des dames et la largesse des rois. En un mot, Montalvo désamorce le tragique des situations existentielles et amoureuses des romans bretons des XIIe et XIIIe siècles : au lieu de la quête de l’identité et la recherche d’un amour parfait, ce sont surtout la femme et la renommée publique qui sont ici les moteurs de la prouesse. Or même largement détourné, le lointain référent courtois ne peut que détonner par rapport au contexte chrétien de la cour de Charles Quint ; la brutalité, l’insoumission et les amours nécessairement clandestines des vieux romans se concilient mal avec l’amour du prochain, le respect du prince et l’éthique matrimoniale instituée par l’Église. Pour résorber cet écart entre deux idéologies concurrentes, l’adaptateur castillan fait choix de donner une interprétation morale du roman : il parsème le récit de discours dans le goût des prédications contemporaines 433 . Nul doute que l’insertion de cette voix qui censure son propre récit souligne la contradiction entre les deux niveaux de sens plutôt qu’elle ne la résorbe. Herberay, pour sa part, ne tente pas de combler à tout prix le fossé entre les données fictives et l’univers des lecteurs par des apostrophes relevant de l’éloquence déclamatoire et imposant un sens caché à l’histoire. Il refuse d’emblée l’artifice des consiliaria, sous-entendant une incompatibilité de nature entre commentaires moralisants et matière chevaleresque. S’il maintient quelques allusions à l’exemplarité du récit, c’est essentiellement dans le but de faire sentir la présence simultanée de deux voix narratives et la réécriture d’un texte primitif 434 . Son effort d’adaptation porte sur une matière narrative ancienne : qu’il laïcise le message de l’histoire, qu’il développe les dialogues pour y déployer une rhétorique mondaine, qu’il adapte décors, objets et gestuelle à l’univers de la cour ou qu’il teinte de sensualité les scènes de rencontre amoureuse, le traducteur cherche toujours à donner à son texte les marques d’une urbanité aristocratique 435 . Ce changement d’intention a lieu, bien sûr, tant par rapport à l’écriture romanesque médiévale que par rapport au texte de Montalvo. En guise d’exemple de ce dernier cas de figure, nous nous proposons de revenir au chapitre 36 du Premier livre, spécialement à son début. Avant qu’Amadis et Oriane ne se retrouvent dans le frais vallon, on nous décrit successivement la stratégie que le chevalier élabore pour attaquer les hommes d’Arcalaus et la façon dont il défait à lui seul la compagnie. Alors que Montalvo insiste surtout sur la vaillance du chevalier au combat, il est clair que le traducteur privilégie l’impact affectif des événements sur les personnages  et sur les lecteurs : c’est la première fois qu’Amadis prend les armes pour sa seule bien-aimée. Parmi les éléments ajoutés dans la version française, nous relevons ainsi l’agenouillement du héros et son invocation à la Vierge avant qu’il n’affronte ses adversaires, qui accroît le pathétisme de sa souffrance. Si l’ensemble de l’épisode reste proche de l’original, l’accentuation de certains traits confère une tonalité nettement sentimentale à la version d’Herberay. L’élégie d’Oriane, qui dans le texte espagnol s’adresse à Amadis qu’elle croit absent et prend définitivement congé de lui, est convertie en une glose discrète sur le terme d’» à Dieu » et en une remémoration nostalgique de la dernière séparation des amants : ici comme ailleurs, la morale devient psychologie. La suite du récit confirme cet infléchissement : nous n’avons plus affaire à une scène de cape et d’épée, où Amadis défait les ennemis par ‘«’ ‘ la su buena espada ’» ; s’il utilise bien l’arme envoyée par la reine, la motivation de son acharnement est toute autre :

‘Car la presence de celle, de laquelle il estimoit toute sa fortune despendre, luy doubloit telement ses forces, qu’il luy estoit advis que tout le monde ensemble ne l’eust peu vaincre, ainsi que luy seul estoit suffisant pour vaincre une armée : au moyen de quoy en peu d’heure deffeit ceste canaille 436 .’

La demoiselle de Danemark éclaire ensuite la relation entre le chevalier et la prisonnière, le désignant comme « votre Amadis », là où Montalvo ne faisait pas intervenir le nom du champion dans la bouche des femmes. Or quand l’écuyer qui est chargé de maintenir prisonnière Oriane sait l’identité du combattant, il s’enfuit au plus tôt. Tout se passe comme si Herberay jouait avec les impératifs d’une scène à faire et avec la renommée exceptionnelle qu’a déjà le héros avant le passage et même avant le Premier livre, puisque la série castillane assure de son invulnérabilité depuis plus de trente ans. Ce faisant, il établit dans le texte sa propre appartenance sociologique et, par les modifications qu’il fait subir aux intrigues et à leurs cadres, rapproche personnages et épisodes de modèles contemporains. Nous avons vu que les lecteurs du temps ont été sensibles à cette représentation de l’image qu’ils voulaient avoir de leur manière de vivre : le texte romanesque venait à donner forme au réel.

Si l’Amadis français fonctionne comme un miroir tendu à des courtisans en mal d’investissement imaginaire, le traducteur semble cultiver les heurts entre le texte chevaleresque et le hors-texte contemporain. Au lieu de gommer, comme son prédécesseur, les contradictions entre la fiction et l’histoire, le temps présent et le temps passé, l’impulsivité archaïque et la bienséance actuelle, celui-ci se plaît à les maintenir, voire à les renforcer. Des chevaliers vaillants cohabitent avec des gentilshommes, des soldats ou des princes, aux préoccupations politiques et sociales ancrées dans le contexte de la Renaissance. Les scènes topiques sont présentées à la fois de manière conventionnelle et en interposant les attentes du lectorat : le public adopte le regard d’un narrateur qui jouit de l’illusion qu’il donne à voir 437 . Du coup, il semble que soit mise à distance non seulement l’éthique chevaleresque des vieux romans, reprise en partie dans l’Amadís espagnol, mais encore celle des sujets de François Ier ; le goût pour les faits d’armes et les amours des héros de romans est dénoncé comme anachronique en pleine Renaissance. Au moment même où il prend des libertés avec la vision du monde des rédacteurs antérieurs, Herberay condamne donc l’irréalisme des références idéologiques de son temps. Puisque c’est dans le langage employé par le romancier que se construit son idéologie, le traducteur doit réussir à se dissocier du mythe de l’ancienne chevalerie, qu’il renouvelle, au sein même de la prose qui en est le vecteur. Nous allons voir ce tour de force linguistique se réaliser dans un passage du chapitre 15 du Premier livre, où Amadis et Oriane se déclarent pour la première fois leur amour 438 . Le chevalier vient de remporter la victoire sur Dardan et il bénéficie à présent d’une véritable aura auprès du roi Lisuart de Grande Bretagne et de ses vassaux ; Oriane lui ayant accordé une entrevue secrète à la nuit tombée, il se rend au jardin du palais et voit la princesse apparaître à la fenêtre, en tenue légère et apprêtée ‘«’ ‘ à son advantaige ’». Une atmosphère sensuelle constitue donc le cadre de l’échange amoureux : l’appétit sexuel d’Amadis est sollicité, même s’il ne pourra finalement que ‘«’ ‘ baiser mille fois ’» la main passée hors du treillis 439 … Or tout l’artifice du langage adopté par Herberay consiste ici à voiler l’objet commun des deux discours : au delà de l’aveu de l’amour, que les jeunes gens n’ont aucun mal à faire, se lit une envie pressante d’en venir aux délices charnels ; mais ils devront attendre le chapitre 36. Amadis, pour sa part, formule son impatience par le biais des peines souffertes pour l’amour de sa dame : il rappelle les nombreuses larmes versées dans son errance solitaire, les tourments causés par des songes hantés par le souvenir d’Oriane et les dangereuses pertes de conscience qu’il a eues lors de certains combats parce qu’il était abîmé dans ses pensées. S’il se présente par ces arguments comme un nouveau Lancelot, il a aussi recours au topos tristanien  et avant cela, ovidien de la passion : l’amour est une maladie qui se traduit par des effets physiques. L’expression de la douleur, qui s’adjoint à l’occasion les services des codes pétrarquistes renvoie ainsi à celle du désir. S’immisçant dans les propos du chevalier, Herberay se plaît à souligner le décalage entre le caractère policé du verbe et la réalité des sentiments : il doit avouer que sa « langue » est « surmontée de [s]a passion » 440 . La demande que fait le brillant orateur à la fin de sa plainte est ainsi floue sur le plan même de l’abstraction ; d’un point de vue pragmatique, Amadis déclare seulement qu’il ne peut révéler l’objet de sa requête, comme le souligne ensuite l’analyse que porte sur lui le narrateur :

‘Vueillez donc, madame, par vostre courtoysie, supplier mon insuffisance, et deliberez de (avec pitié) me rendre la vie et moy-mesme, et conserver ce qui ne peult estre, s’il n’est vostre. Ces paroles proferoit Amadis si interrompues de sanglotz et frequentes larmes, qu’il declaroit assez qu’il n’y avoit point de fainte, et qu’il sçavoit plus souffrir que dire 441 .’

Perspicace et elle-même tout enflammée, Oriane a compris la concrétude des espoirs de son champion 442 . Elle ne peut cependant exprimer son refus et temporiser les attentes de celui-ci qu’en opposant un autre discours réflexif sur l’amour, celui du néo-platonisme. Elle l’enjoint de ‘«’ ‘ temperer [ses] peines ’», prétendant les supporter avec lui ‘«’ ‘ pour l’union de [leurs] espritz ». ’Elle s’engage ensuite dans un exposé sur la supériorité de la connaissance de l’amour par rapport à l’expérience amoureuse :

‘J’espere voir le temps, que vous ayant de luy [= l’amour] encores plus grande et plus perfecte partie que vous n’avez, serez en plus grande tranquillité d’esprit, que peult estre vous n’estimez qu’on puisse avoir en ce monde : et ce ne vous adviendra par l’admiration de ce que pour ceste heure vous aimez le plus, et qui est le moins, mais par la fruition de ce où gist la felicité, la cognoissance dequoy unit et eslieve les espritz jusques au ciel. Et bien que j’aye encores si peu d’aage et d’experience que je ne me puisse exempter du mal dont vous plaisgnez, si ne suis je despourveue du desir de nous voir ensemble dehors, et vivre quelque fois heureux et contens 443 .’

L’éviction du sujet réel du propos se fait ici par des périphrases : Oriane blâme ‘«’ ‘ l’admiration ’» qu’a Amadis pour elle et pour son corps, tout en reconnaissant éprouver à son égard le même ‘«’ ‘ mal ’» dont il se plaint. Elle propose au chevalier impatient la vision idéale d’un monde anti-courtois, où les amants pourraient exhiber leurs sentiments au grand jour et où ils vivraient dans la ‘«’ ‘ cognoissance ’» de l’Idée de l’amour. Mais Amadis ne veut rien entendre et le dialogue se termine sur un quiproquo :

‘Ha madame, dit Amadis, l’esperance de celle heureuse journée me fera passer ceste penible vie en patience, supportant pour l’honneur de vous les peines interieures le plus couvertement que je pourray, et entreprenant celles de dehors le plus courageusement qu’il me sera possible : mais je vous supplye me faire ceste grace de me dire quand elle sera. Bien cogneut Oriane qu’elle n’avoit pas esté du tout entendue, et en soubzriant luy dit : Elle est desjà commencée, mais vostre œil esblouy ne la voit point 444 .’

Il y a ici équivoque sur les circonlocutions employées par la princesse : le plaignant déchiffre les références au ‘«’ ‘ temps ’» et à ‘«’ ‘ la fruition de ce où gist la felicité ’» selon ce que lui dicte son désir. Par cet échec de l’échange communicationnel, le traducteur montre la distance entre un discours précieux, coloré en l’occurrence de teintes courtoise, pétrarquisante et néo-platonicienne, et le message qu’il veut véhiculer. Du coup, il met à distance les codes que la société se donne à elle-même, en interposant à tout instant entre eux et les personnages la référence réelle du discours. Tout en créant un parler aristocratique, Herberay parvient donc à définir sa propre position idéologique, distincte de celle que véhicule l’élégance de son style : il réussit à certains moments à saisir du dehors l’orientation de son écriture, à faire entendre ce que M. Bakhtine appelle deux ‘«’ ‘ voix ’» au sein d’un même langage.

En définitive, la Renaissance a créé de toutes pièces le mythe d’une prose française ornée. Par la voix de ses poéticiens et de ses rhétoriciens, elle en a élaboré une théorie sommaire, dont les premiers livres d’Amadis ont présenté l’avantage d’offrir une belle illustration. Le rapprochement entre la réflexion contemporaine sur la prose et la verve d’Herberay n’a pas manqué d’être souligné par les thuriféraires de la série. Le traducteur, pour sa part, a forgé tout en même temps une langue et un système de représentations pour une génération en quête de repères sociologiques. Ils se sont pourtant sclérosés au fil du temps, au point de devenir des modèles abstraits du bien parler et du bien agir. À la fin du siècle, ces topoi de la socialité mondaine ont trouvé une seconde vie dans le style ampoulé des romans d’amours infortunées.

Dans ce chapitre, où nous avons considéré les sources des œuvres et les techniques de naturalisation employées par les translateurs, il nous a semblé qu’un principe était à l’œuvre dans l’ensemble des productions romanesques de la Renaissance, à savoir le réemploi d’un matériau narratif préexistant. Nous avons pu constater, sur la période allant de 1530 à 1560, une plus grande proportion de traductions et d’adaptations que d’imitations, autrement dit une relative conformité entre les textes mis au goût de l’époque et du pays et leurs originaux. Cela ne veut pas dire que les ouvriers de cette politique de francisation n’ont pas su s’affranchir de leur modèle ; au contraire, ils se sont montrés capables de s’approprier les principes d’écriture et de réinterpréter à divers degrés l’intention des précédents rédacteurs. Ils ont compris que ce n’est pas d’un simple récit dont ils héritaient, mais d’un discours, avec un sens et un système de références propres. Pourtant, parmi les imprimeurs, les remanieurs ou les adaptateurs des vieux romans et parmi les traducteurs de romans chevaleresques ou sentimentaux contemporains, nombreux sont ceux qui donnent d’eux l’image de simples arrangeurs de récits, qu’ils modernisent en en changeant le style et éventuellement l’intention. Or s’ils se présentent comme des artisans du verbe, c’est qu’ils travaillent dans la perspective de l’ornementation d’une matière brute, dont la forme serait dissociable du fond. Ce jugement généralisant doit évidemment être nuancé en fonction des versions de romans que l’on considère  c’est à ce niveau que se situent les limites de la convergence entre les diverses manifestations de la mise en roman 445 . Nous avons vu qu’Herberay invente un langage personnel, dont l’intention entretient un rapport essentiel avec le matériau hérité et qu’il donne en représentation aux lecteurs. Une enquête nous conduirait sûrement à des conclusions similaires pour les versions que sont le Roland Furieux, le Songe de Poliphile ou les Amours pastorales de Daphnis et Chloé, autres réussites en matière de prose vernaculaire et dont le langage naturel fait concurrence au style fleuri de Des Essars. La notion de ‘«’ ‘ prose de l’exposé ’» peut, en tous cas, s’appliquer sans difficulté à l’essentiel des adaptations et traductions de type chevaleresque de l’époque.

Notes
433.

Pour une étude complète des modifications apportées par Montalvo à la matière traditionnelle, voir La Traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., pp. 131-155. Nous l’avons dit, de longues digressions, assumées par le je du narrateur, portant sur la vanité des entreprises des hommes quand elles ne sont pas au service de Dieu, jalonnent l’Amadís : le malheur d’Amadís causé par l’amour, les tribulations de Lisuart ou la gloriole qui incite à chaque page les chevaliers à combattre sont présentés comme autant de contre-exemples de la métaphysique chrétienne. La conclusion de L. Guillerm est implacable : « Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il y a quelque hiatus entre le contenu narratif et une telle instance interprétative » (p. 153).

434.

Dans le Premier livre, le traducteur maintient ainsi ponctuellement une condamnation de l’immoralité de certains personnages : le roi Abies d’Irlande est qualifié de « superbe » (op. cit., t. I, chap. 10, p. 102), tandis que « meschanceté et desloyauté » sont le lot de la famille d’Arcalaus (t. I, chap. 23, p. 177). Même le long exposé sur l’arrogance et « l’immoderée estime de soy mesme », qui fait suite aux injures que Dardan adresse à Amadis en guise de refus de l’héberger pour la nuit, n’est qu’un « petit sermon » en regard de l’original, selon l’éditeur moderne (t. I, chap. 14, pp. 146-147 et p. [16]).

435.

Pour un développement sur les libertés prises par Herberay, voir É. Valentin, « L’Amadis espagnol et sa traduction française ; évolution stylistique et continuité thématique », Linguistica antverpiensia, Antwerpen, n° 10, 1976, pp. 149-167 et M. Bideaux, « Le roman de chevalerie de la Renaissance : héritage ou innovations ? Propositions pour un état présent de la question », in Du Roman courtois au roman baroque, op. cit. L. Guillerm oriente ses analyses dans le sens de la « vraisemblance » du référent romanesque : elle estime non seulement que le traducteur se réfère sans cesse à des modèles réels reconnaissables, mais que nombre de ses modifications ont pour rôle de rendre acceptable la construction fictionnelle. En l’occurrence, ce sont surtout les « enchaînements logiques et chronologiques qui restituent aux événements les apparences aléatoires du flux temporel ‘vécu’ » (op. cit., p. 118).

436.

Le premier livre de Amadis…, op. cit., t. II, p. 498 pour le texte espagnol et t. II, chap. 36, p. 396 pour la version française. Est-ce également un hasard si l’épée vient ici d’une femme, double d’Oriane à plusieurs reprises dans le volume, et non du roi ?

437.

Nous renvoyons aux nombreuses analyses de L. Guillerm qui militent en faveur de la distanciation réciproque des deux matériaux narratifs (La traduction française des quatre premiers livres…, op. cit., pp. 119, 120, 278, 311, etc.). L’auteur figure cette idée par le biais d’une métaphore théâtrale (p. 318) :

Se ‘déréalisant’ réciproquement, références fictives lointaines et références contemporaines viennent jouer conjointement sur le même théâtre, et ce roman-spectacle leur confère une même force active : le jeu distancié autorise leur contamination.
438.

L’épisode est reproduit dans Le Miroir des femmes…, op. cit, pp. 65-68. Sans que nous puissions cette fois mener une analyse comparative, nous nous rangeons à la déclaration de L. Guillerm selon laquelle le traducteur modifie ici « considérablement l’original espagnol » (p. 64).

439.

Le premier livre de Amadis…, op. cit., t. I, chap. 15, p. 178. Le narrateur note avec humour la perte de contenance du héros, par l’usage en syllepse du verbe trouver (p. 174) :

Je vous laisse donc penser quel jugement en feit Amadis, lequel (quand bien elle eust eu moins de beaulté) l’aymoit tant, qu’il eust trouvé en elle tout ce qui y estoit, l’y trouvant doncques et l’aymant, ne sçavoit s’il se trouvoit luy mesme.
440.

Ibid., t. I, chap. 15, p. 175.

441.

Ibid., t. I, chap. 15, p. 176.

442.

Plusieurs notations concernant les réactions d’Oriane au discours d’Amadis vont en ce sens : d’abord, elle « s’apper[çoit] » que son interlocuteur est « esperdu » ; ensuite, elle avoue que son « cueur n’a aultre desir » que de croire la véracité de ses sentiments ; enfin, quand le dialogue amoureux se termine et qu’Amadis reste « pensif tenant l’œil arresté sur elle », elle lui donne sa main « pour l’en divertir » (pp. 174, 176-178).

443.

Ibid., t. I, chap. 15, p. 177.

444.

Ibid., t. I, chap. 15, pp. 177-178.

445.

M. Bakhtine applique l’expression « prose de l’exposé » à toutes les sortes de réutilisation d’un matériau romanesque. Il englobe les romans en prose du XIIIe siècle, leurs avatars des XIVe et XVe siècle et les Amadis. On sent que d’autres formes romanesques pourraient rejoindre cette catégorie puisqu’il n’hésite pas à y intégrer le « roman pastoral » (Esthétique et théorie…, p. 195). Nous préférons, pour notre part, nous en tenir aux seules œuvres qui s’inscrivent ouvertement dans le mouvement médiéval de translation de récits en langue française.