Chapitre 4
Le critère du goût et son influence sur les tentatives
de réforme de la narration romanesque

‘Je fus docteur passé en ceste fabuleuse science ; j’y avois consumé l’huile de mes serées, et trompé mes plus serieuses leçons, pour nourrir mon avidité de ces folastres amusemens ; je faisois gloire d’en sçavoir le deduit et la tissure.
R. de Lucinge, La maniere de lire l’Histoire 446 .’

R. de Lucinge évoque en 1614 un souvenir marquant : il a passé son enfance à lire des ‘«’ ‘ romans en vulgaire françois ’», c’est-à-dire des romans de chevalerie en prose ; pour mieux assouvir un désir frénétique, il trompait la vigilance de ses précepteurs en se cachant sous les couvertures. Il n’est pas le seul à fournir un témoignage du goût pour la littérature romanesque imprimée à la Renaissance française. À l’époque même de sa parution, la production de romans a été dans son ensemble très appréciée, quoiqu’il existe une hétérogénéité de son lectorat en fonction de ses différents sous-genres. S’il faut schématiser, le peuple s’est plu à fréquenter les œuvres appartenant à la tradition chevaleresque féodale, tandis qu’hommes et femmes de la noblesse ou de la haute bourgeoisie se sont tournés vers les mises au goût du jour de la littérature médiévale et vers les livres d’amour et de bergerie inventés par les pays voisins. Les doctes, pour leur part, malgré les multiples critiques qu’ils ont fait entendre contre le roman, ont en outre goûté quelques textes isolés, comme ceux de G. de Lorris et J. de Meun, de Colonna, de l’Arioste et d’Héliodore. La féroce cabale menée à partir du milieu du siècle contre un genre qui fait chaque jour plus d’adeptes atteste à elle seule le succès qu’il remporte 447

Nous fondant sur le vif attrait de la société pour les romans, nous faisons ici l’hypothèse que le concept du goût est une dimension essentielle de la production et de la conceptualisation de ce type d’œuvres au XVIe siècle. D’une part, plus qu’une finalité extérieure au texte, comme le définit la rhétorique antique, l’assentiment du lecteur, sanctionné par le plaisir qu’il ressent, conditionne l’écriture du romancier. La double interaction entre la production de romans et leur réception  l’adéquation au goût supposé du public influe sur la démarche d’écriture et, en retour, les rédacteurs transforment les attentes de celui-ci 448   justifie de toute évidence la réédition des romans et des chansons de geste du Moyen Âge tout autant que l’activité de traduction de matériaux antiques ou contemporains. D’autre part, avant de franciser leur source, les adaptateurs s’interrogent sur ce qui crée le plaisir de la lecture : la consommation de la part de différents publics est une voie essentielle de l’analyse de la pratique romanesques. Nous allons ici nous pencher sur le cas de traducteurs chez qui l’influence du critère du goût préside à l’élaboration de véritables catégories intellectuelles et littéraires. Il est remarquable qu’il s’agisse chaque fois d’érudits et qu’ils prétendent introduire en France des types novateurs de romans. Une poignée de lettrés, adoptant un point de vue éthique et rationnel, essaie en effet de faire autre chose que se répandre en griefs contre les romans de chevalerie. Elle doit donc imaginer, au sein d’une culture de l’adaptation des vieux romans, le concept d’innovation romanesque, en même temps qu’un terme pour le formuler. Son travail ne peut prendre appui que sur une création romanesque du temps, soit que celle-ci relève d’une forme étrangère au passé national, soit qu’elle constitue un infléchissement de la production chevaleresque du Moyen Âge. Comme voie de salut théorique, J. Amyot propose ainsi en 1548 (n. s.) le roman grec, tandis que les traducteurs de la série d’Amadis, J. Gohory en tête, font la promotion du roman de chevalerie adapté aux exigences des lettrés. Si ces tentatives de théorisation sont en partie en décalage avec la pratique qu’elles entendent codifier, elles constituent un essai de définition d’un genre narratif humaniste. Nous verrons qu’en l’occurrence, le modèle réflexif allégué est moins le poème épique qu’une forme littéraire récente, d’origine antique mais redécouverte par les prosateurs français au XIIIe siècle : l’histoire.

Si l’on définit la ‘«’ ‘ poétique ’» comme l’ensemble des lois qui président à l’écriture d’une œuvre, l’‘» esthétique ’» a pour objet, étymologiquement, la réception du texte, c’est-à-dire autant les effets produits sur le lecteur que le conditionnement de l’écriture par les attentes de celui-ci. L’étude de ce chapitre tentera de cerner certains aspects de l’esthétique romanesque à la Renaissance en se demandant en quoi les penseurs du renouveau du genre font des goûts du public le fondement de leur réflexion. Nous constaterons, d’abord, que l’ultime argument avancé par les traducteurs pour la défense du roman est son caractère récréatif. Il apparaîtra ensuite que la volonté d’élucider les causes de la délectation débouche chez quelques lettrés sur l’établissement des caractéristiques précises d’un type de création, en rapport avec le public qui l’apprécie. Rien de commun, évidemment, entre les attentes du lectorat des histoires importées d’Espagne et celles des amateurs de romans grecs : des codes esthétiques socialement diversifiés appellent des concepts narratifs distincts. Malgré la disparité des formes envisagées, de leur fonctionnement imaginé et de leur public supposé, nous verrons que les théoriciens cherchent tous une voie érudite pour rénover le genre du roman. Leurs tentatives se font finalement écho : elles prennent pour point de départ une confrontation du roman avec l’écriture historique et cristallisent dans le même mot histoire fabuleuse une conception humaniste du roman.

Notes
446.

Op. cit., p. 65.

447.

Comme l’écrit C. de Buzon dans l’introduction à son édition des Angoysses douloureuses, « autour de 1551, le succès du genre romanesque est inversement proportionnel à l’estime dans lequel on le tient » (op. cit., p. 38).

448.

Ce mouvement de va-et-vient a été théorisé par les membres de l’École de Constance pour l’ensemble de la littérature ; voir en particulier H.-R. Jauss, Pour une Esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.