1 - Le roman, une littérature récréative

Au XVIe siècle, l’idéal culturel, en général, et littéraire, en particulier, est un idéal de raison et de vérité ; des exigences intellectuelles et morales font que l’on se défie de l’exercice de l’imagination. La prolifération des traités historiques, politiques, linguistiques, philosophiques et religieux montre assez que l’époque fait grand cas de l’activité réflexive. Dans ce contexte, bien mystérieuse semble la mise en avant de la part des défenseurs du roman de la primauté du placere dans les œuvres qu’ils préfacent. De fait, leur argumentaire est moins orienté vers la conversion de textes pernicieux en textes bénéfiques que vers la mise en avant du caractère plaisant des romans traduits.

Les traducteurs et les signataires de pièces liminaires évoquent souvent le plaisir qu’ils prennent à lire des romans et incitent le public à faire de même. Sébillet manifeste ainsi son propre tiraillement entre des activités utiles pour la nation et l’intérêt qu’il porte aux romans. Dans la préface de sa traduction de la Vie d’Apollonius de Tyane, il explique que sa ‘«’ ‘ version françoise ’» lui a fait dérober quelques heures ‘«’ ‘ à l’estude du droit et aux affaires du palais ’». Il oppose ainsi à son « labeur » de parlementaire le « passetemps » que lui a donné par le passé sa fréquentation de l’œuvre de Philostrate 449 . S’il affirme ensuite que le texte respecte le principe horacien du « plaisir et proufit », bien plus que ne le font les vieux romans et les Amadis, il finit étrangement par se rétracter : peut-être les lecteurs de sa traduction ne tireront-ils de ‘«’ ‘ ceste description de la vie et fais d’Apollon » ’que ‘«’ ‘ plaisir et commodité »’ ‘ 450 ’ ‘. ’C’est formuler là un regret vis-à-vis des limites de la capacité de déchiffrement et de compréhension des ‘«’ ‘ secretz de l’ancienne philosophie » ’de la part d’un certain public ; c’est aussi promouvoir les qualités divertissantes des romans en général. Ce que Sébillet consent à affirmer pour le roman pseudo-biographique, Amyot finit par l’admettre aussi pour une autre forme de roman inventée dans l’Antiquité, le roman grec. ‘«’ ‘ Le Proësme du translateur ’» placé en tête de l’Histoire Æthiopique effectue ainsi un va-et-vient saisissant entre un blâme convenu de la fiction et une défense subtile des œuvres plaisantes. L’helléniste prend le même point de départ rationnel et religieux que l’auteur de l’Art poétique français : il ne faut pas s’amuser à lire « toutes sortes de livres fabuleux », de peur que l’on ne s’accoutume au mensonge 451 . Mais il ne faut pas « condamner tous escritz mensongers », car ils poussent à revenir ensuite « à la consideration ou action des choses d’importance » : il est souhaitable d’» user de quelque divertissement » pour que l’esprit revienne ensuite aux pensées sérieuses. Tout en souscrivant au rejet de Platon des poèmes éloignés de la vérité, Amyot soutient donc l’idée d’une nécessité physiologique de la lecture ; c’est pour le pire et pour le meilleur que les hommes s’intéressent aux « contes fabuleux ». Pourtant, après avoir fait l’éloge d’une pratique romanesque spécifique  celle d’Héliodore, qui allie souci de la moralisation et conception harmonieuse du récit , le traducteur revient sur son affirmation première : ‘«’ ‘ (quand tout est dit) ce n’est qu’une fable ’». Le voilà qui se rallie à nouveau au poncif du péril de la prose fictionnelle pour les courtisans ; il serait préférable pour eux de lire l’histoire. Un ultime revirement de position achève de nous déconcerter : l’humaniste termine sa préface en refusant un public à la recherche de la moralité ; il blâme le goût corrompu de ceux qui ont une ‘«’ ‘ fiëvre d’austerité », ’revenant ainsi à l’idée qu’il a d’abord soutenue. Amyot apparaît ainsi intimement partagé entre le sérieux qu’il a l’habitude de prôner et le plaisir qu’il ressent à la lecture des romans ; le ‘«’ ‘ Au lecteur ’» qui fait suite au « Proësme » témoigne du même tiraillement. La promotion ambiguë de la fiction narrative dans les textes liminaires de Sébillet et d’Amyot prouve, par conséquent, qu’un milieu de parlementaires  et plus généralement de lettrés attachés à des exigences intellectuelles et religieuses  veut trouver son compte dans la lecture de romans. Ceux-ci consentent finalement à se laisser séduire par les attraits d’une littérature d’imagination, mais il faut qu’elle possède certaines qualités artistiques et morales.

Le mouvement ambivalent de répulsion et d’attraction pour la littérature narrative d’imagination trouve à se manifester très ouvertement sous la plume de Jodelle. Dramaturge et poète, cet humaniste n’hésite pas à décrier une forme d’écriture qui, plus encore que les autres types de romans, cultive l’invraisemblance et l’immoralité, à savoir le roman de chevalerie. Son jugement évolue cependant d’une année à l’autre, d’un paratexte à l’autre. En 1553, dans une ode placée en tête du Neufiesme livre d’Amadis, il prend la défense de la ‘«’ ‘ fable ’» qu’a traduite Colet ; il souligne la présence conjointe du plaisir et de l’édification dans ce roman, à la manière de l’Odyssée. Son discours est tout autre en 1555 dans le ‘«’ ‘ Au lecteur ’» de l’Histoire palladienne, qu’il publie pour honorer la mémoire de C. Colet ; Jodelle doit expliquer cette publication qui pourrait passer pour une ‘«’ ‘ palinodie de ce qu’[il] avo[it] tant de foys soustenu’ ‘ 452 ’ ‘ ’». Il évoque longuement les arguments échangés entre lui et ‘«’ ‘ plusieurs espritz de la France ’» sur le sujet des romans ; ces discussions en ont fait un détracteur éminent de ce genre de livres. Il rappelle alors pour quelles raisons l’Histoire palladienne, qui est du même moule que les Amadis, ne ressortit pas à la fiction moralisante ; cela l’a fait engager à plusieurs reprises des débats avec Colet 453 . Il aurait fait valoir qu’il est des ‘«’ ‘ labeurs plus doctes et proffitables » ’que les « Romants », écrits pour le ‘«’ ‘ contentement des Damoyselles de nostre siecle ’» et détachés des préoccupations ‘«’ ‘ de l’éloquence, de la Philosophie, et d’autres disciplines ». ’Mais à la suite de cette condamnation sans appel des romans, Jodelle cède la parole à son ami défunt : Colet a toujours été ‘«’ ‘ garny de mille raisons, pour resister au mespris qu’on faisoit de la longue trainée de ses discours ». ’Finalement, le poète semble s’être laissé convaincre par les solides arguments de son contradicteur :

‘De telles et plus fortes raisons me repondoit tellement de ce docte Champenois, que je commençay à flechir quelque peu, et cognoistre que le temps employé aux Romants n’estoit pas du tout dependu en vain 454 .’

De manière saisissante, la fin de l’épître se présente comme une défense du placere romanesque : en publiant un roman de chevalerie, Jodelle feint de ne faire que s’acquitter d’une promesse imposée par l’amitié, mais il encourage le lecteur à prendre du ‘«’ ‘ plaisir »’ à cette lecture. L’avis ultime auquel il se rallie dans le ‘«’ ‘ Au lecteur ’» de l’Histoire palladienne s’avère donc, bien qu’il s’en défende, une ‘«’ ‘ palinodie ’» exacte de l’opinion qu’il a affichée en société ; cela explique d’ailleurs qu’il ait appartenu, malgré ses convictions tranchées, au parti des défenseurs du roman... Hormis ce cas flagrant d’indécision, il est remarquable que de nombreuses réprobations ambiguës nuancent le mépris unanimement affiché à l’époque  et pour longtemps  par les doctes à l’égard du roman. Nous ne prendrons ici que l’exemple du sonnet adressé par Baïf en 1573 à Gohory. Alors que les quatrains expriment un violent rejet du roman, condamné comme forme d’écriture anti-humaniste, un retournement s’opère au cours du sizain :

‘Quoy ? sur ton âge meur, quand desjà tu grifonnes,
Lors qu’attendons de toy quelque gentil ouvrage,
En lieu d’un fruit exquis une fleur tu nous donnes ?
L’arc n’est tousjours tendu. Qui ne l’iroit détendre
L’on verrait sur le lut se rompre le cordage :
L’esprit se lasserait s’il fallait tousjours tendre 455 .’

Le discours de blâme se convertit en panégyrique : la littérature de plaisir doit à l’occasion faire pièce à la littérature sérieuse. De même, le jugement émis dans la Pannarette de J. Bertaut sur la ‘«’ ‘ van[ité] ’» en même temps que l’‘» aymab[ilité] ’» des ‘«’ ‘ contes ’» chevaleresques nous semble témoigner du sentiment contradictoire probablement encore ressenti au XVIIe siècle envers les aventures des paladins :

‘[…] et tels ont esté faints
Ces fameux Paladins qui de contes si vains
Ornent des vieux Romans les aymables mensonges
Qu’ils semblent estre escrits du doigt mesmes des Songes 456 .’

À la Renaissance, le discours préfaciel des traducteurs de romans est donc l’occasion, pour plusieurs lettrés, d’évoquer leur sentiment vis-à-vis des œuvres qu’ils mettent à la disposition du grand public. Il nous révèle l’existence d’un goût refoulé pour la narration fictionnelle et récréative : les doctes sont mal à l’aise vis-à-vis du plaisir qu’il ressentent à la lecture de textes ludiques. Les failles de leurs raisonnements ou certaines formules d’aveu sont le signe de leur penchant pour une littérature jugée socialement répréhensible.

Notes
449.

Préface de La vie, ditz et faitz merveilleux d’Apollon le Tyanien, op. cit., p. 625.

450.

Ibid., p. 626.

451.

L’Histoire Æthiopique…, op. cit., « Le Proësme du translateur », non paginé.

452.

« Au lecteur » de l’Histoire palladienne, op. cit., p. 94.

453.

Ibid., p. 93. On se rappelle la liste des griefs énumérés par Jodelle contre le roman « pour en degouster le plus affectionné » et la contre-attaque de Colet (voir supra chapitre 1,pp. 77 et 72).

454.

« Au lecteur » de l’Histoire palladienne, op. cit., p. 94.

455.

Euvres en rime, op. cit., « Au Seigneur Jaques Gohorry »,p. 234.

456.

Les Œuvres poetiques, 1620, A. Chenevière (éd.), Paris, Plon, 1891, p. 444.