2 - Enjeu du plaisir dans la querelle autour des Amadis

Dans le paratexte des Amadis, qui est quantitativement le plus important dans le domaine de la théorisation romanesque, le critère du goût trouve une place de choix. Les préfaciers des différents livres ne cessent de rappeler non seulement leur penchant personnel pour les nouvelles histoires chevaleresques, mais surtout celui d’un large public à l’égard des joutes et des tournois à l’honneur des dames. Dans ces conditions, les doctes se réclament-ils de la valeur de l’usage comme un ultime argument quand le réquisitoire fait contre le roman de chevalerie a invalidé tous les précédents ou bien l’esthétique du divertissement est-elle sentie comme déterminant les lois de sa poétique ?

En 1540, quand Herberay fait paraître sa traduction du Premier livre, la réprobation des vieux romans de la part de quelques humanistes et hommes d’Église n’a qu’une influence limitée sur les milieux lettrés. Dans son prologue, Des Essars a donc les coudées franches pour encourager les lecteurs à acheter ce livre importé d’Espagne. Il recourt à une formule séduisante, systématiquement reprise par ceux qui poursuivront son œuvre de traduction : le sujet du livre est présenté comme l’alliance des ‘«’ ‘ armes ’» et des ‘«’ ‘ amours ’», qui sont de ‘«’ ‘ plaisantes matieres »’ 457 . Il insiste ensuite sur le ‘«’ ‘ plaisir ’» qu’il a pris ‘«’ ‘ à le communicquer par translation »’ et invite le public à se délecter à son tour à sa lecture :

‘Et combien que ce qui s’offre en ceste traduction d’Amadis, ne soit tiré de nul auteur fameulx pour luy donner couleur de verité, si trouvera on en elle tant de rencontres chevalereuses et plaisantes, avec infiniz propos d’amours si delectables à ceulx qui ayment ou sont dignes d’aymer, que toute personne de bon jugement se doit persuader (voyre quasi contraindre) à lire son histoire pour le passetemps et plaisir qu’il pourra recevoir en la bien voyant 458 .’

‘«’ ‘ Plaisantes ’», ‘«’ ‘ delectables ’», ‘«’ ‘ passetemps et plaisir ’» sont autant de termes pour formuler la nature irrépressiblement récréative des Amadis. Il n’y a plus ici l’expression d’un sentiment de mauvaise conscience : le lettré assume pleinement la bassesse de l’œuvre qu’il soutient ; mieux, il organise sa promotion autour de la modestie des enjeux littéraires de celle-ci. La récréation d’un ‘«’ ‘ gentil esprit ’» supplée non pas à regret des travaux sérieux et dignes d’éloge, mais avec bonheur l’» ennu[y] de lire choses plus haultes et ardues ». On sait de quel succès sera couronnée la campagne publicitaire d’Herberay puis celle des éditeurs et de plusieurs doctes du temps pour ce livre pour les suivants… En 1548, après la contre-attaque d’Amyot contre le goût manifesté par la cour pour ce genre de productions, la mention du caractère fictionnel et plaisant des Amadis n’a plus le même enjeu que sous la plume du premier préfacier : elle intervient comme un élément spécifique dans la défense de la forme romanesque. Le ‘«’ ‘ Discours sur les Livres d’Amadis ’» de Sevin s’attache ainsi à trouver des raisons pour réévaluer la délectation ressentie à la fréquentation des Amadis. Sur plus de deux cents vers, s’enchaînent des exemples de la présence du critère horacien de l’utile dulci dans le texte francisé. Mais la preuve ultime de l’intérêt que l’œuvre présente est donnée par l’efficace qu’elle a sur les lecteurs : le ‘«’ ‘ Discours ’» s’achève sur le don du livre à Sevin par un ami parisien, qui le transmet symboliquement à son tour au public. Le moteur de cette chaîne littéraire et commerciale n’est autre que le ‘«’ ‘ plaisir ’» :

‘Duquel [= de l’ouvrage] adonc (tant fut de bonne affaire,
Ce mien amy) qu’un present m’en va faire,
En me disant, quand tu auras loysir
Tu y prendras à le lire plaisir.
Ce que j’ay fait où j’ay sceu clairement,
Que verité disoit entierement :
Et si quelqu’un en vouloit faire doute,
Il le croyra en lisant l’œuvre toute 459 .’

L’auteur promeut donc l’exercice du jugement esthétique contre les règles des doctes : quelles que soient ses connaissances et capacités intellectuelles, tout un chacun doit faire l’expérience personnelle et solitaire de la lecture et ressentir le plaisir du texte. Quoique plus timidement, Colet invoque en 1553 le même critère de la valeur de l’usage à la fin de sa dédicace du Neufiesme livre d’Amadis. L’opposition entre la ‘«’ ‘ serieuse doctrine »’ des doctes ouvrages et les ‘«’ ‘ affaires graves et d’importance ’», d’une part, et les ‘«’ ‘ devis et contes joyeux ’» auxquels le traducteur a consacré ‘«’ ‘ quelques heures oysives »’ 460 , de l’autre, est largement soulignée, mais elle cache une fausse humilité. Colet demande à son protecteur de sauver sa traduction des ‘«’ ‘ assaultz et incursions de plusieurs trop severes ou delicatz qui blasment à la volée et rejettent du tout les Romans »’ ; il ira même jusqu’à ‘«’ ‘ en boyre la honte si aucune en peult venir »’. La seule injonction qu’il fait au conseiller du roi, et indirectement au reste du public, est de courir le risque de la lecture ; ainsi seulement il pourra se rendre compte du « plaisir », voire du « profit », que véhiculent les Amadis.

L’émotion esthétique est donc perçue dans les pièces liminaires citées comme une expérience des sens  aiesthésis signifie précisément sensation en grec  et elle prime le discours spéculatif tenu sur la qualité et le fonctionnement intrinsèque de l’œuvre  ce que nous avons respectivement appeler la ‘«’ ‘ théorie poétique ’» et la ‘«’ ‘ poétique »’. Il y a là une intuition majeure de la part des préfaciers d’Amadis, que Kant creusera deux siècles plus tard dans sa Critique de la faculté de juger esthétique.Nous nous permettons de faire appel aux jalons philosophiques posés par ce dernier pour cerner l’enjeu exact de la notion de plaisir dans ces textes. Le penseur allemand part du postulat selon lequel pour trouver de la beauté à une chose, il n’est pas besoin de concepts : le goût est la faculté d’apprécier un objet ou une forme de représentation par une satisfaction ou un déplaisir 461 . L’accord entre l’imagination et l’entendement, les deux facultés de la connaissance à être sollicitées dans ce type de jugement, n’est pas saisi intellectuellement ; il est ressenti :

‘[…] c’est indépendamment de concepts que le jugement de goût détermine l’objet eu égard à la satisfaction et au prédicat de beauté. Ainsi cette unité subjective de la relation entre les facultés [de l’entendement et de l’imagination] ne peut-elle se faire connaître que par la sensation 462 .’

Pour Kant, le jugement de goût est donc nécessairement subjectif, c’est-à-dire qu’il ne se réalise que dans l’expérience individuelle du sujet ; est ainsi remise en cause la thèse de l’objectivité du Beau, qui a prévalu de Platon aux Lumières. Il est intéressant de constater que les penseurs français du roman ont eu l’intuition que ‘«’ ‘ la beauté n’est pas une propriété de l’objet ’» mais ‘«’ ‘ un rapport de la représentation de l’objet au sujet ’» 463 . L’un d’entre eux a même formulé en 1556 une des conséquences possibles de ce postulat, à savoir la relativité du jugement de goût. Il s’agit de G. Aubert qui, dans le « Au lecteur » du Douziesme livre d’Amadis, récuse point par point les attaques des détracteurs des romans de chevalerie. Un long discours s’organise sur la fable romanesque, sa frivolité et ses mensonges ; voici le dernier argument qu’Aubert assène à ses contradicteurs :

‘Quant à ceux qui diront confusément qu’en ce livre le langaige est trop vulgaire, ou trop obscur ; que les harangues des Princes à leurs soldatz, des amans à leurs Dames, et des Dames à leurs amans, qui sont les principaux ornemens de ce genre d’escrire, y manquent en plusieurs endroitz, et sont superflus en plusieurs autres ; et infinies semblables opinions selon la diversité de leurs fantasies : Je respons à ceux-cy que je ne suis deliberé de leur respondre ; car en leur respondant, tout ainsi que leurs avis sont infinis, il faudroit que mes responses fussent infinies : Qu’ilz se contentent donc de sçavoir (s’ilz ne le sçavent desjà) qu’il y en aura qui trouveront bon, ce qu’ilz trouveront mauvais ; d’autres qui trouveront mauvais, ce qu’ilz trouveront bon, voire eux mesmes trouveront mauvais au soir, ce qu’ilz avoient trouvé bon au matin, et trouveront mauvais au matin, ce qu’ilz avoient trouvé tresque (sic) bon le soir au paravant : tant est variable et incertain le jugement des hommes, mesmement de ceux qui ne se reiglent que par la seule opinion […] 464 .’

Le préfacier soutient donc que le goût individuel n’est qu’une ‘«’ ‘ opinion ’» : pour un même objet, il n’existe pas de communion de tous les hommes dans un seul sentiment esthétique. Pour parler en termes kantiens, Aubert choisit de confondre l’ordre du beau et celui de l’agréable ; le jugement esthétique, selon lui, ne peut prétendre à une validité pour tous 465 . Il n’y a plus alors de communication possible entre les sentiments des individus : l’homme est ondoyant et divers et aucun ‘«’ ‘ sens commun ’» ne peut orienter les opinions esthétiques vers un consensus valant pour tous les temps et tous les lieux. En marge de ce scepticisme radical, qui diffère de l’analyse kantienne, Aubert proclame le principe selon lequel est beau ce qui plaît sans concept : il ne peut « respondre » aux « avis infinis » de ses contradicteurs 466 . Le jugement ‘«’ ‘ ’ ‘Amadis’ ‘ ne me plaît pas ’» ou ‘«’ ‘ ’ ‘Amadis ’ ‘me plaît ’» n’exprime rien d’autre qu’un sentiment de déplaisir ou de plaisir et il ne peut recevoir aucune démonstration appuyée sur des preuves objectives 467 . Il n’est ainsi pas anodin que le discours du préfacier s’achève sur un blâme des lettrés qui croient avoir le droit de soupeser et de comparer la valeur littéraire des œuvres, c’est-à-dire de ceux qui sont ‘«’ ‘ envieillis en leurs persuasions ’» et qui ‘«’ ‘ font des Platon et des Aristotes ’». C’est, semble-t-il, la même conviction qui soutient la défense du roman dans la ‘«’ ‘ Preface aux lecteurs » ’du Trezieme livre d’Amadis, rédigée en 1571. Gohory y annonce qu’il va répondre à ceux qui lui reprochent que les « armes » relatées dans Amadis sont « fabuleuses », les « amourettes » ‘«’ ‘ un peu gayes et lascives ’» et ‘«’ ‘ le tout de peu d’instruction »’ ‘ 468 ’ ‘. ’Pourtant, la seule idée qu’il met en avant est le goût partagé par le grand public et les doctes pour les livres de la série : son entreprise de traduction n’a-t-elle pas reçu l’approbation des humanistes Belleau, Baïf, Du Bellay, Muret, Pasquier et de ‘«’ ‘ la bonne opinion populaire » ’? À peine une polémique est-elle engagée sur les lois présidant à ce type d’écrits que Gohory coupe court aux raisonnements et formule une malédiction surprenante contre tous les pince-sans-rire, ‘«’ ‘ les esperits revesches et rebarbatifs ’» :

‘[…] hors d’icy tous profanes. C’est assavoir n’y entrez pas bigots ne bigotes, chagrins ne renfrongnez, ne ceux qui ont banny la risée propre à la seule humaine nature. […] Fuyez d’icy marchans usuriers, legistes lucratifs, medecins mercenaires […]. Fuyez petits poetastres ou rimailleurs, envieux et medisans […].’

La liste des exclus de la lecture d’Amadis est longue : ne sont épargnés ni les ‘«’ ‘ loups garoux ’», ni les ‘«’ ‘ vieilles rosses ’», ni les ‘«’ ‘ melancoliques formez facheux ’», ni les ‘«’ ‘ ridez rustiques ’». Elle rappelle en particulier l’» inscription mise sur la grande porte de Theleme » et prône, par l’éloge du rire, une sagesse heureuse 469 . Le discours de bannissement est, bien sûr, aussi un discours de sélection d’un certain public, celui des gentilshommes et des lettrés ouverts à un renouvellement littéraire et recherchant une émotion esthétique. Gohory reconnaît la diversité des jugements esthétiques des lecteurs ; il prend parti pour un certain lectorat sans chercher à convaincre davantage ses opposants. En somme, il nous dit : ‘«’ ‘ Des goûts et des couleurs, ne discutons pas ! ’».

Invoquer son goût personnel et celui du public ne constitue pas une esquive stratégique pour les préfaciers des Amadis. L’insistance sur la satisfaction ressentie à leur lecturen’est pas seulement un rappel du succès remporté par cette série ; elle sous-entend que, malgré l’appareil argumentatif mis en place pour définir les lois de ce type d’écriture, les traducteurs suivent, dans leur pratique, le critère du sentiment esthétique plutôt que les codes poétiques officiellement reconnus. Pourtant, en refusant d’articuler plaisir personnel et plaisir universel, les théoriciens du nouveau roman chevaleresque courent le risque de ne lui conférer qu’une piètre valeur esthétique : certes, le beau plaît sans concept, mais il doit également plaire universellement.

Notes
457.

Le premier livre de Amadis…, op. cit., « Prologue du translateur du livre d’Amadis », t. I, p. XI.

458.

Ibid., t. I, pp. XII-XIII.

459.

« Discours sur les Livres d’Amadis » en tête du Huitiesme livre d’Amadis…, op. cit., pp. 75-76, v. 245-252.

460.

Dédicace « À Monseigneur Jan de Brinon », en tête du Neufiesme livre d’Amadis…, op. cit., p. 89 ; les autres citations sont prises dans la même page.

461.

Critique de la faculté de juger esthétique, livre I, « Premier moment du jugement de goût considéré selon sa qualité », paragraphe 5, in Critique de la faculté de juger, A. Renaut (trad.), Paris, Aubier, « Bibliothèque philosophique », 1995, p. 188.

462.

Ibid., « Deuxième moment du jugement de goût considéré selon sa quantité », paragraphe 9, p. 197.

463.

Ibid., « Deuxième moment », paragraphe 6, p. 190.

464.

« Au lecteur » du Douziesme livre d’Amadis…, op. cit., pp. 139-140.

465.

Kant distingue la simple sensation de l’» agréable », où personne n’attend d’autrui qu’il adhère au même sentiment esthétique, du « jugement de goût », qui postule l’universalité de la satisfaction. Il parle, d’un côté, des « jugements esthétiques empiriques » et de l’autre, des « jugements esthétiques purs » (op. cit., « Troisième moment des jugements de goût envisagés d’après la relation des fins qui y sont considérées », paragraphe 14, p. 202). Le penseur refuse donc le relativisme du goût : tout jugement esthétique, quoique subjectif, prétend à un consentement unanime ; l’existence d’un sensus communis, c’est-à-dire d’un principe sensitif partagé par tous hommes, garantit la possibilité d’une « universalité subjective » de l’expérience esthétique. Kant croit en l’existence de la valeur artistique d’une œuvre, dans la mesure où elle est universellement reconnue.

466.

Il répète la même idée plus bas : « j’aime mieux leur sonner gaigné, et confesser franchement mon impuissance et l’insuffisance qui est en moi pour leur respondre » (p. 140).

467.

Kant dit ainsi : « Il ne peut y avoir nulle règle objective du goût qui détermine par concepts ce qui est beau. Car tout jugement dérivant de cette source est esthétique, autrement dit : c’est le sentiment du sujet, et non un concept de l’objet, qui est son principe déterminant » (op. cit., « Troisème moment », paragraphe 17, p. 211). Même la communicabilité universelle de la sensation est sans concept : elle se réalise dans le sentiment communément éprouvé par des sujets.

468.

Trezieme livre d’Amadis…, op. cit., « Preface aux lecteurs », non paginé.

469.

Les cibles prises par Gohory sont les mêmes que Rabelais, à savoir les médecins, les usuriers et tous les esprits austères en général. De plus, les propos qu’il tient ensuite sur la valeur morale et spirituelle du rire rappellent le dizain « Aux lecteurs » placé en tête de Gargantua :

[…] si les Rommans ne portoient nul autre bien que le riz et la gayeté honeste, si pourrois-je maintenir que c’est le souverain point de l’heureuse vie […].