II - Des codes esthétiques socialement diversifiés

Les théoriciens italiens du romanzo s’interrogent avec une finesse plus grande encore que ceux de notre pays sur la notion de goût. En cela, ils font entorse à la Poétique et privilégient les écrits des rhétoriciens sur l’importance que l’orateur doit accorder aux conditions de réception de son discours 486 . Selon eux, le plaisir variant selon les époques, les moyens de l’engendrer doivent varier eux aussi. En louant le pragmatisme de l’Arioste, qui n’a pas suivi les règles léguées par le passé mais les mœurs en usage de son temps, Malatesta affirme ainsi tout en même temps la subjectivité du goût et la diversité des jugements esthétiques suivant les individus, les époques et les nations :

[…] ben fà quel poeta, che hà giudito di saper secondar l’uso, e il dilettabile degli huomini, come hà fatto l’Ariosto ; il qual, se scritto havesse secondo gli epici antiqui, quando noi ci dilettamo de’ Romanzi moderni, saria stato un contravenire al nostro gusto, e un scriver più tosto à quei, che viveano al tempo d’Homero, e di Virgilio, che à suoi coetanea, ò à quei, che dovean succedere à loro 487 .

Contre le principe de l’immuabilité des règles, l’argument de la nouveauté conditionne ici la possibilité d’une évolution poétique : l’innovation en art est corrélée aux changements esthétiques à l’échelle de l’humanité. La réflexion sur les rapports entre dilletabile et Arte, costume et legge conduit même les Modernes à s’interroger sur l’articulation entre le goût individuel et le goût universel, indispensable garantie de la beauté. Quant aux quelques érudits français à oser braver la censure formulée contre le roman, ils ne prétendent pas faire table rase des préceptes poétiques et rhétoriques en vigueur pour fonder, à partir d’une forme romanesque inconnue des siècles antérieurs, une poétique à nouveaux frais. Ils cherchent seulement à trouver, dans des supports livresques qu’ils estiment teintés de quelque nouveauté, des éléments pouvant récréer un public cultivé. Autrement dit, pour infléchir la réputation d’inutilité et de frivolité du roman, ils entendent cerner les moyens par lesquels un type d’écriture peut réussir à toucher des lecteurs avides de divertissement et de réflexion. Les sous-genres romanesques dont ils disposent en ce domaine sont le roman médiéval remis au goût du jour par Montalvo et le roman d’aventures grec, que P. de Vienne a fait connaître aux Français en 1545 en traduisant les livres V à VIII des Amours de Clitophon et de Leucippe. Les préfaciers de ces productions pourraient tous affirmer, avec Gohory, qu’ils ont ‘«’ ‘ taillé [leur] plume selon la portée de ceux à qui elle s’adressoit’ ‘ 488 ’ ‘ ’» : le fonctionnement des œuvres qu’ils ont traduites répond aux exigences intellectuelles et affectives d’un public idéal. Nous avons défini les attentes de celui-ci en fonction de la nature des aventures décrites  chevaleresque, à la manière médiévale, ou sentimentale, à la manière grecque. Voyons à présent en quoi la diversité sociologique de ce lectorat implique des jugements de goût variés et des ressorts stylistiques divers pour les satisfaire, en quoi, en somme, des esthétiques distinctes supposent des poétiques différentes.

Notes
486.

La démarche du Stagirite est en quelque sorte inverse ; celui-ci élabore des règles d’écriture tout en envisageant leur compatibilité avec les données du bon sens et leurs effets sur un public virtuel. Comme l’écrit M. Magnien dans l’introduction à son édition de la Poétique, op. cit., p. 58, Aristote « aurait voulu arracher le dramaturge à l’influence des spectateurs ».

487.

Della nuova Poesia…, op. cit., p. 150.

488.

« Preface aux lecteurs » du Onziesme livre d’Amadis…, op. cit., p. 126.