1 - Le principe de la variété à l’œuvre dans le nouveau roman de chevalerie

Parmi la longue série des discours liminaires d’Amadis, il est quelques passages quinous intéressent en ce qu’ils cessent de déclarer le roman de chevalerie nouvelle manièrerespectueux d’exigences de rationalité et de moralité pour définir certains éléments de son fonctionnement intrinsèque. Nous allons voir que le concept majeur qui sous-tend cet art narratif est celui de la variété, qu’il est envisagé en fonction des effets qu’il produit sur le lectorat et qu’il s’avère peu comparable aux principes énoncés au même moment par Giraldi et Pigna sur le poème à actions multiples.

Si la variété est au centre du programme théorique des préfaciers d’Amadis, la notion ne reçoit pas d’appellatif stable sous leur plume. Seule la référence indirecte à la rhétorique latine permet de relever qu’ils font usage d’une catégorie venue des Anciens, que Cicéron a contribué à vulgariser. Notons d’abord qu’apparaît à plusieurs reprises dans les liminaires que nous avons envisagés, c’est-à-dire ceux des livres I à XIV, une réflexion sur la fortune, en tant que puissance distribuant de façon aléatoire le bonheur et le malheur. Dans le roman, le devenir des personnages est soumis à chaque page à l’imprévu, aux ‘«’ ‘ eschauguettes de fortune ’» ; en cela, le parcours de chacun d’eux reflète la vie des lecteurs eux-mêmes. Aubert est le premier à avancer l’idée qu’il y a à apprendre des vicissitudes du sort représentées dans les romans : en 1556, il dit du Douziesme livre d’Amadis que les hommes peuvent y ‘«’ ‘ contempler (comme en un theatre de tout le monde) les divers changemens de la fortune, l’inconstance des choses humaines, les hazards de la guerre, les trophées des Princes victorieux, et la vergongne des vaincuz’ ‘ 489 ’ ‘ ’». À la métaphore du théâtre du monde, l’imprimeur de l’édition de 1577 du Premier livre de Amadis substitue celle du miroir de la vie. F. Didier insiste, en effet, sur la méditation morale que doit susciter chez le lecteur le passage soudain de l’extrémité du bonheur à celle du malheur :

‘[…] je vous avise (lecteur) d’employer voz heures de loisir à la lecture de ce Romant, auquel vous prendrez grand plaisir et recreation, outre le grand profit que vous tirerez de la grace et pureté du language, et les gentils traits qui peuvent servir de miroir à la vie, comme des accidens et traverses de fortune et de ce qui est descrit aux XXXIII et XXXV chapitres, de ce premier livre : car combien que ceci soit fait à plaisir, si est ce qu’il est aisé à voir qu’il y a des choses qui peuvent avenir et qui aviennent de jour en jour, comme les extremités et passions en amour, envies, contentions, pertes de hauts estats, restitutions de biens et honneur et mille accidens : le tout si proprement descrit, que l’on en peut tirer exemple merveilleusement profitable à la vie humaine 490 .’

Les changements dans la destinée des héros ont donc une fonction récréative pour le public, sans qu’il en soit précisé la raison, et ont surtout un enjeu moral, métaphysique et spirituel, la Fortuna, figure du polythéisme gréco-romain, se concilant sans peine avec la Providence chrétienne. Il est intéressant de voir Gohory, quelques années avant la parution de ce texte, choisir d’infléchir la lecture habituellement « utilitaire » de la notion de fortune en la présentant comme l’ingrédient essentiel du placere. L’» art Rethorical qui consiste en la composition ou construction des Rommans », exposé dans l’épître dédicatoire du Trezieme livre d’Amadis, se propose en effet de donner la recette de la « delectation », définie comme le but suprême de l’écriture romanesque. Par l’intermédiaire de la préface de 1556, sont rapprochées la multiplicité des sujets des romans et les mutations du destin : alors qu’Aubert insistait sur le caractère incertain des événements  de l’issue des guerres, en particulier , Gohory énumère différents sentiments éprouvés par les personnages d’Amadis ; la succession des ‘«’ ‘ admirations, attentes, issues inopinées, passions entremeslées, devis des personnes, douleurs, coleres, craintes, joyes, desirs evidens’ ‘ 491 ’ ‘ ’» évoque alors naturellement les caprices du sort dans leurs effets psychologiques. Nous avons vu ailleurs en quoi le raisonnement du traducteur finit par faire de la diversité un ressort essentiel non seulement de l’invention, mais aussi de la disposition et de l’élocution romanesque 492 . Si le terme variété n’est que suggéré  dans la ‘«’ ‘ Preface aux lecteurs ’» qui suit apparaissent le verbe « varie » et le substantif « coppie » , les deux textes liminaires font du concept de fortune le garant d’une poétique narrative du changement : à la diversité des matières répondent l’effet de disparate produit par leur agencement et des styles multiples pour exprimer leurs différences. Or la fortune dirigeant chez les Romains les dieux et étant l’objet d’une grande révérence, les théoriciens latins de la poésie font de nombreuses allusions à la variété présente dans la nature, par le jeu du destin, et imaginent qu’elle régit la variété dans le discours 493 . Les analyses de Cicéron sur l’adaptation des accidents de fortune à la théorie de la narration, l’une des cinq partes artis, intéressent particulièrement Gohory, à plusieurs titres : d’abord, le rhétoricien soutient que la diversité dans le langage est un moyen essentiel de susciter le plaisir chez l’auditeur ; il met ensuite en rapport les revirements brusques du sort et la diversité des sentiments avec celle des événements du récit. La dédicace du Trezieme livre adapte terme pour terme un passage du De Inventione qui porte sur la manière de composer des portraits à l’analyse du roman de chevalerie :

‘Ce genre de narration [= celle qui concerne les personnes] doit avoir beaucoup d’agrément, grâce à la variété des événements (rerum varietate) ; à la diversité des sentiments (animorum dissimilitudine) : sérieux, douceur, espoir, crainte, désir, dissimulation, hésitation, compassion ; aux changements de fortune (fortunae commutatione) : malheurs inattendus, joies soudaines, heureux dénouement 494 .’

Mieux, les théoriciens latins articulent la notion de variété avec les attentes du lecteur : Horace veut que les sentiments des personnages se communiquent à l’auditeur et Cicéron avance que le souvenir de nos douleurs passées se transmue en plaisir à la lecture des maux des autres 495 . Or ni Aubert, ni Gohory, ni Didier ne veulent corréler à l’idée que l’économie des romans reproduit la vie la participation du lecteur aux vicissitudes éprouvées par les héros et moins encore postuler l’identification de celui-là à ceux-ci. Même si le plaisir est la finalité du procédé mis ici au jour, ce n’est pas une poétique des passions suscitées par le roman, autrement dit une esthétique de la surprise, que les défenseurs d’Amadis élaborent. La jouissance produite sur le public par l’alternance des sujets, des situations et des sentiments, mêlée à des émotions diverses dont le texte se veut le miroir, intéresse peu pour elle-même ; elle est seulement ici le signe de l’efficacité d’un ressort essentiel dans l’économie du roman de chevalerie, la variété.

Les théoriciens italiens proposent une analyse différente du concept de varietà ou diversità, qu’ils estiment égalementréalisé dans la forme particulière du roman de chevalerie qu’est le romanzo 496 . Ils le relient à la pluralité des actions des poèmes de Boiardo et de l’Arioste ; celle-ci autorise la multiplication de trames narratives enchevêtrées et crée épisodiquement des effets de ressemblance, d’opposition et de répétition. Rappelons-nous la différence essentielle entre le romanzo et l’épopée : le premier traite les actions de plusieurs personnages et la seconde une action unique accomplie par un seul héros. Selon Lodovico Dolce, B. Tasso, l’auteur de la mise en vers d’Amadis, déclare ainsi qu’au départ, il a voulu donner une forme classique aux aventures d’Amadigi, d’une manière rappelant l’Odyssée et l’Énéide. Or il a dû abandonner son projet, le respect des principes de la poésie antique ne charmant pas le public comme le fait l’Orlando furioso 497 . Si le choix de mener plusieurs actions de front introduit la variété et que seule celle-ci plaît aux lecteurs, c’est que chaque suspension de l’histoire produit sur eux un effet d’attente. Quelles angoisses les seigneurs de la cour de Ferrare ne devaient-ils pas ressentir quand l’Arioste, qui venait leur faire lecture d’un récit, s’arrêtait à la fin d’un chant ou quand il l’interrompait par celui de la destinée d’autres personnages ! Voici l’analyse que donne Pigna de ce phénomène : alors que la linéarité de la fable épique rend l’esprit serein à la fin d’un naufrage ou d’une bataille, dans le romanzo

‘[…] l’anima resta sospeso. E ne nasce perciò un desiderio che fa diletto : essendo che un certo ardore è causato, che è di dover la fine della cosa sentire 498 .’

D’un côté, les tensions actantielles, provisoirement résolues, apaisent le lecteur qui a été touché par leur exposé ; de l’autre, l’inachèvement des événements laisse celui-ci mal à l’aise. L’expectative dans laquelle il est alors plongé, le désir qu’il a de connaître le dénouement de l’action qu’on lui a présentée renvoient à ce que nous appelons aujourd’hui le suspens, substantif que la Renaissance italienne et française ignorent. Si l’anglais désigne dès le XVe siècle par ce mot un état d’attente angoissée en lien avec un élément dramatique, les autres langues romanes n’en feront l’emprunt qu’au XXe siècle. Par ailleurs, celles-ci ne donnent pas de spécialisation artistique aux adjectifs et locutions formés sur l’étymon suspensus ;à l’époque qui nous concerne, suspens, en suspens, sospeso, suspenso renvoient tous à un sentiment d’indécision, au sujet d’une personne, et à un état d’inachèvement, pour une situation. Pourtant, même sans posséder le terme exact pour la définir, les doctes italiens réussissent à conceptualiser la notion de suspensen réfléchissant à une esthétique de variété. Un passage métadiscursif du Roland furieux pose significativement une relation d’interdépendance entre le plaisir du public et la pluralité des fils narratifs :

‘Le changement plaît à l’esprit comme au goût. Plus cette histoire sera variée, et plus elle intéressera ceux qui l’écouteront. Je suis, d’ailleurs, forcé de me servir de différents fils pour tramer le long tissu de ma toile 499 .’

La structure paratactique, le retardement du récit par l’ajout d’histoires indépendantes et le suspens qui leur est corrélatif constituent l’essence des textes chevaleresques ; mais aucun docte français de la Renaissance n’a tenté de théoriser ces notions 500 . Dans la composition des Amadis, Gohory ne se soucie pas des effets de la variété sur le lecteur : il recommande d’introduire des sujets  et non des actions  variés, de les organiser de manière à les alterner et d’user de styles différents pour dépeindre les passions et les faits d’armes. En somme, la conception qu’il a de la variété est surtout thématique, alors que la pierre de touche de la théorie italienne de l’entrelacement est l’organisation des fils narratifs, autrement dit la disposizione. Quoique le concept de digressioni soit flottant sous la plume de Giraldi, il désigne rarement les matières chevaleresques ; le plus souvent, il renvoie à l’insertion d’épisodes étrangers au récit en cours. La jouissance provoquée par la lecture des romanzi ne peut donc être semblable à celle suscitée par l’épopée : dans un cas les épisodes appartiennent à l’action principale, dans l’autre il n’y a plus d’histoire ou de héros centraux. Le poème épiquepossède pourtant un moyen d’assouvir par moments le ‘«’ ‘ plaisir du changement » ’qu’attend le public, à savoir la narration successive d’événements s’étant déroulés au même moment. La simultanéité des actions, qu’Aristote définit comme un des atouts de l’épopée sur la tragédie, pourrait bien enlever au roman le privilège de la variété :

‘L’épopée possède une caractéristique importante qui lui permet d’accroître son étendue : alors que dans la tragédie on ne saurait imiter plusieurs parties de l’action qui se déroulent en même temps, mais seulement la partie jouée sur scène par les acteurs, dans l’épopée, du fait qu’elle est un récit, il est possible de composer plusieurs parties de l’action qui s’accomplissent en même temps, et qui, pour peu qu’elles soient appropriées au sujet, ajoutent à l’ampleur du poème : l’épopée a donc là un bon moyen de donner de la majesté à l’œuvre, de procurer à l’auditeur le plaisir du changement et d’introduire des épisodes dissemblables ; le semblable, en effet, provoquant rapidement la saturation, cause de l’échec des tragédies 501 .’

Il est cependant net que le Stagirite ne décrit pas ici le mécanisme de l’entrelacement romanesque ni celui du suspens : il évoque seulement la possibilité pour le poète de présenter comme concomitantes des ‘«’ ‘ parties de l’action ’», c’est-à-dire des actions secondaires intrinsèquement ‘«’ ‘ appropriées au sujet ’». Rien de commun entre ce procédé et la mise en regard d’actions différentes, que l’Arioste a portée à son plus haut degré d’accomplissement. Pour ne citer que le chant VIII du Roland furieux, il l’utilise pour créer un violent effet de contrepoint : le conteur nous montre d’abord Angélique endormie sur une île située au delà de l’Irlande et un ermite essayant de profiter de ses charmes ; il évoque ensuite Roland à Paris poussant une douloureuse élégie. Comme s’il avait pu voir la détresse de la femme qu’il aime, à la fin du chant ce dernier décide d’abandonner l’armée chrétienne et se lance à sa recherche. Mais d’autres phénomènes, rarement convoqués tous ensemble et en si grand nombre dans les romans médiévaux et les Amadis ou les Palmerin, se conjuguent avec la technique de l’entrelacement pour donner à l’Orlando sa suprême variété : ce peuvent être l’entrecroisement des quêtes de plusieurs chevaliers, la rencontre prévisible entre des personnages toujours repoussée, le récit par un protagoniste de l’évolution d’une précédente intrigue ou l’introduction de réflexions historiques, politiques, artistiques ou philosophiques 502 . On le voit, l’Arioste ne met pas seulement en regard protagonistes, événements et lieux par le passage d’une action à une autre, il crée une structure discontinue en interrompant le récit par toutes sortes de moyens ; si nous osions convoquer une métaphore minière, nous dirions que le roman de chevalerie traditionnel creuse des galeries narratives en les faisant se rejoindre à l’occasion, quand l’Orlando furioso s’ingénie à dynamiter en tous endroits le récit pour ouvrir des brèches vers d’hypothétiques points de rencontre. Nul doute que le lecteur est autrement confronté au suspensdans ce texte que dans celui de Montalvo ; son déchiffrement du sens y est aussi fortement sollicité par des effets de décalage des savoirs  entre le sien et celui des personnages, entre celui des protagonistes et celui du narrateur. L’Arioste démultiplie donc les possibilités de variété offertes par l’entrelacement médiéval, rendant son œuvre d’une infinie complexité 503 . Peut-être cette manipulation exercée par le romancier sur le lecteur explique-t-elle que Giraldi et Pigna aient réfléchi à l’incidence de l’agencement composite des romanzi sur le public et aient défini une véritable esthétique de la varietà.

Quoique infiniment plus sommaire que la théorie du romanzo, le discours réflexif des préfaciers d’Amadis sur les lois du nouveau roman de chevalerie ne se résume pas à la notion de variété. Il s’intéresse à l’occasion au concept de vraisemblance qui, comme le précédent, a la particularité d’associer la dimension poétique de l’inventio à des préoccupations esthétiques. En dehors de la définition lapidaire d’un ‘«’ ‘ vray semblable ’» du ‘«’ ‘ style ’» dans la préface du Roland furieux, la première interrogation sur les rapports entre la vérité et la fable se produit en 1548 dans le ‘«’ ‘ Discours sur les Livres d’Amadis ’» de Sevin. Celui-ci reconnaît que le roman fait entorse au réel,

‘Aucunesfois la chose ainsi n’estant :
Mais de si grand’grace et dextérité
Qu’on y a creu, ainsi qu’à verité 504 .’

L’Orléanais se place dans une perspective horacienne, l’Épître aux Pisons recommandant de mêler adroitement ‘«’ ‘ le mensonge avec la vérité’ ‘ 505 ’ ‘ ’» de sorte à rendre la fiction crédible. Telle est aussi la position de Gohory dans la dédicace du Dixieme livre d’Amadis, lorsqu’il rejette le vrai au profit du vraisemblable et de l’utile :

‘Que vous importe la verité ou faulseté du fait, moyennant que les choses soient possibles, bonnes et imitables 506  ?’

Ce faisant, il ne donne de conception de la vraisemblance ni la méthode propre à l’obtenir, pas plus qu’il ne considère l’effet majeur que la tradition rhétorique attend d’elle, à savoir la conviction du lecteur. Comme chez Horace le vraisemblable se trouve rattaché à une autre finalité du texte littéraire, le docere 507 . Alors que Pigna et Giraldi élaborent un système complexe pour montrer que fées, enchanteurs et philtres magiques n’apparaissent que dans les « digressions » de la fable tandis que le sujet principal reste vrai et que l’organisation des histoires entre elles respecte les exigences aristotéliciennes de vraisemblance et de nécessité, Sevin et Gohory se plaisent à soutenir que le vraisemblable doit être subordonné à une finalité supérieure, qui est l’enseignement. L’incroyable étant omniprésent dans les récits chevaleresques, les préfaciers s’attachent à la peinture des protagonistes et montrent qu’elle est un modèle de perfection. En somme, le vraisemblable est rapporté ici à la convenance horacienne sur les personnages, leurs pensées et leurs paroles, elle-même doublée, comme dans les traités italiens, d’un impératif éthique. Juste après le passage précédemment cité du « Discours », Sevin propose ainsi une lecture moralisante d’Homère et de Virgile ; la « vraye similitude » consisterait chez ces auteurs à représenter les héros non point « telz qu’ilz sont, mais telz qu’ilz doivent estre » :

‘Aussi lit on d’Homere et de Virgile,
Que le labeur avec un soing agile,
Fondé dessus vraye similitude
Les a induitz d’employer leur estude
À prudemment lire et narrer les faitz
Des grandz Seigneurs, pour les rendre parfaitz,
Les descrivant dès l’heure de leur naistre
Non telz qu’ilz sont, mais telz qu’ilz doivent estre,
Pour enseigner ceux qui voudront regner,
Le bon chemin de tout bien gouverner 508 .’

Autrement dit, les Amadis ont « couleur » de « verité » parce qu’ils sont un miroir du prince : le romancier substitue le vrai au vraisemblable pour rendre imitables les faits de ses personnages-vedettes. À la notion de conviction, Sevin substitue donc celle d’identification ; il n’en reste pas à la définition d’une lecture participative : son propos est de valoriser la possible imitation des protagonistes de la part du public, en particulier du public princier. Même fondée sur une base plus spécifiquement rhétorique qu’horacienne, l’analyse que propose Gohory du vraisemblable dans la dédicace du Trezieme livre d’Amadis déjà mentionnée  se livre aux mêmes acrobaties. L’argument de l’accord entre les faits, leurs causes et le contexte dans lequel ils se sont produits pour arriver à un récit plausible des événements est probablement valable pour l’orateur ; il semble mal s’appliquer aux auteurs de romans de chevalerie. Pourtant, Gohory peut convaincre les doctes en faisant, comme Sevin, de la vraisemblance un moyen pour atteindre l’édification : ‘«’ ‘ quant aux gestes des hommes ’», le romancier qui met au centre de son récit des héros ‘«’ ‘ qui excellent en los et renom ’» ne peut qu’emporter tous les suffrages. Nous trouvons donc ici le troisième principe de l’écriture, après la variété et la vraisemblance, dégagé par les préfaciers d’Amadis. Il est notable que tous trois rejoignent les enjeux de la thématique de la fortune dégagés précédemment 509 . Depuis l’Énéide, où elle est l’objet de gloses édifiantes, la notion possède une forte valeur morale. Les analyses de Virgile faites par les lettrés entre 1540 et 1550 insistent sur cette portée : par la noblesse et l’héroïsme dont il fait preuve dans l’adversité, le héros épique serait le modèle du prince  ce que nous avons vérifié à l’instant sous la plume de Sevin. Malgré les différences de matière et de construction entre l’épopée et le roman, Aubert, Gohory et l’auteur de la préface de 1577 appliquent directement cette idée que les héros sont dirigés par des forces qui les dépassent. Ce faisant, ils peuvent exposer le principe essentiel de l’économie romanesque qu’est la variété ; de plus, ils montrent, par le biais d’une conception moralisante de la vraisemblance, que la « delectation » du lecteur se double de son édification. Le concept de fortune garantit donc au romancier que son texte répond aux attentes du sujet idéal  imaginatif et réfléchi  qu’il s’est donné pour lecteur.

Une étude comparative de l’utilisation de la présentation de la varietas dans les discours liminaires des nouveaux romans chevaleresques et dans les traités italiens sur le romanzo ne pouvait conduire qu’au constat de leur radicale disparité. Comment en aurait-il été autrement quand Amadis et Orlando, les deux supports de l’analyse, n’appartiennent pas au même sous-genre romanesque et quand les théories sont d’obédience diverse  horacienne en générale, mais cicéronienne, d’un côté, et aristotélicienne, de l’autre ? Malgré son caractère décousu, la réflexion sur la narration chevaleresque en France a le mérite de déterminer avec justesse certains procédés d’écriture du roman de tradition vernaculaire. De fait, au lieu d’affirmer à peu de frais la dimension hautement morale des textes, les passages que nous avons relevés donnent des arguments convaincants sur la raison pour laquelle ces modes de composition trouvent grâce auprès d’un certain public. Mais on ne peut que regretter que des ressorts fondamentaux des fictions chevaleresques soient laissés de côté, comme celui du merveilleux  qui aurait pu être envisagé sous l’angle de l’incrédulité qu’il peut générer auprès des lecteurs.

Notes
489.

« Au lecteur » du Douziesme livre d’Amadis…, op. cit., p. 139.

490.

Le premier livre de Amadis…, 1577, op. cit., « Advertissement au lecteur », t. II, p. 504. Les chapitres 33 et 35, que le préfacier donne comme représentatifs des aléas du sort, traitent de la perte par le roi Lisuart, jusque-là comblé de tous les biens, de sa fille, de son royaume et, peu s’en faut, de la vie. Cela donne lieu, outre l’élégie d’Oriane, à une longue réflexion du narrateur à caractère stoïco-chértien (ibid., t. II, p. 389) :

Certes qui bien considera en cest endroit les tours de fortune, il pourra aiséement juger qu’elle est aussi muable (voire plus) envers les grandz princes et seigneurs, que les moindres, comme elle feist cognoistre au roy Lisuart, au temps qu’il pensoit avoir plus le vent en poupe […]. Ce roy Lisaurt estoit tresbon, vertueux et saige prince : neanmoins nostre Seigneur permist le faire tomber en tous ces dangers, à ce qu’il eust souvenance que luy seul dispose des creatures comme il luy plaist […].
491.

Le trezieme livre d’Amadis…, op. cit., « Preface aux lecteurs »,non paginé.

492.

Voir supra chapitre 2, pp. 141-144, où est citée dans son intégralité la réflexion de Gohory sur l’art rhétorico-romanesque et où ont été proposées des rapprochements avec l’Institution oratoire de Quintilien. Les emprunts du préfacier à la théorie de Cicéron sur la narration ont été mentionnées par J. Lecointe dans son article « Théorie du récit, aux marges de l’épopée et du roman, dans les paratextes du Roland furieux et des Amadis au XVIe siècle en France », in Du Roman courtois au roman baroque, op. cit.

493.

Dans l’Épître aux Pisons, Horace insiste ainsi sur le fait que la peinture des caractères requiert que l’on accorde les paroles des personnages avec le sentiment qu’ils éprouvent, lui-même étant soumis aux « états divers de la fortune » (De Arte poetica, op. cit., p. 208, v. 105-113).

494.

De Inventione, G. Achard (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1994, livre I, chap. XIX, 27, pp. 83-84. Les notions utilisées ici sont semblables à celles de la Rhétorique à Herennius, G. Achard (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1989, I, 13.

495.

Le passage bien connu de l’Épître aux Pisons sur la nécessité pour les poèmes d’être pathétiques, le rire entraînant le rire et les larmes des larmes, se situe précisément dans le paragraphe consacré aux changements de condition produits par la fortune (op. cit., p. 207, v. 99-102). Quant au raisonnement de Cicéron sur le plaisir provoqué par la souffrance des personnages, il apparaît dans les Épîtres familières, in Correspondance de Cicéron, 11 t., L. A. Constat (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1950, t. II, V, 12, 4-5, pp. 160-161, où il est également relié aux « temporum varietates fortunaeque vicissitudines ».

496.

Pour l’emploi du mot varietà et de ses synonymes dans les traités et pour le signifié qu’ils désignent, voir supra chapitre 2, spécialement pp. 102-122.

497.

Propos placés en préface de l’Amadigi et rapportés par M. Stanesco dans un article intitulé « Premières théories du roman. Les folles amours des paladins errants », Poétique, Paris, n° 70, avril 1987, pp. 167-180 et ici p. 174, qui donne, par ailleurs, de précieux renseignements sur la conception du romanzo par Giraldi et Pigna. L’échec d’Alamanni, qui avait réécrit Giron le Courtois selon des canons épiques, était encore frais dans la mémoire de B. Tasso.

498.

I Romanzi, op. cit., p. 45.

499.

Roland furieux, op. cit., chant XIII, p. 154. Le narrateur dit ailleurs qu’il s’efforce de « varier » son récit « afin qu’il soit digne de l’indulgence de ceux qui l’écoutent avec plaisir » (chant XXII, p. 277).

500.

Peut-être faudrait-il nuancer cette assertion au vu de la conscience que semble avoir Jodelle de la combinaison de plusieurs quêtes héroïques dans un même récit : il parle des Amadis comme de « braves discours, entrelassez de mille avantures » (« Au lecteur » de l’Histoire palladienne, op. cit., p. 93). Un passionné de littérature chevaleresque comme Lucinge pressent également, en 1614, la présence d’actions multiples, mais sous sa plume les substantifs « bigarrure » et « entrelassement » restent encore flous (voir la citation du chapitre 1, p. 64).

501.

La Poétique, op. cit., 1459 b, p. 147.

502.

Voici un exemple de chacun de ces procédés : au chant X, Roger, au lieu de Roland, délivre Angélique de l’orque qui veut la dévorer et se met à l’aimer ; l’arrivée attendue de Roland sur l’île aura lieu un instant après le départ de ces personnages ; au chant XXII, un protagoniste est censé rapporter l’histoire de Pinabel, mais ce faisant, il apprend au lecteur ce qu’est devenu un groupe de gens qui était au centre d’un précédant récit du narrateur principal ; le chant III présente une digression sur la postérité italienne de Bradamante, tandis qu’au chant XVII le narrateur exhorte les princes d’Europe à s’engager dans une nouvelle croisade ; au chant XXXIII, il s’attarde enfin sur l’ekphrasis de plusieurs tableaux.

503.

L’Orlando fait même à l’occasion un usage ironique de l’entrelacement. Le chant XII réunit ainsi des personnages dans un même lieu à leur insu : il s’agit de l’épisode du château d’Atlant, où chaque nouveau venu croit apercevoir l’être qu’il recherche, ce qui contraint les chevaliers qui y sont attirés à errer dans un jeu d’illusions. Ce « labyrinthe » (op. cit., p. 140) évoque métaphoriquement leurs vaines quêtes tout au long du texte et rappelle la structure générale du romanzo.

504.

« Discours sur les Livres d’Amadis » en tête du Huitiesme livre d’Amadis…, op. cit., p. 73, v. 133-136.

505.

De Arte poetica, op. cit., p. 210, v. 151. Quintilien envisage le vraisemblable (veri similia) de la même manière, si ce n’est que l’orientation rhétorique de son traité le pousse à enjoindre à l’orateur d’en avoir cure afin d’être crédible auprès des juges. Dans la partie du plaidoyer qu’est la narration, le procédé consiste en une manière de conduire le récit qui rend les faits plausibles(Institution oratoire, op. cit., livre IV, chap. 2, 34, p. 48) :

Il y a […] beaucoup de choses qui sont vraies, mais peu croyables, de même qu’il y a des choses fausses qui, souvent, sont vraisemblables. Aussi ne faut-il pas se donner moins de peine pour faire croire au juge ce que nous disons de vrai que ce que nous inventons.
506.

Dédicace « À tresillustre princesse ma dame Marguerite de France » en tête du Dixiesme livre d’Amadis…, op. cit., pp. 108-109.

507.

Dans le mouvement de l’Épître, le fait que les fictions, pour récréer l’imagination, sont astreintes à la vraisemblance est mis en lien avec la nécessité qu’elles ont de contenir des préceptes édifiants(De Arte poetica, op. cit., pp. 219-220, v. 338-344) :

Que les fictions créées pour plaire demeurent tout près de la vérité ; que la fable ne réclame point le privilège d’être crue en tout ce qu’elle voudra et ne tire pas tout vivant, du ventre d’une Lamie, l’enfant dont celle-ci a déjeuné […]  ; mais il enlève tous les suffrages celui qui mêle l’agréable à l’utile, sachant à la fois charmer le lecteur et l’instruire […]
508.

« Discours sur les Livres d’Amadis » en tête du Huitiesme livre d’Amadis…, op. cit., p. 74, v. 137-146.

509.

Nous allons nous inspirer de l’analyse faite par J. Lecointe sur l’importance accordée à la figure de la fortune par les lecteurs humanistes de l’épopée antique (« Théorie du récit… », art. cit.). Celui-ci montre également combien l’empire du sort sur les personnages s’accroît à partir du livre VII d’Amadis, ce qui a pour effet de modifier la conception de l’aventure ; le récit est moins alors le lieu de l’affirmation chevaleresque que celui de la mise à l’épreuve du personnage par le destin.