3 - Un nouveau concept romanesque sous la plume d’Amyot et sa postérité

Il est fort possible que, par souci de la joute verbale, Gohory ait fait emprunt à J. Amyot de l’expression histoire fabuleuse, utilisée par l’helléniste pour désigner l’Histoire Æthiopique. Mais la nostalgie du grand récit historique va plus loin dans ‘«’ ‘ Le Proësme du translateur ’» que dans les liminaires des Amadis : le postulat de la supériorité de l’histoire sur la fable ne tient pas seulement aux qualités d’édification de la première. Amyot estime que la forme de l’histoire doit constituer non pas un modèle lointain, mais une matrice scripturaire pour les apprentis romanciers en raison de sa recherche du fait vrai et imagine que cette conformité est réalisée dans l’œuvre d’Héliodore. Est-ce à dire que le romancier doit reproduire une réalité sociale avec fidélité ou bien le respect de la vérité historique impose-t-il d’autres exigences à la forme narrative que l’helléniste entreprend de codifier ? Après nous être penchée sur ce problème, nous verrons en quoi la doctrine élaborée en 1548 a eu des répercussions dans la seconde partie du siècle, même si elle s’est trouvée appliquée à des domaines qu’Amyot n’avait probablement pas imaginés…

Pour que le syntagme histoire fabuleuse puisse désigner un genre spécifique de roman en lien avec le modèle historique, Amyot se doit de redonner son sens étroit à histoire et d’appliquer une acception spécifique à l’ensemble de l’expression ; en un mot, il lui faut forger une collocation et procéder à une création lexicale et sémantique tout à la fois. Dans cette intention, il ajoute le substantif « Histoire »au titre de sa traduction, alors qu’il est absent de l’original grec. Il ouvre également son « Proësme » par un conseil donné aux hommes ‘«’ ‘ en aage de cognoissance ’», celui de se méfier des ‘«’ ‘ livres fabuleux »’, qui peuvent conduire vers la « folie ». Il leur oppose ensuite, bien sûr, l’écriture historique, pour sa sévérité et son utilité, mais ne cache pas les limites de celle-ci : l’histoire «‘ doit reciter les choses nuement et simplement, ainsi comme elles sont avenues, et non pas en la sorte qu’elles seroient plus plaisantes à lire »’. L’histoire permet donc ‘«’ ‘ par exemples du passé s’instruyre aux affaires de l’avenir ’», mais elle manque d’ornements pour délecter. La fiction répond parfaitement, pour sa part, à cet objectif, mais l’affabulation est une des dérives possibles de la liberté laissée à la littérature, dont les romans de chevalerie sont l’exemple manifeste. La seule narration envisageable s’avère donc les ‘«’ ‘ contes fabuleux en forme d’histoire »’ et nous apprenons plus loin que la ‘«’ ‘ fabuleuse histoire des amours de Chariclea et Theagenes ’» est la réalisation la plus aboutie de ce concept romanesque idéal. Toutefois, Amyot n’établit pas la nécessité d’un récit fictionnel en prose à caractère historique ; il a trop d’animosité envers les romans de chevalerie pour ne pas récuser l’artifice qui consiste à prétendre historique la narration romanesque. Le préfacier entend plutôt que le romancier assume le caractère résolument mensonger de son texte, tout en cherchant à rendre sa fable intrinsèquement semblable à l’histoire 553 . Il entend expliciter son projet en sollicitant Horace, qui affirme que pour délecter, les fictions doivent approcher de la vérité. Sans le mentionner, il convoque également Cicéron, dont l’opposition entre les concepts de fabula, historia et argumentum est bien connue à la Renaissance 554 . Amyot choisit des sources qui conjuguent, dans leur conception de la fiction, les notions de vérité et de vraisemblance. Il appelle ainsi de ses vœux des romans qui, pour pouvoir se ‘«’ ‘ desguiser du nom d’historiale verité ’», se font une loi de respecter une part de vérité historique, dans leur contenu, en même temps que la complétude et l’harmonie, dans leur forme :

‘Par ainsi beaucoup moins se doit-on permettre toutes choses es fictions que l’on veult desguiser du nom d’historiale verité : ains y fault entrelasser si dextrement du vray parmi du faux, en retenant tousjours semblance de verité, et si bien r’aporter le tout ensemble, qu’il n’y ayt point de discordance du commencement au mylieu, ny du milieu à la fin.’

Le plus difficile est de comprendre le sens exact du mélange du vrai et du faux, question que nous avons laissée plus haut en suspens. La référence à la forme historique permet à présent de lever le voile sur la nature de la vraisemblance de la matière romanesque : à la part historique doit être intégrée subtilement la part inventée, c’est-à-dire une intrigue amoureuse, des péripéties propres à susciter la compassion, le rire voire l’attente du lecteur ou encore un dénouement heureux. L’analyse rapide du rôle de l’histoire dans les Éthiopiques nous montre assez qu’il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour le roman historique. Héliodore ne situe pas son histoire dans le temps : il ne prend pas une période haute en couleurs du passé de l’Égypte, de l’Éthiopie ou de la Grèce ; il écrit dans les blancs de l’histoire, pour ne pas contrevenir à celle-ci. Mais l’imprécision historique ne l’empêche pas de situer les événements dans un espace et un contexte social qu’il se plaît à décrire 555  ; aux effets de stylisation du matériau référentiel, s’ajoute également l’intérêt porté par le romancier aux realia, lui permettant de s’attacher épisodiquement à des détails culturels. En somme, les éléments historiques ne constituent qu’une toile de fond dans les Éthiopiques ; ils donnent l’apparence d’un passé lointain, une sorte de couleur antique, propre selon Amyot à ennoblir le récit. De plus, le souci de la vraisemblance va de pair avec la représentation « au vif » de ‘«’ ‘ cas humains »’ et, du point de vue de l’organisation des faits, avec une composition serrée 556 . Le dernier moyen par lequel le roman parvient à gagner sur l’histoire l’avantage de la « delectation » s’avère le travail de l’élocution. Le « Proësme » milite, en effet, en faveur de l’application d’une nouvelle éloquence française à un sujet à la mode antique, de nature édifiante et traité de manière vraisemblable. Ce faisant, il donne tous les ingrédients pour convertir l’histoire en genre littéraire. Mais le traducteur regrette finalement que l’Histoire Æthiopique fasse entorse à un autre modèle, pas si éloigné de la conception qu’il propose du roman, l’épopée. Cela ne signifie pas que le ‘«’ ‘ nouveau roman antique ’» est conçu comme une forme dégradée du poème héroïque : il réunit certaines exigences réclamées par les humanistes pour rendre une forme poétique éthiquement convenable et artistiquement travaillée, réalisées à la perfection dans l’épopée. Les manipulations lexicales d’Amyot nous confortent dans l’idée que le théoricien ne plaque aucune doctrine toute faite sur le fonctionnement intrinsèque de l’œuvre d’Héliodore. Il ne forge pas la collocation fabuleuse histoire à partir de termes souvent en co-occurrence dans le sociolecte du temps : quoique l’helléniste ait certainement lu Lucien, il est vraisemblable qu’il transpose en français le concept de fabulosa narratio inventé par Macrobe 557 . Il reprend l’expression latine, mais en substituant histoire à narratio, ce qui implique un déplacement de la réflexion de la fiction allégorisante vers les rapports du roman grec et de l’histoire. Dès lors, le nouveau sémantème qu’il applique à l’expression entre dans l’idiolecte des lettrés de la Renaissance s’intéressant au renouvellement de la narration : il est porteur d’un concept romanesque fondé sur l’histoire et qui applique en partie les règles de l’épopée antique.

Quelle influence a eu cette définition spécifique de l’histoire fabuleuse dans les théories du récit postérieures à 1548 ? Un dévoiement de la pensée d’Amyot est à prévoir, ne serait-ce que parce que plus personne n’a garde de l’appliquer au roman grec… La Défense nous semble la première à hériter du « Proësme », un an seulement après la parution de celui-ci. Le chapitre traitant ‘«’ ‘ Du long poème français ’» fait ainsi un écart dans sa réflexion sur la nouvelle épopée nationale, pour confronter « en passant » le roman de chevalerie et la chroniqueantique :

‘Je veux bien en passant dire un mot à ceux qui ne s’emploient qu’à orner et amplifier nos romans, et en font des livres, certainement en beau et fluide langage, mais beaucoup plus propre à bien entretenir damoiselles qu’à doctement écrire : je voudrais bien (dis-je) les avertir d’employer cette grande éloquence à recueillir ces fragments de vieilles chroniques françaises, et comme a fait Tite-Live des annales et autres anciennes chroniques romaines, en bâtir le corps entier d’une belle histoire, y entremêlant ces belles concions et harangues à l’imitation de celui que je viens de nommer, de Thucydide, Salluste, ou quelque autre bien approuvé, selon le genre d’écrire où ils se sentiraient propres. Tel œuvre certainement serait à leur immortelle gloire, honneur de la France, et grande illustration de notre langue 558 .’

Il n’est pas sûr que cette digression aille dans le sens de l’appel lancé par les membres de la Pléiade en faveur de la composition d’une épopée moderne en vers à partir d’une trame narrative chevaleresque. Il semble plutôt que Du Bellay envisage ici de transformer la manière d’écrire les romans courtois. Il fait une analogie entre eux et les ‘«’ ‘ annales et autres anciennes chroniques romaines ’», que Tite-Live a compilées pour rétablir la Rome d’Auguste dans une image héroïque et exaltante. Le poéticien insiste ensuite sur le style oratoire et sur le soin qu’il porte aux discours des personnages ; on connaît, par ailleurs, le goût partagé par cet historien, par Thucydide et par Salluste pour les situations dramatiques. Nous formulons l’hypothèse que la Défense propose des éléments pour modifier en profondeur les règles de composition du roman de chevalerie : elle rejette les sujets sentimentaux, qui ne plaisent qu’aux « damoiselles », et soumet aux adaptateurs l’idée de ne garder des romans bretons que l’intrigue militaire, politique ou historique ; ceux-ci y ajouteraient de ‘«’ ‘ belles concions et harangues ’», à la manière des historiens ; enfin, leur entreprise, par sa dimension idéologique, relèverait « l’honneur de la France ». Comme sous la plume d’Amyot, un mépris pour l’écriture romanesque contemporaine amène la promotion d’une narration en beau style. Le roman est rapproché de l’épopée, qui repose aussi sur un arrière-plan historique, des exploits héroïques et une expression élevée. Pourtant, comme dans le « Proësme », il n’y a pas superposition exacte entre cette pratique du récit et le modèle épique. La Défense laisse la liberté au poète « apprentif » de choisir le « genre propre » qui lui convient ; cela reste vague en raison du flottement sémantique du mot, qui désigne aussi bien dans les arts poétiques un style qu’une catégorie générique. Telles sont, en somme, les exigences pour écrire ce qui nous apparaît comme un nouveau roman breton à caractère national, bien organisé, correctement formulé, à mi-chemin en somme entre l’histoire et l’épopée. On retrouve ce rapprochement entre le roman et l’histoire fabuleuse dans le discours de C. Colet. Bien que le modèle romanesque défendu ici ne soit pas le même que chez Amyot, il est notable que les arguments avancés sont très semblables. Apparaît ainsi l’idée que le roman est supérieur à l’histoire : celle-ci est trop sévère pour contenter les « Gentilz-hommes » et les « Damoyselles ». Mais le postulat selon lequel ‘«’ ‘ la fiction de telz discours [est] si manifeste, que la posterité n’en peult estre trompée’ ‘ 559 ’ ‘ ’» rappelle évidemment l’argumentation lucianique de la préface de 1554 de Gohory. La conception que Colet avance pour le roman de chevalerie nous semble ainsi relever d’une lecture croisée des paratextes d’Amyot et de Gohory. C’est ce que l’on constate en particulier quand le traducteur qualifie favorablement d’» histoire fabuleuse » l’Histoire palladienne :

‘[…] la fable [se trouve] quelquefois enclorre la verité : un discours fait à plaisir, aprendre mieux aux hommes l’ornement d’escrire, et de parler, que ne fait l’histoire qui nous amuse du tout au sens : les autheurs antiques avoir suyvy ceste façon d’histoirefabuleuse, comme Heliodore, Apulée, et beaucoup d’autres : l’Iliade d’Homere, l’Aeneide de Virgile, le Roland d’Arioste, n’estre autre chose que trois Romants […] 560 .’

La réflexion sur une possible exégèse allégorique de la fable, permettant l’accès à la « verité », motive l’introduction de la notion d’histoire fabuleuse ; mais celle-ci est aussi amenée par une confrontation entre l’» histoire » et une manière ornée d’écrire  le « sens » est alors opposé à la forme , qui fait émerger l’idée d’un traitement artistique de l’histoire. Le devenir du concept d’Amyot et de Gohory dans la suite de la citation est à attribuer au seul Colet  plus exactement à Colet et à Jodelle : il s’applique aux Éthiopiques, aux Métamorphoses d’Apulée, à l’Iliade, à l’Énéide et au Roland furieux, autrement dit au roman grec et latin antique, à l’épopée antique et au romanzo contemporain. Dès lors, le sens que donnait le ‘«’ ‘ Proësme ’» à l’expression perd sa spécificité historique et ne s’applique plus seulement au roman grec par l’assimilation d’une série romanesque à une série épique  à laquelle participe vraisemblablement le texte de l’Arioste ; de plus, est reprise à Gohory l’idée d’une narration fictionnelle riche en enseignements. Colet tente donc de faire une synthèse impossible entre l’art du roman de chevalerie et celui du roman grec, en prenant ce que les théories de ses prédécesseurs ont en commun. Il va même plus loin : par analogie, il donne une nouvelle acception à ‘«’ ‘ Romants ’», précisément celle que recouvre histoire fabuleuse ; cela constitue, selon nous, un néologisme sémantique. Rien n’empêche, dès lors, que l’épopée, ‘«’ ‘ grand œuvre ’» qui concentre toute l’attention des humanistes, soit elle-même codifiée selon cette théorie renouvelée du roman. Maintenant que Colet a étendu le sens d’histoire fabuleuse et celui de roman, Ronsard peut qualifier de ‘«’ ‘ Roman[s] ’» sa Franciade, l’Iliade, l’Éneide et indirectement le Roland furieux 561 . Il ne s’agit évidemment pas, en 1572, d’exploiter le fonds romanesque médiéval et moins encore, comme chez Colet, de le réhabiliter : Ronsard reprend à Amyot l’idée selon laquelle l’histoire améliorée d’ornements pris dans la fiction serait le roman  appliquée à l’ensemble de la fable narrative par Colet  et celle de la Poétique qui fait de l’histoire un repoussoir pour définir une poésie imitative vraisemblable et exemplaire. Sa réflexion rejoint finalement moins la conception d’une ‘«’ ‘ belle histoire ’», selon la Défense, que celle du ‘«’ ‘ Proësme ’» sur la question du caractère faux mais vraisemblable du sujet du récit, ce qui confirme en partie la nature aristotélicienne de la pensée d’Amyot dans l’analyse des Éthiopiques. Si l’on voulait poursuivre l’histoire des rapports entre la codification du roman de chevalerie et l’historiographie, il faudrait se tourner vers l’Academie de l’art Poëtique de P. de Deimier, paru en 1610. Il est notable que le traité, se plaçant dans une lignée ronsardienne, oppose avec vigueur l’écriture de la « Chronique » et celle de la « Poësie », distinction à laquelle il ajoute celle de la prose et du vers 562 . Or quand il s’agit de savoir comment classer les romans chevaleresques lus au XVIe siècle, l’auteur hésite à les intégrer à la poésie, précisément parce qu’une certaine doctrine les a trop rapprochés de l’historiographie :

‘Mais touchant les Amadis, Palmerin d’Olive, Primaleon de Grece, Gerileon d’Angleterre, et les Romans des chevaliers de la table ronde, ce sont bien des Poësies, toutesfois par deux raisons ils ne sont pas parfaictement Poëtiques : veu qu’ils sont trop semblables à l’Histoire, et qu’ils ne sont pas composez en vers : Aussi à bien qualifier ces Romans, on peut dire que ce sont des Poësies en façon d’Histoire 563 .’

Tel est le paradoxe dans lequel se sont enferrés les successeurs d’Amyot dans le rapprochement de l’histoire et de la fiction, celui d’oublier la volonté de l’helléniste de définir, par ce biais, le vraisemblable à l’œuvre dans le roman grec et de vouloir intégrer sa doctrine de la narration à un système poétique global. Dans le cas des théoriciens du roman de chevalerie, non seulement la référence à l’historiographie et au modèle héroïque est alors devenue purement abstraite, mais le type d’œuvres soumis à l’analyse s’est avéré en parfait décalage avec la doctrine élaborée à son sujet.

Amyot a donc choisi de définir une nouvelle réalité romanesque par le biais d’une création lexicale et a trouvé un prototype crédible pour lui correspondre. Pour pouvoir sauver le roman de chevalerie de l’opprobre, ses contradicteurs ont dévoyé le sens de la stéréotypie histoire fabuleuse : soit, comme Gohory, ils l’ont étendu à tout récit imaginaire et instructif, soit, à l’instar de Colet, oubliant que leur rôle était de définir un art romanesque spécifique, ils y ont ajouté la conception du poème héroïque et ont poussé le sacrilège jusqu’à changer le sens de roman. Nous devons qualifier de « rare » cette acception de roman, qui apparaît à partir de 1555,en tant qu’histoire fictive, vraisemblable, instructive et bien écrite, proche du poème épique 564 . Elle n’en est pas moins essentielle, puisqu’elle participe à une réflexion française originale sur trois formes narratives au XVIe siècle  l’histoire, le roman et l’épopée  ; de Sorel à Furetière en passant par Huet, le Grand Siècle s’en souviendra.

L’importance du critère du goût dans le débat engagé à la Renaissance française sur le renouvellement du roman s’avère donc décisive. Les préfaces de l’Histoire Æthiopique et des Amadis orientent ainsi leur volonté de réformer cette forme autour de la recherche des conditions propres à obtenir une narration réussie, c’est-à-dire divertissante pour l’imagination et pour l’esprit. Pour autant, les doctes ont conscience que la valeur littéraire ne peut être établie par des concepts ; ils mettent précisément en avant l’importance de l’affect dans la lecture des romans pour couper court aux réflexions mal intentionnées sur ce type de production : au jugement de l’érudit ou du connaisseur, ils opposent l’assentiment instantané du public. Ils ne renoncent cependant pas à fonder un discours réflexif sur les œuvres romanesques, non point pour prouver qu’elles sont belles, mais pour élucider les ressorts poétiques aptes à récréer des mythophiles. Telle est à la fois la grandeur et la misère du double projet, poétique et esthétique, d’Amyot et de Gohory : il reconnaît le caractère subjectif de l’expérience artistique, mais n’articulant pas la notion de l’agréable à celle du beau, il s’en tient à un relativisme du goût, sans établir l’idée que tout jugement individuel prétend à l’unanimité.

En tout état de cause, les réflexions d’Amyot et de Gohory ont eu le mérite de se rapprocher de la théorie poétique des autres genres, en particulier des formes officiellement reconnues et encouragées par le pouvoir royal, l’histoire et l’épopée. Elles ont tenté, chacune à leur façon, de réévaluer la fable romanesque et de la mettre en conformité avec les exigences humanistes concernant la création littéraire. Leur effort s’est cristallisé autour de la notion d’histoire fabuleuse, à laquelle elles ont conféré un sens savant et spécialisé, qui s’est appliqué dans la seconde partie du siècle à des formes narratives composées avec soin et pouvant être soumises à une interprétation allégorique. Sans s’engager trop avant sur l’influence de ces théories sur les définitions postérieures du roman  celle d’Amyot a eu, par exemple, un grand retentissement sur la conception chrétienne du genre proposée par les évêques Camus et Huet , il semble que nombreux seront les lettrés, au siècle suivant, à s’interroger sur les rapports du roman et de l’histoire. Mais la question du vraisemblable horacien se déplace alors tout à fait vers celle du vraisemblable aristotélicien, sur lequel se projettent des données extrinsèques à l’art. À lire les théoriciens classiques, il ne s’agit plus seulement de mêler faits historiques et invention ni de respecter un certain decorum dans la présentation éthique des personnes ; le romancier est tenu d’être fidèle à ce qui aurait pu être ou ce qui doit être. À des contraintes intellectuelles, se surimposent donc un souci moral plus affirmé et surtout des préoccupations sociales : la théorie des mœurs définit les règles du bon goût ; elle valide non point comme vrai, mais comme convenable une intrigue romanesque. Prenons un seul exemple, celui de l’analyse que fait Chapelain du Lancelot propre. Ledialogue De la Lecture des vieux romans est notable par le fait qu’il défend l’idée d’un intérêt documentaire du roman de chevalerie en prose : inspiré par la méthode des « antiquaires » plus que des historiens 565 , le théoricien constate la ressemblance de cette prose avec les récits de Joinville, Froissart et Du Guesclin et l’assimile à une chronique des mœurs médiévales. Pourtant, il finit par déclarer que Lancelot

‘[…] qui a été composé dans les ténèbres de notre Antiquité moderne et sans autre lecture que celle du livre du monde, est une relation fidèle, sinon de ce qui arrivoit entre les rois et les chevaliers de ce temps-là, au moins de ce qu’on était persuadé qui pouvait arriver […] 566 .’

Selon lui, ce sont les coutumes et les croyances d’une époque donnée qui rendent ou non acceptables les inventions fabuleuses des romans. Déplaçant le problème de la valeur historique vers celui de la convenance sociale des faits, esquissant donc une histoire des mentalités, Chapelain tourne finalement le dos à une des préoccupations humanistes pour se ranger à l’idéologie classique en matière de vraisemblance fictionnelle.

Au cours de cette première partie, nous avons envisagé ce qui constitue l’essentiel de la production de romans au XVIe siècle, à savoir les textes hérités du passé national ou importés de l’étranger. Nous avons constaté qu’en France la forme romanesque suscite peu la réflexion, qu’elle est au contraire, plus que par le passé, la cible de critiques virulentes et qu’enfin, hormis le roman de chevalerie d’origine vernaculaire et, de manière marginale, le roman grec, les diverses manifestations du genre sont oubliées dans les quelques analyses consacrées au sujet. Un discours si inégal et si lacunaire se trouve compensé par la quantité des œuvres produites : malgré leur disparité, celles-ci s’avèrent tirer parti de procédés convergents d’écriture, qui participent selon nous d’une poétique de la ‘«’ ‘ mise en roman ’». De plus, aux lacunes de la conceptualisation font pièce les interférences multiples entre ce genre et la société. Tandis que l’activité éditoriale fluctue en fonction de l’accueil du public, le jugement de goût apparaît comme une catégorie centrale de la défense raisonnée  plutôt que de la théorie  du roman qui s’élabore progressivement. Parallèlement, l’utilisation de certains thèmes, de techniques d’agencement et de procédés stylistiques propres à agréer aux lecteurs prouve que la jouissance est un principe consciemment visé dans la composition romanesque. L’échec relatif des théoriciens français, qui se mesure par comparaison avec la complexité de la réflexion contemporaine sur le romanzo, doit sûrement être reconsidéré au vu du contexte social, littéraire et doctrinal dans lequel ces derniers ébauchent leur analyse. Il ne s’agissait pas en effet, comme en Italie, d’ériger un concept romanesque novateur en lien avec une pratique récente, mais de légitimer la fréquentation de certains types d’œuvres. Afin de pallier les attaques faites à l’encontre des histoires feintes, ils ont dû prôner l’existence de formes venues d’ailleurs, l’Espagne servant illusoirement de garant pour évincer la tradition nationale et l’Orient hellénisé fournissant un modèle tout reluisant du prestige de l’Antiquité. Quel que soit le nouveau genre de romans dont ils ont rêvé, ils ont couronné leur théorie en avançant unanimement la notion d’» histoire fabuleuse ». Cet élan commun, assez remarquable pour justifier l’existence d’un essai de définition humaniste du roman en France, n’a pu cependant surmonter des apories prévisibles : J. Gohory a entrepris de défendre la fiction narrative dans son ensemble, tandis que J. Amyot a tenté de concilier les lois du poème épique avec la conception de l’historiographie. Si Colet fait date dans l’histoire des théories françaises du roman du XVIe siècle, c’est en fait seulement pour son tour de force sémantique : il ne propose ni une réflexion originale sur l’histoire fabuleuse, ni une forme romanesque adéquate à celle-ci, mais pressent que la promotion du roman doit passer par une rénovation de son signifié et non par sa substitution par d’autres termes.

Quelle influence ces propositions linguistiques et théoriques ont-elles eue sur les lettrés de l’époque, en particulier sur les romanciers ? Elle semble difficile à mesurer. On ne saurait pourtant conclure à une rupture radicale entre la pratique et la théorie romanesques au XVIe siècle, pas plus qu’entre la production majoritaire dans le domaine et les œuvres de Rabelais, H. de Crenne, B. Aneau et G. des Autels. Il n’est ainsi pas anodin que ces derniers écrivent dans les années 1530 à 1560, période d’or des parutions des vieux romans, de leurs continuations et de leurs formes renouvelées, des romans sentimentaux importés et des romans d’aventures grecs. Ils prennent acte du fait que le roman est en plein essor et pratiquent l’une de ses formes, bien que le mot et la théorie fassent défaut pour la désigner comme un genre. Ils s’inscrivent également dans un climat culturel et spéculatif qui a une incidence certaine sur leur conception du récit ; ils réfléchissent ainsi précisément à la notion d’histoire fabuleuse. Qui plus est, le déferlement des traductions et adaptations de romans mises sous presse ne peut qu’éveiller leur intérêt et les pousser à approfondir les relations entre le matériau linguistique et l’écriture de romans. N’est-ce pas enfin, comme pour la pratique dominante, le critère du goût plus que les canons poétiques ou rhétoriques qui président à l’innovation en matière de romans ? Pas de doute, en somme, que les romans qui vont à présent nous intéresser ont des affinités avec la production contemporaine, quoiqu’ils se démarquent nettement de ses méthodes de composition.

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Notes
553.

Dans un excellent article intitulé « Toward a Definition of the French Renaissance Novel », Studies in the Renaissance, New-York, vol. XV, 1968, pp. 25-38 et ici p. 28, A. Maynor Hardee a bien vu qu’Amyot, en louant les narrations « les moins eloignées de nature, et ou il y a plus de verisimilitude », crée un topos qui sera réutilisé dans la théorie fictionnelle à plusieurs reprises au XVIe siècle. Il résume la conception du traducteur en disant que, pour lui, le roman doit être « an artistic arrangement of facts ». Sur cette question des critères posés par Amyot pour obtenir l’illusion romanesque et pour des considérations générales sur le « Proesme », voir L. Plazenet-Hau, L’Ébahissement et la délectation, op. cit., pp. 134-142.

554.

Voici comment Cicéron définit l’argumentum, parmi les trois sortes de narrations qui racontent des actions (De Inventione, op. cit., livre I, chap. XIX, 27, p. 83 ; voir aussi la Rhétorique à Herennius, op. cit., I, 13) :

Le récit légendaire (fabula) est une narration qui contient des éléments qui ne sont ni vrais, ni vraisemblables. […] L’histoire (historia) raconte un événement qui a eu lieu, à une époque éloignée de la nôtre. […] La fiction (argumentum) est une histoire inventée, qui aurait pu arriver.
555.

Pour des exemples sur la véracité de l’arrière-plan géographique et historique du roman, nous renvoyons à l’introduction de P. Grimal aux Éthiopiques, op. cit., p. 519. Y est rappelé que l’ouvrage a donné à Racine « l’intuition de ce que fut l’âme antique ».

556.

Dans son article intitulé « L’impulsion érudite du renouveau romanesque de la fin du XVIe siècle », L. Plazenet-Hau explique que M. Fumée, auteur présumé du Vray et parfaict Amour. Escrit en Grec par Athenagoras Philosophe athénien, est le successeur d’Amyot dans la théorie du roman grec (Du Roman courtois au roman baroque, op. cit.). Or la dédicace de ce faux roman grec superpose les notions d’histoire et de vraisemblance rapportée à la disposition (Paris, M. Sonnius, 1599, non paginé) :

Les temps […] et les personnes, dont il [= Athenagoras] fait mention, se rapportent fort bien les uns aux autres, qui feroient juger sa narration estre plutôt d’une histoire que d’une fable.
557.

Telle est l’origine que M. M. Fontaine propose pour l’expression histoire fabuleuse (Alector, op. cit., t. I, pp. XLI-XLII). Dans son commentaire du Songe de Scipion, Macrobe définit la fabulosa narratio comme une fiction narrative construite à partir de fables, c’est-à-dire ici à partir de récits mythologiquesà portée allégorique. Le commentateur applique le terme au mythe d’Er de Platon, au Songe de Scipion de Cicéron et à des récits orphiques et pythagoriciens.

558.

Défense, op. cit., II, 5, p. 241. Nous avons proposé une analyse sommaire de ce passage et de celui qui le précède, où il est question de l’Arioste, au chapitre 2, p. 147. Nous y revenons ici plus en détail.

559.

« Au lecteur » de l’Histoire palladienne, op. cit., p. 93.

560.

Ibid., p. 93. Nous avons étudié le sémantisme de roman dans ce passage au chapitre 1, pp. 71-72.

561.

Voir chapitre 1, pp. 70-71 où nous avons montré pourquoi « Roman » n’est probablement pas un emprunt à l’italien romanzo et avons signalé qu’un passage des Odes remanié en 1587 définit également les épopées d’Homère comme un « Roumant ».

562.

L’Academie de l’art poëtique, op. cit., p. 584-585.

563.

Ibid., p. 10.

564.

Il est notable que la stéréotypie histoire fabuleuse garde aussi l’acception proposée par Colet, qui fait concurrence à la fois au sens hyperonymique du sociolecte et à celui inventé par Amyot. Au XVIIIe siècle encore, Fénelon définit, par ailleurs, le Télémaque comme une « narration fabuleuse en forme de poème et héroïque comme ceux d’Homère et de Virgile ». Lointain héritier des théories romanesques de la Renaissance également, Trévoux donne pour équivalent latin au substantif roman « Liber seu historia fabulosa, narratio, rapsodia », dans son Dictionnaire universel françois et latin, 5 t., Paris, éd. de 1721, t. IV, col. 1329.

565.

Le terme est de J.-P. Cavaillé dans l’ntroduction à son édition du dialogue, op. cit., p. 29. Il définit les antiquaires comme les précurseurs des historiens : ce sont les héraldistes, généalogistes, collectionneurs d’objets anciens et philologues avec lesquels « commence à naître véritablement l’histoire de la civilisation médiévale ».

566.

Ibid., pp. 62-63.