Deuxième partie
L’originalité du roman nouvelle manière :
un genre caractérisé par sa diversité formelle

Pour qui s’intéresse à la nature de textes qui, de quelque époque qu’ils soient, refusent l’appellatif roman, une question se pose inévitablement : peut-on réduire le roman à un problème philologique ? Le genre n’est-il, même aujourd’hui, que ce qu’en disent les dictionnaires ? Notre définition « moderne » est l’héritage de l’écriture romanesque du XIXe siècle français, plus ou moins bien plaquée sur les productions rédigées à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Face à l’artifice de cette assimilation, qui postule une évolution lisse de l’acception du nom du XIIe siècle jusqu’à nos jours, certains spécialistes renoncent à cerner le genre : les manifestations si disparates qui s’y rattachent tendraient à rendre cette forme indéfinissable. Nous pensons cependant que des critères normatifs internes à l’œuvre existent, qui ont été fondés dès le roman grec et ont été infléchis par les pratiques postérieures. C’est en ce sens qu’il nous paraît possible de dépasser en partie les données de sémantique historique pour chercher le roman dans des textes qui ne répondent pas à la définition des lexicographes anciens ou actuels. Certes, le roman est, peut-être plus que les autres, une catégorie en constant renouvellement ; ni le système normatif des théoriciens de l’âge classique ni la typologie romantique ne sont parvenus à en circonscrire le fonctionnement. Mais nous avons établi dans en introduction que l’adoption d’une démarche descriptive, attentive aux procédés de création et à leur modification dans le temps, permet de lui trouver des invariants formels. M. Bakhtine en a mis un au jour, le principal : la convocation d’unités stylistiques hétérogènes 567 . Le théoricien russe a eu le génie de percevoir que les grands moments d’infléchissement du genre ont toujours partie liée avec des périodes de recul de la langue officielle nationale : pour reprendre une de ses métaphores, la société passe alors d’une conscience « ptoléméenne » à une conscience « galiléenne » du langage. La Renaissance constitue une phase privilégiée de ce renouvellement : les découvertes astronomiques, mathématiques et géographiques ouvrent la vieille Europe à un monde aux contours improbables ; de plus, c’est alors que triomphe l’idée d’un rapport arbitraire entre les signes et le réel et que, sous l’influence des multiples parlers en usage et du retour aux langues anciennes, s’effondre la centralisation verbale du Moyen Âge. Les nombreuses translations, adaptations et imitations d’un matériau ancien ou étranger qui nous ont intéressée en première partie sont là pour attester ce lien entre la prose romanesque et le domaine linguistique. Si nous avons rattaché la production majoritaire du XVIe siècle à une poétique de la « mise en roman », il nous semble que la création romanesque en France ne se réduit pas à la pratique de la traduction, de l’adaptation ou de la réécriture : quelques auteurs font le pari d’explorer le rapport au langage de manière bien plus poussée que leurs contemporains. L’originalité du genre que nous appellerons provisoirement le « roman nouvelle manière » ne tient pas à des sujets ou à une expression inédits : ses topiques restent l’héroïsme et l’amour et il rassemble nombre de « genres d’écrire » anciens et contemporains. Son inventivité procède, d’une part, de la quantité des langages convoqués. D’autre part, mieux qu’un vecteur décoratif, le langage se fait l’objet même de la narration romanesque : il y est mis en représentation, exhibé sous la forme de parcelles de styles hétéroclites. S’instaure ici un rapport essentiel entre le discours du romancier et son objet, c’est-à-dire les multiples formes verbales qu’il convoque. D’où le postulat que nous faisons de l’élaboration, à la Renaissance, d’une écriture qui actualise à nouveaux frais les lois intemporelles du genre en même temps qu’elle les renouvelle. En l’occurrence, les cinq Livres de Rabelais, les Angoysses douloureuses, la Mythistoire barragouyne et Alector ont ceci de commun qu’ils s’imposent une exigence de pluralité linguistique jusqu’au point de mettre en crise leur unité structurelle.

Pour analyser cette dynamique centrifuge, nous commencerons par voir en quoi consiste la représentation littéraire de langages dans nos œuvres. Si le recensement des quelques concepts utilisés pour les définir est décevant  ce qui était prévisible dans le contexte de lacune théorique que l’on connaît , il nous permettra cependant de constater la convergence des auteurs autour de l’idée d’une rénovation de l’écriture romanesque. La notion de copia de langages, qu’ils ignorent en partie, nous intéressera alors en ce qu’elle pose la question de l’appartenance générique de tels textes. Il faudra s’interroger sur la concurrence éventuelle entre les formes recyclées et sur ce qui fait qu’une œuvre ressortit in fine au roman. Lui-même est-il un anti-genre ? En quoi se distingue-t-il d’autres formes de fiction qui utilisent également l’interaction verbale ou qui pratiquent le morcellement de la matière narrative en bribes de discours ? Puisque Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau portent à degré de subtilité remarquable la technique de l’imitation, théorisée dans l’Antiquité et repensée à la Renaissance, il faudra enfin s’intéresser à la nature  littéraire ou non  de leurs modèles. Selon que le principe de l’éclectisme sera plus ou moins poussé, nous tenterons d’isoler deux tendances au sein du nouveau genre.

Notes
567.

Il écrit dans Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 88 :

L’originalité stylistique du genre romanesque réside dans l’assemblage de ces unités dépendantes, mais relativement autonomes (parfois même plurilingues) dans l’unité suprême du « tout » : le style du roman, c’est un assemblage de styles ; le langage du roman, c’est un système de « langues ».