1 - Une terminologie vague

Les quatre romanciers adoptent un idiolecte qui nous intéresse par une lacune évidente, celle du substantif roman. Il fallait s’y attendre. Pour certains, l’éviction de ce nomse traduit par le recours à des termes englobants ou à des substituts qui ne rejoignent en rien les emplois du sociolecte en contexte littéraire. D’autres semblent assigner à leurs textes une appartenance catégorielle précise, mais cette manœuvre leur permet seulement de rejeter énergiquement des formes d’écriture narrative en prose. Dans les deux cas, le lecteur reste dans le flou quant à la détermination générique des livres.

Comme sous la plume de beaucoup de contemporains 581 , la difficulté à désigner le genre romanesque se manifeste dans nos œuvres par l’usage de termes de sens large, dont le sème commun est /production littéraire/. Il n’est ainsi pas anodin que l’auteur des aventures gigantales de Gargantua et de son fils Pantagruel se plaise à user de métaphores, comme celle du silène, du tonneau, du « breviaire » ou de la fève, pour parler de son œuvre 582 . Mais Rabelais désigne aussi ses récits par le nom de livres, terme qui fera le titre du Tiers et du Quart livre et qu’il aurait sans doute employé pour son cinquième roman. La reprise de cette dénomination ne renvoie pas seulement à une composition à suites, qui exploite le plus possible une matière primitive et l’amplifie à son gré ; elle est surtout le signe d’une volonté de rester dans l’imprécision quant à la définition du genre de l’œuvre. De fait, le sous-titre de Gargantua est ‘«’ ‘ ’ ‘Livre ’ ‘plein de Pantagruelisme ’», tandis que le prologue en fait un ‘«’ ‘ ’ ‘livre ’ ‘seigneurial ’» et parle des deux premiers romans comme de ‘«’ ‘ beaulx ’ ‘livres’ ‘ de haulte gresse ’» ; en 1552, la dédicace du Quart livre organise la défense des précédentes publications en usant de la même terminologie, à savoir ‘«’ ‘ telz ’ ‘livres’ ‘ ’», ‘«’ ‘ iceulx ’ ‘livres’ ‘ miens ’» et ‘«’ ‘ ces joieulx ’ ‘escriptz’ ‘ »’ 583 . Dame Hélisenne, qui raconte ses tourments amoureux passés, use encore plus systématiquement de ces formules. Comme Rabelais, elle les souligne par l’usage de déictiques : ‘«’ ‘ l’ ‘’œuvre’ ‘ presente ’», ‘«’ ‘ ceste mienne petite ’ ‘œuvre’ ‘ ’» ou encore «‘ ce mien petit ’ ‘livre’ ‘ ’» 584 . Il est intéressant de noter qu’à la fin, le « livre » contenant la narration devient livre-objet que se transmettent les personnages ; il ne change alors pas de dénomination 585 . Nous constatons que le narrateur du récit de Denisot n’a pas plus d’originalité : il adresse son histoire à « sa Marguerite » dans les mêmes termes : ‘«’ ‘ ce mien ’ ‘œuvre’ ‘ »’, le ‘«’ ‘ ’ ‘livre’ ‘ present ’» ; il parlera plus loin de ‘«’ ‘ ce ’ ‘papier’ ‘ ’» 586 . Aneau enfin, dédicaçant son Alector, en fait le fragment d’un « ouvrage » et le désigne par « ce livre » et « icelluy œuvre » 587 . Or les auteurs ne se refusent pas seulement à définir l’appartenance générique de leurs textes par l’emploi d’hyperonymes littéraires ; ils le font également en usant de substituts qui renvoient à l’archi-genre de la narration, sans plus de spécification entre les sous-genres narratifs. Alors qu’histoire et conte servent à désigner des catégories narratives spécifiques au XVIe siècle, même si les dénominations interfèrent à l’occasion, nous constatons que nos romans ne les utilisent pas dans leur acception littéraire précise, mais au sens large, par référence à l’acte narratif lui-même. Le seul postulat qu’ils veulent admettre, c’est que leurs œuvres sont des récits. H. de Crenne et Aneau multiplient ainsi les renvois au caractère narratif de leur travail. Comme le fera le conteur de Denisot, qui parle des ‘«’ ‘ ’ ‘recitz ’ ‘et ’ ‘narrations’ ‘ ’» qu’il va entreprendre et de l’» histoire » qui en est le résultat 588 , la narratrice des Angoysses ne cesse de répéter qu’elle veut ‘«’ ‘ communicqu[er] ’» son expérience ou celle de son ami à ses lectrices, ‘«’ ‘ narrer et reciter les calamitez et extremes miseres, que par indiscretement aymer les jeunes hommes peulent (sic) souffrir »’, ‘«’ ‘ divulguer et manifester aulcunes œuvres belliqueuses et louables entreprinses ’». D’où la périphrase par laquelle elle définit son récit : ‘«’ ‘ le ’ ‘relater’ ‘ de mes anxietez douloureuses ’» 589 . De plus, comme l’Amant resuscité, le roman est constitué de récits enchâssés, ce qui rend récurrent l’emploi de narration et recit et de leur verbe associé pour désigner des bribes de récits faits par des personnages. Ce procédé est porté à un haut degré de subtilité par Aneau, qui en tire des effets multiples, comme la narration à point de vue limité, en décalage avec le savoir du lecteur. Pour désigner les histoires rapportées par exemple par Franc-Gal, s’ajoutent dans le texte aux termes précédents histoire, narration, compte, narré, propos et discours 590 . Si le roman est constitué d’histoires intercalées, il prend aussi dans son ensemble la forme d’un récit raconté par un narrateur principal, c’est-à-dire d’une ‘«’ ‘ diverse et estrange’ ‘ narration’ ‘ ’», dont le résultat est une « histoire » 591 .

Le narrateur des Livres de Rabelais, quand il délègue le récit à des personnages, en particulier dans le Quart livre, emploie une terminologie équivalente 592 . Pourtant, il a la particularité de ranger son récit dans une tradition romanesque bien connue de nous, qui s’est épanouie en France au XVe siècle : le roman pseudo-historique. Se voulant témoin d’événements mémorables, qu’il rapporte chronologiquement, Alcofribas Nasier affirme ainsi faire œuvre de chroniqueur. Le prologue de Pantagruel s’achève sur l’expression ‘«’ ‘ ceste presente ’ ‘chronicque’ ‘ »,’ tandis que celui de Gargantua fait des deux premiers romans de ‘«’ ‘ joyeuses et nouvelles ’ ‘chronicques ’ ‘»’ ; de même, au début du chapitre 1 de Gargantua, le narrateur définit son récit comme le prolongement de la ‘«’ ‘ grande ’ ‘chronicque’ ‘ Pantagrueline ’» 593 . Le mot est employé en référence au texte présenté comme le modèle de Pantagruel, à savoir le livret des Grandes Cronicques, qui mêle des éléments de type populaire à d’autres ressortissant à la matière de Bretagne. Or dans cette forme de remaniement, non seulement la déclaration de fidélité aux faits n’a aucune conséquence sur la sélection et le traitement des événements, comme cela se produit dans la littérature chevaleresque, mais est consciemment mise en œuvre une parodie de l’historiographie 594 . Rabelais, qui a peut-être participé à la rédaction de ces livrets, reprend largement cette démarche ; son œuvre lui donne même une place essentielle. Dans le ‘«’ ‘ Prologue de l’Auteur »’ de Pantagruel, par exemple, tout en feignant de souscrire à l’assimilation conventionnelle du roman de chevalerie  populaire ici  avec le genre sérieux de l’histoire, l’auteur surenchérit sur la valeur documentaire du récit en précisant qu’il a été témoin des faits. Mais par ses trop nombreux serments de vérité et par sa hargne à l’encontre des lecteurs incrédules, il disqualifie d’emblée son souci de fidélité aux faits 595 . Du coup, les substantifs chronicque et histoire deviennent interchangeables dans l’idiolecte rabelaisien, désignant conjointement mais ironiquement un récit d’événements dignes d’être racontés, dont la source serait vraie. Par ces emplois, le texte est catalogué dans le genre du roman de chevalerie remanié, sans que le caractère merveilleux ou invraisemblable des événements rapportés contredise cette étiquette, tandis que l’usage distancié qui en est fait rejette au loin le patronage tant du roman de chevalerie que de l’historiographie. Ailleurs, le narrateur s’ingénie à désigner la fiction du Pseudo-Turpin, qui a paru en 1527 sous le titre de Cronique de Charles le grant, par l’expression ‘«’ ‘ les fables de Turpin’ 596  ». Quant au titre du second roman, à savoir La vie treshorrificque du grand Gargantua, il rappelle irrésistiblement les hagiographies de l’Antiquité tardive ou du Moyen Âge, mais dénonce tout autant les pratiques de l’histoire sacrée. En somme, à l’imprécision lexicale chez H. de Crenne et Aneau répond, chez Rabelais, une catégorisation générique qui n’est qu’un leurre et qui est exploitée à des fins de brouillage de la catégorisation du texte. C’est aussi ce qui se produit dans la Mythistoire, où le narrateur Songe-creux prétend, comme Alcofribas, avoir été au service d’un des héros. Celui-ci appelle le lecteur à croire à son « Histoire » comme aux « histoires » de Huon de Bourdeaux, d’Ogier le Dannois et de « Roland », probablement celle qui est relatée dans la Cronique de Turpin 597 . Après cette mention de l’abus de langage qui consiste à prétendre historiques les romans de chevalerie, le roman est lui-même présenté comme une histoire. Il nous semble que le nom est employé dans le sens historique avec lequel jouait Rabelais : comme nous avons eu ‘«’ ‘ l’’ ‘histoire ’ ‘Pantagrueline »’, nous aurons ‘«’ ‘ l’’ ‘histoire’ ‘ fanfreluchique »’ ; puisque Alcofribas a rapporté les événements dignes d’intérêt de ‘«’ ‘ l’histoire horrificque de [s]on maistre et seigneur Pantagruel ’», Songe-creux consignera ‘«’ ‘ les faits memorables des Barragoins ’» 598 . Évidemment, la tonalité comique déconstruit l’allégeance à la forme de la fiction à sujet pseudo-historique, comme le montre le passage suivant : ‘«’ ‘ si ceste mienne ’ ‘Histoire’ ‘ se pouvoit trouver du tout vraye (chose presque impossible veu l’incredulité du monde) ’». La seule différence avec Rabelais est finalement que la démarcation ne se fait pas précisément par rapport aux formes chevaleresques tardives, mais par rapport aux modes de chronique mensongers en général.

Rabelais et Des Autels détonnent donc par rapport à leurs homologues en catégorisant leurs textes au sein de types définis d’écriture en prose, qui leur font en fait office de repoussoir. H. de Crenne et Aneau, pour leur part, maintiennent le flou catégoriel en ne précisant que le caractère narratif de leurs œuvres  ils en restent donc, selon la terminologie de Genette, au stade de l’architextualité. Mais tous quatre retrouvent la tendance générale de leur époque en ce qu’ils ne se risquent à aucun choix lexical qui pourrait laisser déterminer l’appartenance de leurs récits à un genre honni. Sevin, Gohory et Aubert s’y sont risqués et ils ont subi les foudres de lettrés de tous bords ; Des Gouttes, présentant pourtant un texte de matière chevaleresque traduit en prose, est même resté prudent. Cette stratégie de la substitution comportait, bien sûr, un risque pour nos romanciers : celui que l’on ne différencie pas leurs livres des autres romans translatés à la même époque, que l’on ne perçoive pas leur innovation. Comment oublier que les lecteurs contemporains de Pantagruel ont pu voir dans celui-ci une chronique à la manière des vieux romans adaptés au goût du peuple ? Pourtant, ces esquives lexicales n’impliquent pas, de la part des auteurs, le remplacement à l’infini de roman par n’importe quel équivalent narratologique ou hyperonyme littéraire : leurs refus sont déjà un engagement quant à la définition de leurs fictions.

Notes
581.

Voir le chapitre 1 de notre première partie, pp. 49-61. Comme nous l’avions fait alors, nous soulignons ici les termes du métadiscours que nous commentons. À partir de maintenant, les références à nos textes se font à partir des éditions définies en introduction.

582.

Prologues respectifs de Gargantua, du Tiers livre, du Quart livre de 1548 et du Cinquiesme livre, pp. 4, 351, 717 et 728. Nous croyons déceler un autre signe de ce phénomène dans l’appellatif « livres joyeulx » utilisé au Quart livre, chap. 3, p. 544, dans la lettre de Gargantua à son fils ; vu que le narrateur signale plus loin que Pantagruel sommeille sur « un Héliodore Grec » (chap. 63, p. 687), il est possible qu’il s’agisse là d’un hyperonyme pour désigner des romans.

583.

Respectivement, Gargantua, p. 7 et Quart livre, pp. 519, 520 et 521.

584.

Les Angoysses douloureuses…, respectivement pp. 218, 221, 229, 231 ou 232 ; p. 222 ; p. 228.

585.

Voir ibid., entre autres, pp. 440, 499 et 506.

586.

L’Amant resuscité…, op. cit., pp. 62, 63 et 66.

587.

Alector, pp. 10, 9 et 11.

588.

L’Amant resuscité..., op. cit., pp. 63 et 65.

589.

Les Angoysses douloureuses…, respectivement pp. 96, 228 et 231.

590.

Alector, pp. 55, 56, 59 et 81.

591.

Ibid., « À ma Damoyselle M.D. Catherine de Coq, Dame de la Vau-Jour, S. » et « Propos rompu », pp. 10 et 13.

592.

Nous trouvons ainsi les termes « narration », « histoire » et le syntagme verbal « fai[re] narré » (Quart livre, pp. 596, 604, 619). Dans les cinq Livres, Rabelais utilise conte et particulièrement histoire pour désigner des récits secondaires.

593.

Pantagruel,p. 215 et Gargantua, pp. 7 et 9. La dernière page de Pantagruel indique également : « Fin des Cronicques de Pantagruel » (p. 337).

594.

Nous renvoyons, pour le développement de cet aspect, aux relevés de M. Huchon concernant les éléments des diverses chroniques gargantuines qui mettent à distance la pratique des historiens, spécialement des lettrés à la solde des princes qui utilisent les mythes pour exalter certaines dynasties (appendices de Gargantua, pp. 1172 et 1182). Dans les Grandes Cronicques, in Œuvres complètes de Rabelais, ibid., pp. 155-173 et ici p. 172, une table des matières fallacieuse remet en cause le souci d’objectivité affiché par le narrateur de « ceste presente hystoire et cronicque de Gargantua ». Quant au Vroy Gargantua, ibid., pp. 174-207 et ici p. 174, son sous-titre souligne avec trop d’insistance une allégeance à « l’antique hystoire », quand bien même les faits narrés paraîtraient « incredibles », pour ne pas nous alerter sur sa visée parodique ; le prologue qui suit, repris dans les Croniques admirables, rejette la caution des historiens  comme R. Gaguin ou J. Lemaire  et élit à leur place des personnages romanesques.

595.

À la fin du prologue, p.  215, il affirme ainsi : « je me donne à cent mille panerés de beaulx diables, corps et ame, trippes et boyaulx, en cas que je mente en toute l’hystoire d’un seul mot » .

596.

Pantagruel, chap. 29, p. 317.

597.

Mythistoire barragouyne…, « Proeme », fol. A3 v° et A4 r°.

598.

Respectivement Quart Livre, « Prologue » de 1548, p. 717 et Pantagruel, chap. 34, p. 336 ; Mythistoire barragouyne…, « Proeme », fol. A3 v° et A4 r°.