a - Rabelais : de l’histoire veridicque aux mythologies

L’ensemble romanesque rabelaisien couvrant toute notre période d’étude, il n’est pas étonnant que le métadiscours produit par l’auteur quant à sa conception de l’écriture narrative ait évolué au cours des années. En fait, il a peu changé mais est apparu de plus en plus clairement au fur et à mesure que les œuvres n’ont plus eu à se démarquer des genres narratifs en vogue à la fin du Moyen Âge et au début du XVIe siècle  la chronique, la chanson de geste romancée et la narration de vie de saints. Nous allons voir qu’à une prétention fallacieuse de la véracité dans les deux premiers Livres, s’est substitué dans les deux suivants un affichage désinvolte du mensonge fictionnel. Comme chez Gohory, cet effort de théorisation s’est essentiellement fait sous le patronage de Lucien, plus exactement à la lecture du traité Sur la Manière d’écrire l’histoire et de l’Histoire véritable 599 .Il est un indice très fiable qui permet de mesurer la connaissance des réflexions du satiriste grec par le romancier : dans le Tiers livre, Épistémon oppose, au détour d’un récit, le fait de faire un ‘«’ ‘ tant long, curieux, et fascheux compte ’» à ‘«’ ‘ l’art et la maniere d’escrire histoires, baillée par le philosophe Samosatoys ’» 600 . De fait, tout porte à croire que Rabelais, dans sa parodie du roman pseudo-historique, a plus hérité de Lucieb que des chroniques gargantuines ; mieux, il n’est pas impossible que ce soit lui qui ait donné une teinte lucianique à ces livrets. Dans la chronologie des romans, au substantif chronicque se substitue très vite celui d’histoire : après le premier chapitre de Gargantua, il n’apparaît plus. Alors que les deux mots peuvent sembler synonymes dans son idiolecte, tout porte à croire que Rabelais n’emploie pas histoire dans son sens de genre des historiens, mais comme Lucien, dans son acception narratologique large de récit. Il ne s’en tient pas là : il l’utilise à plusieurs reprises en co-occurrence avec les adjectifs veridicque et veritable. Le narrateur de Pantagruel s’adresse ainsi à ‘«’ ‘ ceulx qui liront ceste ’ ‘histoire’ ‘ tant ’ ‘veridicque’ ‘ ’» et parle ensuite de ‘«’ ‘ ces tant ’ ‘veritables contes’ ‘ ’» 601 . Il est probable que nous ayons affaire à une traduction du titre du roman de Lucien, parmi d’autres, comme l’atteste le choix fait par S. Bourgoyn en 1529 d’intituler sa version du texte Des vrayes narrations cela insiste, au passage, sur le caractère réflexif d’un texte à mi-chemin entre le récit et le traité. En somme, Rabelais fait en 1532 un double emploi de l’expression histoire veridicque. D’abord, l’exagération portant sur les adjectifs, modifiés par l’adverbe tant, constitue une parodie de la clause de style des romans de chevalerie ; ensuite, l’auteur renvoie au modèle littéraire et théorique qu’est l’œuvre grecque. Dans les deux cas, il y a une antiphrase sur l’épithète, dont l’effet est de disqualifier le renvoi à une réalité historique ; de plus, le groupe n’étant pas pris comme un syntagme figé, il renvoie au sens d’histoire fabuleuse dans le sociolecte en contexte littéraire,à savoir récit fictionnel 602 . Mais contrairement à nos attentes, toute la subtilité de Rabelais consiste à ne pas corréler cette disqualification de l’historicité avec une théorie de la lecture allégorique, étrangère au propos de Lucien ; plaquer ici les analyses du prologue de Gargantua sur la lecture « à plus hault sens » reviendrait à dénaturer nos passages. Si nous en restons à une analyse du lexique, nous devons conclure que l’intention de Rabelais est d’abord parodique à l’égard des romans de chevalerie ; et parallèlement, qu’en convoquant le prologue de l’Histoire véritable, il fait un éloge du mensonge de la fable romanesque. Quatorze ans plus tard, la fin du Tiers livre marque une transition vers l’emploi du syntagme histoire fabuleuse, par un jeu de substitution d’épithètes intéressant :

‘Par ces manieres (exceptez la fabuleuse, car de fable jà Dieu ne plaise que usions en ceste tant veritable histoire) est dicte l’herbe Pantagruelion 603 .’

Le dédoublement de l’expression, par la confrontation d’épithètes a priori antonymes mais ramenés à la synonymie par le ton ironique du narrateur, met au grand jour, si besoin était, le procédé de l’antiphrase : l’assurance de la véracité est paradoxalement une assurance de la fausseté de l’histoire à un plan événementiel. De là à la mise en avant du caractère mensonger des œuvres de fiction, romanesques en particulier, il ne manquait presque rien, sinon l’oubli de la condamnation des mauvais historiens. Ce pas est franchi au début du Quart livre de 1552 : l’auteur y annonce ‘«’ ‘ la continuation des ’ ‘mythologies ’ ‘Pantagruelicques ’», expression que la Briefve declaration vade-mecum lexical essentiel  glose par la formule ‘«’ ‘ Fabuleuses narrations. C’est une diction Grecque ’» 604 .Dans la continuité de ses précédentes variations sur le prologue de Lucien, Rabelais transpose en français le sens de mythos et de logos et donne à mythologies le sens commun de récits fabuleux ; à nouveau, il ne désire pas renvoyer directement au caractère riche d’enseignement de son texte 605 . À la manière du narrateur du voyage maritime lucianique, Alcofribas ment en affichant la vérité des faits qu’il rapporte ; c’est sûrement à un autre niveau que sa narration fait sens. Pourtant, dans ses choix lexicaux, Rabelais ne cherche pas à valoriser l’existence d’une vérité cachée sous la fiction de la fable : il préfère s’arroger une toute-puissance sur la matière de sa fiction plutôt que théoriser sa vision  complexe  de l’herméneutique romanesque.

Notes
599.

Pour des éléments sur l’influence que Rabelais a reçue de Lucien dans la parodie des mauvais historiens, voir la notice de Pantagruel, pp. 1214-1217. Pour Rabelais, traducteur en latin d’œuvres du satiriste grec, l’accès au texte à partir de l’édition de 1496 des Œuvres complètes de Lucien était aisée ; d’ailleurs, dès 1494, l’Histoire véritable a été publiée en latin. Notons que dans la version qu’il donne du texte en 1529, S. Bourgoynomet de présenter le prologue.

600.

Tiers livre, chap. 24, p. 425. Notons que l’usage du pluriel histoires montre une nette adaptation des textes de Lucien : alors que pour celui-ci il convenait de corriger la pente que prenait de son temps l’historiographie, pour Rabelais il s’agit de réfléchir au récit de fiction.

601.

Pantagruel, chap. 28, p. 315 et chap. 32, p. 330.

602.

Une comparaison vaut d’être faite entre cet emploi ironique d’histoire veridique et le sens littéral que J. Maugin donne à l’expression « veritable  histoire » dont il qualifie son Melicello. Selon M. Malinverni, dans sa communication faite au colloque de Lyon intitulée « Le Melicello de Jean Maugin : une ‘veritable histoire’ ou le fruit d’une ‘invention’ ? Le cas d’un roman sentimental au XVIe siècle », in Le Renouveau d’un genre…, op. cit., l’auteur use du syntagme pour attester la vérité des faits qu’il rapporte, à la manière de la narratrice des Angoysses et de M. de Navarre dans l’Heptameron.

603.

Tiers Livre, chap. 51, p. 505. Est-ce par le souvenir de ce passage qu’en 1575 Gohory fait mention, dans la dédicace du Quatorzieme livre d’Amadis, de « l’histoire tant vraye que fabuleuse » des héros ? Cela est d’autant plus probable que la préface qui suit use du procédé rabelaisien du congé donné au lecteur au seuil du roman.

604.

Quart livre, « À tresillustre Prince, et reverendissime mon Seigneur Odet cardinal de Chastillon », p. 517 et Briefve declaration d’aulcunes dictions plus obscures contenües on Quatriesme livre des faicts et dicts heroïcques de Pantagruel, p. 703.

605.

Dans son article « Le roman, histoire fabuleuse », in Le Renouveau d’un genre…, op. cit., M. Huchon voit une filiation entre la glose, à savoir « Narrations fabuleuses », et la fabulosa narratio de Macrobe. Si cela est possible, nous pensons que la source de la réflexion de Rabelais est Lucien et que, par fidélité au philosophe, celui-ci se refuse à infléchir à ce niveau la théorisation du mensonge fictionnel dans un sens moral ou spirituel.