c - Aneau : l’histoire fabuleuse

Par le sous-titre d’Alector, le syntagme lexicalisé histoire fabuleuse, présent sous la plume d’Amyot et de Colet, accède pour la première fois dans un roman au statut de catégorie littéraire individualisée. Si l’expression est en 1560 un clichélexical, ce n’est d’ailleurs pas seulement dans les textes théoriques consacrés au roman. Il apparaît, en effet, que dans la seconde partie du siècle des lettrés férus d’allégorisme, peut-être alertés par la transposition par Amyot en 1548 de l’expression fabulosa narratio employée par Macrobe, se sont plu à l’employer pour désigner proprement des fables, c’est-à-dire des récits mythologiques ayant une portée morale, religieuse ou philosophique 610 . De façon pleinement consciente donc, Aneau, à la croisée des réflexions sur le roman et de celles sur le mythe, donne « Histoire fabuleuse » pour sous-titre générique à son roman. Voici les précisions qu’il apporte à ce choix dans sa dédicace :

‘C’est un fragment d’une diverse et estrange narration, intitulée és epistyles des feuillets AΛΕΚΤΟΡ. ALECTOR, c’est à dire en bon François LE COQ, comme je l’ay mis, par maniere de plus facile intelligence en la superscription de chescune suyvante page. Laquelle à mon advis est une histoire fabuleuse couvrant quelque sens mythologic, toutesfois bien dramatique et d’honeste invention, d’artificielle varieté et meslange de choses en partie plaisantes, en partie graves et admirables, et quelque fois meslées, plus toutesfois tenans de la Tragique que de la Comique 611 .’

Sans alléguer la dette d’Alector envers l’Histoire Æthiopique, il semble clair qu’Aneau a été suffisamment séduit par le modèle du roman grec, théorisé par Amyot, pour s’enprévaloir dans la conceptualisation de sa pratique. Pourtant, il n’est pas sûr qu’Aneau reprenne la spécialisation épique d’histoire fabuleuse : au seul regard du mélange des matières, des genres et des tonalités qu’il prône ici, largement hérité de Rabelais, il veut faire autre chose qu’une forme du poème héroïque. Il semblerait qu’il emploie l’expression de manière non figée et dans le sens large du sociolecte, ce qu’avaient fait Rabelais, Des Autels et Gohory avant lui, à savoir récit fictionnel ; il lui surimpose ‘«’ ‘ un sens mythologic ’», autrement dit uneportée pédagogique et morale 612 . Alors qu’Amyot terminait amèrement sa préface en se rétractant et en refusant l’appellatif histoire fabuleuse à une simple « fable » sans hauteur épique, Aneau particularise moins l’emploi de l’expression, mais ajoute au genre que cela désigne des contraintes supplémentaires destinées à cerner la particularité de la forme romanesque à ses yeux. Le métadiscours d’Alector paraît donc le point de rencontre le plus abouti entre les études contemporaines sur le roman et la conceptualisation par un praticien d’une forme romanesque d’un nouveau type.

Il s’avère finalement que veritable histoire et histoire fabuleuse fonctionnent dans le métadiscours de nos romans comme des synonymes, désignant un récit qui revendique sa fausseté, sans qu’il véhicule nécessairement un sens supérieur. En dépit des différents circuits littéraires, lexicaux et sémantiques suivis par chacun d’eux, les deux syntagmes prennent in fine le même sens sous leur plume. Les nuances entre les emplois s’avèrent liées à la spécificité de chacune des œuvres décrites. Ainsi, alors qu’Aneau use précisément de la stéréotypie, Rabelais et Des Autels ne le font qu’indirectement, jouant de corrélations sans contraintes syntaxiques et défigeant en partie l’expression en raison de la finalité parodique de leurs romans. D’autre part, le recours à ces clichés linguistiques ne permet pas vraiment à ces praticiens de théoriser en propre la forme du roman, preuve de la prudence qu’ils gardent envers leur innovation. Pour Rabelais et Des Autels, il s’agit de défendre la création fictionnelle en général. Seul Aneau semble employer la collocation dans le sens précis d’Amyot, mais il se rétracte en donnant des éléments contraires à cette restriction sémantique ; il cherche ainsi à cerner l’originalité du roman par rapport au poème épique, en sortant de l’impasse de son prédécesseur. Pourtant, nous pouvons conclure à une convergence des préoccupations des auteurs quant à l’idée d’une rénovation de l’écriture romanesque. Tous revendiquent une dimension littéraire autonome pour ce type de création : selon eux, le roman ne doit pas être vrai  il n’est pas subordonné à l’histoire, contrairement à ce qu’ont laissé croire les mises en prose rééditées ou les Amadis  et sa lecture n’est pas réductible à la procédure allégorique.

Notes
610.

Nous empruntons cette information à M. M. Fontaine dans son introduction d’Alector, t. I, p. XLVII-LIII. Elle mentionne G. Guéroult, qui traduit en 1558 l’évhémériste Paléphate sous le titre « Narrations fabuleuses ». R. Constantin, quant à lui, dans Nomenclator insignum scriptorum paru en 1555, consacre une rubrique à l’» Historia fabulosa » ; il y range des recueils mythographiques, des fables animalières et, peut-être après sa lecture de la préface de l’Histoire palladienne, des romans grecs et latins. Elle signale encore que le P. Ménestrier, dans sa Bibliothèque curieuse, emploie encore en 1704 la collocation histoire fabuleuse pour désigner des livres traitant de mythologie, des recueils d’emblèmes et le Songe de Poliphile.

611.

Alector, pp. 10-11.

612.

Celle-ci peut lui avoir été soufflée les mythographes, quoique qu’il n’entende pas le terme fabuleuse comme un correspondant du sens étroit de fable. Aneau lui-même a réfléchi de près aux conditions pour créer une fiction moralisante : en 1556, alors qu’il fait paraître le début des Métamorphoses, il fait précéder l’ouvrage d’une préface où il explique les liens de la fable et de la philosophie. La « Preparation de voie à la lecture et intelligence de la Metamorphose d’Ovide, et de tous Poëtes fabuleux » en tête des Trois premiers livres de la Metamorphose d’Ovide, J.-C. Moisan (éd.), Paris, Champion, 1997, p. 8, part du principe selon lequel les poètes ont « emmiell[é] leurs salubres commandemens, et conseilz moraux, leurs naturelz enseignemens, et exemples historiaux de la douceur de nouvelle estrange narration, et merveille mensongiere ». Plus loin, il parlera des « mythologies Allegoricques » qui sont offertes au lecteur (p. 17), ce qui assure indubitablement du sens allégorique qu’Aneau attache à « mythologic » dans la dédicace d’Alector.