1 - Qu’est-ce que l’image d’un énoncé ?

Puisque l’originalité du genre romanesque réside dans l’assemblage d’unités stylistiques diverses, il s’agit de savoir en quoi consiste la représentation de l’une d’entre elles. Nous allons donc commencer par étudier le procédé de création de l’image d’un énoncé. Quelle est la nature de celui-ci ? Quel rapport entretient-il avec la source d’un passage de roman ? Ou avec la référence allusive à un autre texte ? Se réduit-il à la citation explicite de propos de personnages ou d’un texte antérieur ? En un mot, il faut déterminer les critères de reconnaissance et donner une définition ferme de ce que Bakhtine appelle un « langage ».

Si l’on accepte de raisonner par contraste, on doit d’abord distinguer un énoncé d’un thème romanesque. Cela est évident a priori, mais quelques exemples ne seront peut-être pas inutiles pour faire la part des choses. Prenons les épisodes de Pantagruel où Panurge intervient. Le plus souvent, le personnage s’illustre par la ruse : il a assez de ressources sous sa cape pour empuantir les maîtres en théologie, déculotter un curé ou gâter les habits des grandes dames ; face au philosophe occultiste Thaumaste, il sait mener une controverse par geste et faire « quinaud » son contradicteur. Or si plusieurs mentions faites in præsentia poussent à rapprocher Panurge des figures emblématiques d’Ulysse et de Mercure 613 , cela ne renseigne pas sur l’inscription effective dans le texte d’un langage spécifique : il ne suffit pas que Thaumaste réplique à son adversaire ‘«’ ‘ Et si Mercure ’» ou que Panurge promette à Pantagruel de raconter des aventures qui sont ‘«’ ‘ plus merveilleuses, que celles de Ulysse ’» pour que nous ayons respectivement affaire, dans la bouche de Panurge, à un discours de type hermétique ou à un récit homérique 614 . Au chapitre 19, le passage se présente sous la forme d’une description de gestes symboliques, ce qui prouve en passant que la production d’un langage ne nécessite pas forcément qu’une communication verbale ait lieu dans la diégèse. Au chapitre 14, Panurge est le narrateur d’une histoire qu’il expose dans le cadre d’un dialogue ; des notations anatomiques et culinaires vont de conserve avec un ton gouailleur et donnent à lire, plutôt qu’un récit mensonger à la gloire de la mètis, un discours  constitué par les interruptions d’Épistémon et de Pantagruel et par le propre récit de Panurge à leur adresse  qui vise précisément à enlever tout caractère héroïque au personnage ; si ce Panurge mis en broche par les Turcs a en l’occurrence un prototype, il est populaire et il s’agit du facétieux Cingar de Folengo. Le lecteur doit donc se méfier des allusions données par l’auteur, tout autant que des intertextes qu’il peut imaginer pour un passage : seule compte ici l’inscription stylistique d’une unité verbale délimitable. Le début de l’épisode de la tempête, au Quart livre, nous fournit un exemple de la solidarité des éléments qui concourent à la production d’un style homogène, dont tout un chacun peut sentir l’originalité par rapport aux autres formes environnantes. Nous avons d’abord un récit de la rencontre de navires chargés de moines puis des préparatifs des matelots de la Thalamège, nef de Pantagruel, pour affronter la tempête qui se prépare. La description du déchaînement des éléments commence ensuite :

‘Soubdain la mer commença s’enfler et tumultuer du bas abysme, les fortes vagues batre les flans de nos vaisseaulx, le Maistral acompaigné d’un cole effrené, de noires Gruppades, de terribles Sions, de mortelles Bourrasques, siffler à travers nos antemnes. Le ciel tonner du hault, fouldroyer, esclairer, pluvoir, gresler, l’air perdre sa transparence, devenir opacque, tenebreux et obscurcy, si que aultre lumiere ne nous apparaissoit que des fouldres, esclaires, et infractions des flambantes nuées : les categides, thielles, lelapes et presteres enflamber tout au tour de nous par les psoloentes, arges, elicies, et autres ejaculations etherées, noz aspectz tous estre dissipez et perturbez, les horrificques Typhoes suspendre les montueuses vagues du courrant. Croyez que ce nous sembloit estre l’antique Cahos on quel estoient feu, air, mer, terre, tous les elemens en refractaire confusion 615 .’

La démarcation typographique de ce passage, constitué en paragraphe, ne suffit pas à lui octroyer une homogénéité ; au contraire, la diversité des types de langages qui l’encadrent  le récit précédent et après, une brève mention des vomissements de Panurge puis le long discours de lamentation de celui-ci  lui donne une cohésion forte. Cet énoncé se réalise sous les espèces d’une description focalisée, assumée par un personnage de l’histoire et dont l’orientation intentionnelle est particulière. Pour la définir, reportons-nous au lexique utilisé par le narrateur, à l’organisation syntaxique et à la composition de l’ensemble. À l’accumulation de termes techniques désignant les phénomènes météorologiques  certains, comme psoloentes, arges, elicies, ejaculations, etherées et Cahos, sont d’origine grecque , fait écho une série des verbes dépendant de « commença », qui fonctionne ici comme un auxiliaire à valeur inchoative. Mais le support de ces infinitifs change au fur et à mesure que les pans du tableau se découvrent, eux-mêmes étant, par l’ellipse de « commença », comme suspendus dans le temps. Les éléments et leurs effets dévastateurs occupent tout l’espace du discours et le monde semble revenu à son commencement. Or la présence d’une subjectivité décrivant la scène, sensible derrière les nombreuses hyperboles et les adjectifs péjoratifs et rappelée explicitement à la fin par l’adresse « Croyez » et par un « nous », donne la mesure affective de la disproportion entre la force de la nature et la faiblesse des navigateurs. Nous pouvons donc conclure qu’il s’agit là d’une description focalisée d’un événement qui surpasse les hommes, présentée de manière grandiloquente et dont la visée est pathétique. Un énoncé se définit donc par un contenu, une formulation et une orientation axiologique. Cette idée selon laquelle un dessein discursif anime toute production singulière de parole est vérifiable par la comparaison de ce passage avec la réécriture qu’en donne Aneau en 1560. Alors que Franc-Gal vient de résumer l’itinéraire de ses pérégrinations, il interrompt son récit pour présenter les dangers qu’il a dû essuyer dans la « Rade des mons Foudroyans » et qui auraient été provoqués par les esprits malfaisants des vents :

‘[…] ces mauvais Cacodaimons envieux du bien des hommes esmouvoient les ondes de la mer, une fois elevées jusques aux nues, et puys soubdain abaissées jusques ès abysmes, combatantes et s’entrerompantes flot à flot dixiesme, et sur tout tachoient à pousser mon Cheval Durat Hippopotame contre les scabreux rochiers scoigleux, ou rivages pierreux, ou le brusler de leurs ardentes foudres, qui estoient les deux choses que plus luy estoient à craindre que les pierres et le feu. Mais il s’aydoit si bien de ses piedz platz et de sa queüe forte et puissante, dominante la tourmente des vagues, qu’il s’en garentit, et luy et nous, tremblans de peur de mort presente sur nos chefz intentée. Et nonobstant, ces tempestueux espritz aërins feirent tant d’effort sur luy qu’ils abbatirent ses ailes et les feirent baisser ; et tant le tourmentarent, eschauffarent et alterarent qu’il fut contraict de boire ; d’ond il devint (selon son naturel que dict est) beaucoup plus dangereux, furieux, intractable et perilleux, tellement que à force de vistes virades, rudes ruades, promptes petarrades et saulx soubzlevans, peu s’en faillit qu’il ne nous abysmat au goulphe Ambracien 616 .’

La présence du narrateur-personnage et de ses compagnons est ici centrale : tout le jeu d’Aneau consiste à dédramatiser l’épisode en déplaçant une vision apocalyptique vers l’exposé des réactions de l’espèce de vaisseau qu’est Durat. C’est lui qui agit, tandis que l’impuissance des humains, lourdement soulignée par l’expression ‘«’ ‘ tremblans de peur de mort presente sur nos chefz intentée ’», est totale. L’hippopotame s’avère doté de réactions psychologiques et l’imprévisibilité de celles-ci fait tout l’objet de la description : la mention de ses ‘«’ ‘ piedz platz ’» et de sa ‘«’ ‘ queüe forte et puissante ’», qui fait office de gouvernail, nous invite à voir le burlesque d’une scène où l’arche du salut est un animal colérique, défié par des nuées qui pourraient le faire s’écraser sur les rochers. Du coup, nous avons affaire au récit d’une tempête aérienne, où l’humour domine précisément par l’infraction faite au pathétique du modèle rabelaisien : l’exagération du passage tourne ici au comique, comme le soulignent les homophonies sur les termes présentant les effets de l’enivrement. En somme, la connaissance de la référence intertextuelle précise d’une unité stylistique est souvent importante pour la détermination de l’intention de l’auteur dans la mise en œuvre de celle-ci, sans qu’elle suffise au discernement de toutes les facettes de son fonctionnement. Par ailleurs, on aura compris que l’intervention d’un personnage peut constituer à elle seule un énoncé. C’est ce qu’atteste le dialogue entre le prince de Bouvaque et Quézinstra dans les Angoysses, après que les deux compagnons ont aidé celui-ci à reconquérir sa cité. Le prince commence à s’adresser à ses mauvais sujets, qui l’ont provisoirement destitué de son pouvoir : il formule un discours véhément, où il annonce que leurs « malefices » seront punis 617 . Or Quézinstra, en sage soucieux de pérenniser le nouveau gouvernement, lui répond en aparté qu’il devrait se conformer au modèle de César pardonnant aux partisans de Pompée. Le prince, par reconnaissance des faits d’armes de Quézinstra, s’accorde à sa demande. À la formulation enthousiaste par Quézinstra de ce choix de la clémence, répondra le discours collectif des rebelles faisant assaut de promesses de bon comportement. Nous avons donc ici affaire à des prises de paroles successives, qui constituent à elles toutes un passage d’une dizaine de pages dont le sujet est le même que la fin de Pantagruel et de Gargantua, à savoir quelle doit être l’attitude d’un seigneur après une révolte ; mais chacune d’elle a une visée propre et des moyens stylistiques d’actualisation spécifiques. Inversement, une tonalité uniformément appliquée sur des types de production de discours variés peut conduire à l’instauration d’un seul et unique énoncé. C’est ce qui se produit dans le compte rendu que fait Fanfreluche du débat juridique qui s’est élevé au moment du mariage de ses parents :

‘Le Dimanche venu auquel jour il falloit celebrer ledit mariage, après la remonstrance faite au peuple de la dispense des Bancs, qui avoit cousté plus d’un escu au soleil. Le prestre poursuyvant à faire la benediction, proclamant pour la dernière fois, qui si aucun sçavoit raison pourquoy ledit mariage ne se deust accomplir, qu’il le dit, autrement il le denonçoit pour excommunié : voyci un Barragouin qui se leve, disant, Que le mariage n’estoit legitime, attendu la minorité d’aage de ma mere, qui audit temps ne eust sçeu avoir plus de sept ans, quatre mois, six jours, dix heures et demie, et peut estre quelques huict minutes, et un quart. À raison dequoy le prestre n’osa proceder outre, et furent contraints mesdits pere mere (sic) remonstrer leur affaire par devant monsieur l’Official. Lequel sçachant l’aage de madite mere, vouloit proferer la sentence de la nullité dudit mariage, sans un bon vieil escervelé advocat, lequel plaida, que neanmoins que ma mere ne fust en l’aage de douze ans, si estoit elle aussi suffisante pour endurer son homme, qu’une de quinze. Requerant sur ce pour toute preuve l’inspection de son corps, alleguant une grande brouillerie de ff. ff. pourquoy ce faire on devoit. Et ne contredisant à ce le Procureur, qui estoit bien aise de jouyr de ce gentil spectacle, fut ordonné qu’ainsi se feroit. Et après que la partie des basses marches fust trouvée bien à poinct, garnie de poil long à l’avenant, et le serment receu de ma mere sur ce qu’elle disoit qu’il y avoit plus d’un an et demi qu’elle remuoit le cul en femme de bien, fut ledit mariage approuvé et decerné mandement au prestre pour aller avant 618 .’

Tout le monde ici prend la parole : le curé, un Barragouin, le procureur, un avocat et Biétrix elle-même. Fanfreluche commente aussi à plusieurs reprises les faits, ce qui ponctue le récit d’interventions diverses, introduites sous la forme du discours soit indirect soit, le plus souvent, narrativisé. Celles-ci sont produites sur le même ton amusé que celui qu’adopte la narratrice, bien sensible dans l’emploi d’» affaire » en syllepse. Du coup, c’est bien l’ensemble du passage, malgré la diversité des interlocuteurs et des niveaux de parole, qui constitue un conte grivois raconté sur un ton facétieux.

Ainsi, de multiples critères  thématiques, lexicaux, syntaxiques et intentionnels  s’avèrent nécessaires pour identifier la nature exacte d’un langage romanesque 619 . Pour reprendre une formule de Bakhtine, ‘«’ ‘ l’énoncé (son style et sa composition) est déterminé par l’objet et par l’expressivité, c’est-à-dire par le rapport de valeur que le locuteur instaure à l’égard de l’énoncé’ ‘ 620 ’ ‘ ’». Par cette construction soignée de discours, nous pouvons dire que nos œuvres reposent sur la représentation d’images verbales : elles font intervenir des prises de parole de nature différente de celles des échanges quotidiens, avec des caractéristiques qui donnent à chacune une cohérence forte.

Notes
613.

Voir les relevés et les analyses de M. Huchon à ce sujet dans la notice et les notes de Pantagruel, pp. 1218, 1224 et 1303. Nous reprenons ici à l’article de F. Goyet intitulé « Imitatio ou intertextualité », in Poétique, Paris, n° 71, 1987, pp. 313-320, l’opposition entre l’allusion « in præsentia » et l’allusion « in absentia » pour identifier respectivement la « citation » explicite et l’» intertexte », qui relèverait des compétences du lecteur à reconnaître une référence culturelle convoquée implicitement par l’auteur.

614.

Ibid., chap. 19, p. 286 et chap. 9, p. 249.

615.

Quart livre, chap. 18, p. 582.

616.

Alector, chap. 17, pp. 114-115.

617.

Les Angoysses douloureuses…, partie II, pp. 378-379.

618.

Mythistoire barragouyne…, chap. 4, pp. 15-17.

619.

F. Rigolot, dans Les Langages de Rabelais, Genève, Droz, « Titre courant », 1996 [1ère éd. 1972], entend de manière sensiblement identique le concept.

620.

Esthétique de la création verbale, op. cit., p. 298.