3 - Pour une spécificité de la prose du roman

Au vu des précédentes conclusions, nous militons en faveur de ce que Bakhtine appelle ‘«’ ‘ l’originalité stylistique du discours dans la prose littéraire’ ‘ 637 ’ ‘ ’». L’expression romanesque ne peut être définie à l’aune du modèle poétique, comme l’ont fait les poéticiens et rhétoriciens du XVIe siècle : il faut la concevoir comme une somme de styles disparates engagant chacun un lien entre le langage et l’idéologie dont il est porteur. Alors que les Amadis seront rédigés à partir des années 1560 comme des manuels de beau parler, où la rupture est définitive entre l’intentionnalité des divers discours convoqués et leur formulation uniformément ornée, nos romans postulent que l’intégration de la pensée d’autrui conditionne nécessairement le traitement du matériau verbal. Nous verrons que cela se réalise même dans la prose emphatique des Angoysses et d’Alector.

Rabelais et Des Autels ont ceci de commun qu’ils n’hésitent à représenter aucun énoncé ; d’où le caractère éminemment pluristylistique de leur prose. L’épisode de la rencontre entre Pantagruel et Panurge atteste l’attention prêtée par l’auteur de Pantagruel au caractère conventionnel de chaque langue. Le passage nous intéresse moins pour cette théorie du langage que pour le fait que le polyglotte exprime sous des formes différentes un seul message : il utilise treize parlers pour dire la même chose  le fait qu’il est affamé  et n’est compris que quand il fait usage de sa ‘«’ ‘ langue naturelle, et maternelle’ ‘ 638 ’ ‘ ’». Contrairement aux apparences, il ne se livre pas à une variation rhétorique dans le goût du De duplici copia : au lieu de chercher à sélectionner les équivalents verbaux, il les reproduit tous et refuse de s’exprimer dans une langue unique. Il prend soin, en outre, de donner un aspect traditionnel à chaque parler vernaculaire, hormis bien sûr pour les trois d’entre eux qu’il invente 639 . Même dans le cas d’images de langues donc, Rabelais se plaît à corréler langage et style. Évidemment, l’imitation d’un énoncé peut être déformante : le théologien Janotus de Bragmardo, le philosophe Trouillogan, le juge Bridoie et l’évêque Homénaz en prennent pour leur grade. Ce fait étant bien connu, nous préférons nous arrêter sur un autre aspect de la création d’un style par Rabelais : plusieurs formes de discours peuvent converger vers le traitement homogène d’un même sujet et vers l’instauration d’une idéologie unique  l’inverse, à savoir qu’une brève prise de parole peut ne pas se fondre dans l’intention des énoncés voisins, étant également vrai. Écoutons Panurge défendre le fait que ‘«’ ‘ la braguette est premiere piece de harnois entre gens de guerre’ ‘ 640 ’ ‘ ’». Il commence par parler comme un naturaliste : il use du présent de caractérisation pour comparer les plantes possédant une enveloppe défensive et celles qui en sont dépourvues. Après cette description, il se lance dans un récit de type mythologique, où le passé simple lui permet d’évoquer la succession des quatre âge humains et deux défenseurs du sexe masculin, Priape et Moïse. Il en vient à tenir des propos de médecin : Galien lui sert d’autorité au sujet de l’importance des testicules par rapport au cœur. Il rapporte ensuite une histoire comique sur le départ en guerre du seigneur de Merville et récite un poème de tonalité burlesque où la formulation courtoise sert à désigner une réalité sexuelle. L’ensemble de ces types d’énoncés, malgré leur mode énonciatif et leur vocabulaire disparates, tend vers un éloge paradoxal du harnais et de la couille : chacun constitue un des arguments, souvent contestable, d’une thèse atypique et se trouve avancé avec une exagération concertée par un locuteur dont la finalité première est l’humour. La Mythistoire, comme nous l’avons vu dans l’étude du procès fait à Biétrix, n’hésite pas non plus à multiplier les phénomènes linguistiques composites. Un point retiendra en particulier notre attention, à savoir le choix de langages dégradant un sujet habituellement considéré comme noble. C’est en particulier ce qui se produit dans le jargon amoureux créé par Trigory et Biétrix 641 . Les deux pièces de vers que les personnages s’envoient développent la métaphore filée du « courtaut » et de l’» estable » : l’invitation faite au cheval de venir se soulager dans l’étable de la dame peut difficilement se lire au premier degré, le contexte et la mention du « galand vert » spécifiant clairement le caractère sexuel du sujet. Une fois le code rhétorique instauré, le lecteur ne peut manquer de trouver la formulation hardie ; l’assurance donnée à Trigory qu’il trouvera ‘«’ ‘ l’huis [de Fanfreluche] tout ouvert ’» montre assez la gaillardise de propos pour lesquels la virginité n’est pas une valeur… Cela s’oppose, bien sûr, au traitement de l’amour chez les pétrarquisants, héritiers de la conception courtoise : la narratrice ne se prive pas d’opposer la manière du dialogue différé de ses parents aux ‘«’ ‘ chiarderies d’amadis de Gaule, de Grece d’enfer ’». Peut-être faut-il également entendre le refus, dans le ‘«’ ‘ Ad lectores ’» inaugural, d’un langage amoureux noble et abstrait comme la revendication d’une simplicité de la formulation au détriment d’une prose ornée 642 . Finalement, Des Autels s’en prend aux langages qui idéalisent la réalité sentimentale. Chez Rabelais et l’adversaire de Meigret, en somme, la création d’une prose copieuse passe moins par la recherche de l’abondance rhétorique, même si celle-ci est largement cultivée  pensons à la fameuse énumération rabelaisienne , que par la convocation de styles divers, dont certains se posent en faux par rapport à d’autres matériaux linguistiques et idéologiques.

La dépendance entre l’intention d’une unité énonciative et la façon dont elle est formulée d’un point de vue stylistique se trouve également à l’œuvre dans les Angoysses et dans Alector, à ceci près que la prose de ces romans est marquée par une emphase certaine. Nous avons expliqué ailleurs comment l’écriture en prose du XVe siècle s’était calquée sur la rhétorique, sans réussir à assimiler autrement qu’avec lourdeur le modèle oratoire 643 . Prenant appui sur la pratique néo-cicéronienne du latin et sur les adaptations en français de l’histoire antique, à l’instar de celles de Lemaire ou de Seyssel, des prosateurs ont tâché de perfectionner l’écriture non versifiée de langue vernaculaire. Dès lors, aux tours figés hérités de la construction « phrastique » médiévale, se sont ajoutés à la Renaissance de nouveaux procédés d’amplification et d’imbrication, l’ensemble constituant ce qu’A. Lorian appelle le « style formulaire » des humanistes 644 . Les traducteurs des romans sentimentaux italiens et espagnols ont joué un rôle essentiel dans cet enrichissement de la prose française, tout comme Herberay à partir de 1540. Hélisenne s’avère très au fait de ce mouvement d’ornementation, au point qu’elle se complaise à rabouter dans les Angoysses des passages des Illustrations de Gaule ainsi que des versions de Flamette et du Peregrin. Un extrait de l’élégie que pousse le personnage féminin, alors qu’il vient d’appendre que Guénélic s’est vanté d’avoir profité de ses charmes, fera assez voir la subtilité du montage citationnel en même temps que le caractère latinisant de l’écriture de la romancière :

‘O inicque et meschant jouvenceau : O ennemi de toute pitié : O miserable face simulée, parolle en fraude et dol composée, sentine de trahison, sacrifice de Proserpine, holocauste de Cerberus, scaturie d’iniquité, qui incessamment pullule : regarde comme presentement ta pestifere langue (membre dyabolicque) dissipante de tous biens, consumatrice du monde, sans occasion s’efforce de denigrer et adnichiler ma bonne renommée ? bien seroit temps de fermer ta vergongneuse bouche, et refrener ton impudicque et vitieuse langue. O que je dois bien maudire le jour que jamais je te veids, l’heure, le poinct et le moment que jamais en toi je prins plaisir. Certes, je croy fermement que quelque furie infernale m’avoit à l’heure persuadée pour me priver de toute felicité : car de tous les hommes du monde, je congnois avoir esleu le plus cruel : lequel je pensois estre le plus loyal et fidel 645 .’

Dans les reprises de traductions comme dans la fin originale du passage, les procédés d’écriture s’avèrent aisément définissables : au point de vue lexical, il s’agit de latinismes  » sentine », « scaturie », « furie », « iniquité », « felicité », « pestifere », « consumatrice », « adnichiler » , de polynômes synonymiques  » inicque et meschant », « fraude et dol », « denigrer et adnichiler », « impudicque et vitieuse », « loyal et fidel »  et d’hyperboles, qui passent surtout par des métaphores morales  » sentine de trahison, sacrifice de Proserpine, holocauste de Cerberus, scaturie d’iniquité » ; au niveau syntaxique, nous avons, dans les phrases en apostrophe, des répétitions de construction, des parallélismes et un rythme binaire et, par la suite, un glissement et un enchevêtrement des propositions. La phrase acceptant, en outre, toutes sortes d’exemples, de cas illustres et de comparants mythiques, la virtuosité et la préciosité s’avèrent le mot d’ordre d’une formulation qu’Érasme n’aurait peut-être pas désavouée. De là à affirmer que cette prose qui tend vers le grossissement et l’amplification des idées est à l’œuvre dans l’ensemble de la première partie des Angoysses 646 , il y a un pas que nous ne saurions franchir. Tout d’abord, s’il est vrai que l’ensemble du texte est écrit de manière emphatique et énumérative, la prose des conteurs contemporains a tendance à redoubler les noms et à allonger la phrase pour insérer des réminiscences classiques. Nous l’avons mentionné, Rabelais lui-même use de cette copia rhétorique à tout moment : la productivité du discours passe souvent chez lui par des procédés grammaticaux d’intensification, qui vont de pair avec la facétie du narrateur et des personnages 647 . Mais il sait aussi parodier le style des pédants, en accentuant les traits de l’emphase dans le sens de l’enflure ; l’écolier limousin apparaît ainsi comme un mauvais érudit qui dénature la langue française :

‘Et si par fortune y a rarité ou penurie de pecune en nos marsupies et soyent exhaustes de metal ferruginé, pour l’escot nous dimittons nos codices et vestes opignerées, prestolans les tabellaires à venir des penates et lares patriotiques 648 .’

La prose d’Hélisenne se présente donc comme un concentré des moyens inventés dans la première moitié du siècle pour donner de l’ampleur à l’expression prosaïque ; en cela, elle peut être rapprochée de l’ornement de la traduction d’Herberay qui, il faut bien l’admettre, a sur elle l’avantage de la simplicité lexicale et de la souplesse syntaxique. Cependant, l’expression n’est en rien uniforme dans les Angoysses : non seulement les deux dernières parties font intervenir des styles tels que la narration de combats chevaleresques, le débat théologique et le conte mythologique, mais la première ne se restreint pas au discours pathétique. L’élégie d’Hélisenne ne constitue que des passages bien délimités de ce premier récit : si tous les monologues intérieurs de l’héroïne relèvent d’une visée impressive et qu’ils font parfois usage d’un vocabulaire éthique, de leur côté, le discours tenu par Guénélic dans sa lettre à Hélisenne et la réponse faite par celle-ci à un religieux relèvent d’une rhétorique et d’une intentionnalité bien différentes 649 . En un mot, des morceaux d’éloquence, ayant chacun leur spécificité, se distinguent de la narration assez dépouillée d’Hélisenne. Cette conclusion est transposable à Alector. Par les précédents extraits cités, on aura sûrement remarqué que l’écriture d’Aneau relève également d’une conception énumérative et ornementale de la prose, quoique celui-ci se complaise dans une érudition allusive. Mais sa formulation s’adapte au sujet décrit et à la tonalité de chaque locuteur : cette variété s’impose au lecteur, qui passe du discours sentencieux et fortement élaboré tenu par Alector devant le tribunal au récit faussement naïf d’Arcane puis à la description pseudo-épique par Franc-Gal de la tempête qu’il a affrontée. Quant à la description de la ville d’Orbe à la fin du roman, elle se fait à la manière d’un récit utopique : à la présentation de l’architecture des monuments principaux de la ville, ayant respectivement une fonction religieuse, judiciaire, honorifique et divertissante, s’ajoute une répartition de l’espace en fonction de l’âge des habitants et de leurs activités ainsi qu’une explication du symbolisme de la statuaire de la ‘«’ ‘ Basilique Dicaste ’» 650 . En somme, Hélisenne et Aneau, tout autant que Rabelais et Des Autels, procèdent à la compilation de styles variés. S’ils font parfois allégeance à une prose oratoire, cela n’est aucunement incompatible sous leur plume avec la copia discursive à laquelle ils visent ; l’une et l’autre se situent simplement à des niveaux distincts.

Pour conclure, la possibilité d’une relation uniforme et univocale des faits est sapée d’emblée dans nos romans : contenu, style, tonalité et posture énonciative s’avèrent des critères qui, quoique solidaires dans la constitution d’un même énoncé, sont combinables à l’infini pour former des unités différenciées. Au vu de la terminologie du temps, portant directement ou non sur les productions romanesques, il semble que nous puissions dire qu’une forme de varietas ou de copia est à l’œuvre dans ces textes. Mais il faut avoir conscience que la variété et l’abondance sont ici d’abord affaire de discours : plus que les adaptateurs des vieux romans réimprimés ou que les traducteurs des romans grecs, sentimentaux et chevaleresques, nos romanciers font du langage l’objet même de leur narration.

Notes
637.

Esthétique et théorie…, op. cit., p. 86.

638.

Pantagruel, chap. 9, p. 249.

639.

Nous prenons cette analyse à M.-L. Demonet-Launay dans Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance (1480-1580), Paris, Champion, 1992, pp. 176-186. L’auteur montre qu’une « psychologie des langues » est à l’œuvre dans ce passage (p. 184) : l’italien est présenté comme métaphorique, l’espagnol comme pompeux, le danois comme collectionnant des images rustiques, etc.

640.

Tiers livre, chap. 8, pp. 374-376.

641.

Mythistoire barragouyne…, chap. 2, pp. 7-8.

642.

Le sizain latin oppose précisément la « simplicitas nuda », d’un côté, à la « simplicitas culta » et à l’» ornatus veneris, salisve » (l’ornement de la grâce ou de la finesse d’esprit »), de l’autre (ibid., fol. A2 r°).

643.

Voir partie I, chapitre 3, pp. 204-205.

644.

Tendances stylistiques dans la prose narrative française du XVI e siècle, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque française et romane », 1973, p. 283. Lorian dégage deux aspects majeurs dans la prose des conteurs : l’emphase et l’imbrication, qu’il développe par le menu.

645.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, p. 199. Les passages pris à Flamette sont les suivants : « O inique […] pitié », « je doibs bien mauldire […] je prins plaisir », et ceux empruntés au Peregrin : « O miserable face […] Cerberus », « regarde presentement […] deniger ».

646.

C’est ce que postule A. Lorian dans Tendances stylistiques…, op. cit., p. 78. Selon lui, la narration d’Hélisenne constitue en elle-même un « court roman et [une] longue élégie, où la rhétorique fait peu de distinction entre récit, description, monologue ou dialogue, où l’emphase et les figures de style sont réparties de manière assez uniforme ».

647.

Il n’est pas besoin d’aller plus loin que le début de Pantagruel pour s’en rendre compte. Le chapitre 2 nous montre les effets tirés des hyperboles, de l’énumération et des évaluations quantitatives abusives (p. 222) :

Vous noterez qu’en icelle année feut seicheresse tant grande en tout le pays de Africque, que passerent xxxvi. moys, troys sepmaines, quatre jours, treze heures, et quelque peu dadvantaige sans pluye, avec chaleur de soleil si vehemente que toute la terre en estoit aride. Et ne fut au temps de Helye, plus eschauffée que fut pour lors. Car il n’estoit arbre sus terre qui eust ny feuille ny fleur, les herbes estoient sans verdure, les rivieres taries, les fontaines à sec, […].
648.

Ibid., chap. 6, p. 233. Pasquier a suggéré que l’écriture latinisante d’Hélisenne était directement visée dans ce chapitre. Il est certain que la formulation de 1538 des Angoysses a dû vite sembler datée ; cela explique que Colet propose en 1551 une version modernisée des Œuvres, au sujet de laquelle il déclare avoir rendu « en nostre propre et familier langage les motz obscurs et trop approchans du latin », tout en se défendant d’avoir modifié la syntaxe d’origine (pour les deux références, voir G. Reynier, Le Roman sentimental…, op. cit., p. 101).

649.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, pp. 129-131 et 149-151.

650.

Alector, chap. 24, pp. 169-182.