1 - Disqualification du récit au profit d’énoncés reconnaissables

Selon P. Ricœur, l’activité de mimèsis du poète, telle que la définit Aristote, suppose toujours la création d’un mythos, c’est-à-dire d’une intrigue motivée par un enchaînement causal des faits et non par leur succession aléatoire 651 . Les vieux romans comme les Amadis ou les Palmerin ont fait le choix d’entrelacer des histoires, dont les événements n’entretiennent les uns avec les autres de relation ni logique, ni chronologique, ni intellectuelle : pour ces textes à rallonge, l’essentiel réside dans l’alternance infinie d’exploits guerriers, d’aventures sentimentales, d’interventions d’êtres surnaturels, etc.En réaction à ce modèle ancien de production de la fiction romanesque, H. de Crenne, Rabelais, Des Autels et Aneau accomplissent de concert un parasitage de la trame de leurs œuvres. Pour ce faire, soit ils asphyxient le récit par une prolifération d’énoncés bien délimitables, soit ils vont jusqu’à dynamiter le procédé même de la mise en intrigue.

Dans Pantagruel, Gargantua, les Angoysses et la Mythistoire, les événements censés s’être produits, autrement dit la diégèse, passent au second plan du roman : l’exposé d’un matériau verbal hétéroclite supplante celui des actions. Cela est sensible dès Pantagruel : alors que le titre et le prologue du roman nous attirent par la promesse du récit des exploits fabuleux d’un géant, ce projet va constamment être différé par l’apport d’une matière savante. Après qu’il a annoncé la naissance du héros, le narrateur se lance dans une énumération des ancêtres de celui-ci ; après quatre chapitres narratifs, portant sur la venue au monde de Pantagruel, la mort de sa mère, son enfance et son adolescence, le flot du discours de l’écolier limousin interrompt le récit de l’apprentissage universitaire. Puis ce sera au tour de la liste des livres contenus dans la bibliothèque de Saint-Victor, de la « copie » de la lettre de Gargantua, des langues parlées par Panurge et du procès de Baisecul et Humevesne de s’immiscer dans la narration. Le lecteur, rompu au jeu de la discontinuité du récit, n’est pas dépaysé à l’ouverture de Gargantua : le chapitre 1, qui prétend énoncer ‘«’ ‘ la genealogie et antiquité de Gargantua ’», le renvoie à Pantagruel et lui fournit un texte indéchiffrable, qui fait concurrence au précédent exposé des ancêtres du fils du géant… Le romancier se plaît ensuite à présenter des langages en liberté, sous la forme des « propos des bienyvres », tenus par une foule disparate de clercs, de soldats, d’hommes de loi, de laquais, de moines et de commères. Gargantua lui-même se révèle un « causeur » : il entreprend des visiteurs sur des sujets facétieux puis son père sur le moyen « le plus seigneurial » de se « torcher le cul ». La suite de ces deux livres garde une dominante narrative, dans la mesure où les aventures parisiennes de Panurge et la guerre contre les Dipsodes, dans le premier, puis les rebondissements de l’éducation de Gargantua et les faits d’armes de frère Jean, dans le second, occupent une bonne part de l’espace textuel. Pourtant, des digressions langagières apparaissent à tout moment, si bien que le récit continue d’avancer par intermittence : la narration semble s’effondrer sous le poids d’agrégats de langages, qui ne lui sont rattachés que de manière ténue. La trame s’ouvrant sans cesse à des espaces périphériques, la lecture devient d’ailleurs un exercice plus ardu qu’haletant.

Ces analyses sont transposables aux Angoysses, à ceci près que les procédés de retardement du récit varient selon que l’on envisage la première partie du roman, la seconde avec l’essentiel de la troisième ou la fin de la troisième. La narration faite par Dame Hélisenne de sa jeunesse, de son coup de foudre pour Guénélic et des moyens qu’ils élaborent pour se voir occupe une place importante au commencement de l’ouvrage. Mais nombreuses sont les interruptions de cette trame de fond, d’ailleurs peu évolutive  l’héroïne se heurte toujours à l’impossibilité de réaliser son rêve d’adultère : outre les lettres échangées entre les amants, des incursions discursives diverses, tels les monologues d’Hélisenne et les dialogues entre les jeunes gens et surtout entre Hélisenne et son mari, freinent le déroulement chronologique de l’histoire. Le récit de Guénélic, censé faire état des « œuvres dignes de louange » accomplies pour retrouver Hélisenne, se dilue, pour sa part, dans des raisonnements sur l’amour typiques du roman espagnol et italien. De fait, cinq dialogues entre Guénélic et Quézinstra, un débat entre le jeune homme et le prince de Bouvaque et une discussion avec le saint homme d’une île se présentent comme d’imposantes excroissances du fil narratif principal, toutes centrées sur les bienfaits et les méfaits de la passion. Dès lors, il est significatif qu’Hélisenne soit retrouvée par hasard par les deux compagnons, comme si la quête chevaleresque n’avait jamais été un principe fédérateur pour le récit. Quant au témoignage de Quézinstra sur les faits advenus après la mort des amants, il n’a rien de commun avec la narration de Guénélic : le conteur se trouve n’avoir pas assisté à tous les événements et c’est un dialogue entre lui et Mercure qui permet l’avancée du récit. Un détour par l’Amant resuscité nous semble tout à fait intéressant pour mesurer la particularité de composition des Angoysses. Chez Denisot,le legs didactique de la Prison d’amours de San Pedro influe sur le traitement de l’intrigue : l’anecdote sentimentale se trouve réduite à une épure et la réflexion sur l’amour passe au premier plan. Alors que les trois premiers livres sont présentés comme une sorte de prologue destiné à amener le récit de l’amant, contenu dans les deux derniers livres, il s’avère que la narration de la rencontre du personnage principal par le narrateur compte peu par rapport à la restitution des longues conversations tenues au chevet du mourant : la comtesse, en particulier, propose un long traité, bien agencé et illustré d’exempla, sur les qualités que doivent posséder de parfaits amants. D’ailleurs, à l’écoute du récit tant attendu  strictement imité d’Arnalte et Lucenda , les auditeurs ne cesseront d’interrompre l’amant pour débattre de questions comme les prétentions de la petite noblesse française, la divination ou l’interprétation des songes. En général, il semble que nous avons plus affaire à une vaste dissertation sur l’amour qu’à une œuvre romanesque. En fait, Denisot tire parti des procédés antérieurs de la narration sentimentale pour les porter à leur extrême limite : il préfère oublier la trame narrative plutôt que de lui donner un caractère chaotique.

De son côté, la facture de la Mythistoire reprend le ménagement de coupures instauré par Rabelais. À la différence du roman de Denisot, la ligne narrative n’est ici jamais perdue de vue ; seulement, elle est constamment parasitée par des bribes de langages allogènes. Il s’agit, d’abord, des nombreuses interventions de Songe-creux dans le récit de Fanfreluche : celui-ci se pose en érudit et se permet de faire des commentaires facétieux sur les événements rapportés ; les sujets du vin, du sexe et de la scatologie, en particulier, le mettent en verve… Le récit de la formation de Gaudichon est lui-même suspendu par des dialogues entre le serviteur et le maître et par une plaidoirie de Gaudichon. Le chapitre 11, intitulé ‘«’ ‘ De trois choses advenues à Paris, durant l’estude de Gaudichon ’», nous semble représentatif de l’approche distanciée de l’intrigue de la part du romancier : la guerre entre les théologiens du collège de Montagu n’est exposée que dans ses principes, le narrateur renvoyant le lecteur à un livre incertain pour en connaître l’issue ; il se garde bien de donner la conclusion du débat entre Ramus et les « Aristotelicques », même s’il expose longuement les points de la discorde ; quant aux troubles liés à la venue de Charles Quint, qui auraient suscité une révolte estudiantine, ils sont à peine évoqués. En somme, dans ce roman, l’histoire est présentée comme digne de moins d’intérêt que les développements périphériques et la matière qui s’y ajoutent. Dans l’» Epilogue », l’auteur congédiera avec vigueur le lecteur déçu de n’avoir presque rien eu de l’histoire de Fanfreluche et Gaudichon ; les multiples pièces ajoutées à la fin du roman reviendront ironiquement sur cette lacune ou feront comme si le roman avait rempli la promesse de son titre. Finalement, Des Autels porte à un haut degré de subtilité la technique de parasitage de la narration expérimentée par ses homologues : il ne réduit pas, comme Denisot, l’ampleur et la portée du récit principal, mais à l’instar d’Hélisenne et du ‘«’ ‘ premier Rabelais ’», il attire l’attention sur un procédé de composition par accumulation verbale et par suspension de l’intrigue.

Alector et les trois derniers romans de Rabelais réalisent de manière plus radicale encore une rupture avec l’écriture chevaleresque, où les pauses du récit tiennent soit au commencement d’une nouvelle ligne événementielle soit à la reprise d’une précédente histoire à l’endroit exact où le narrateur l’avait laissée. Aneau, tout d’abord, procède à une cassure énergique de la linéarité du récit : pour tout dire, le résumé que nous avons donné en introduction de la diégèse est une trahison du mouvement narratif du roman. Alector s’ouvre, en fait, sur le combat que le jeune écuyer doit livrer contre les Gratians et sur la mort imminente de Noémie et s’achève sur la réunion du père et du fils aux arènes. Entre le début et la fin du texte, plusieurs histoires commenceront, s’arrêteront, reprendront, sans qu’aucune continuité chronologique de l’une à l’autre ne soit jamais ménagée. En fait, la construction d’Alector donne à voir la fragmentation de la mise en intrigue traditionnelle. L’avis préalable de l’auteur notifiait déjà que la pérégrination de Franc-Gal, passant sans difficulté d’un bout à un autre de la terre, pouvait sembler ‘«’ ‘ inconsequente et non directement continuée’ ‘ 652 ’ ‘ ’». Mais le titre complet  Alector, Histoire fabuleuse. Traduicte en François d’un fragment divers, trouvé non entier, mais entrerompu, et sans forme de principe  insiste également sur la discontinuité du récit : le subterfuge d’Aneau consistant à alléguer l’existence d’un original a moins pour but de masquer la figure de l’auteur que de signifier son refus de l’organisation narrative attendue. Le prétexte avancé pour expliquer la désorganisation des événements peut paraître saugrenu  l’auteur aurait traduit et rabouté de son mieux des feuillets épars, sans réussir à trouver le premier ; il présente pour nous l’intérêt d’offrir une conceptualisation de la poétique romanesque du « fragment ». Quant aux trois ‘«’ ‘ Propos rompus ’», ces pages mutilées placées en tête d’ouvrage parce que le compilateur n’aurait pas réussi à leur trouver une place adéquate, ils témoignent assez de la visée iconoclaste d’Aneau à l’égard de l’écriture chronologique.

La destruction du récit dans la composition rabelaisienne des années 1540 et du début des années 1550, qui englobe les brouillons du Cinquiesme livre, ne tient pas à une telle désarticulation de l’histoire, mais au remplacement pur et simple de la diégèse par un matériau verbal. Autrement dit, la variété des unités linguistiques, presque seule à donner un rythme à la narration, tient lieu de trame. Dans le Tiers livre, l’histoire ne semble pas commencer : après une liaison établie avec la fin de Pantagruel, Panurge se plaît à débiter un éloge de l’emprunt ; au chapitre 7, nous apprenons qu’il veut se marier, sans savoir encore que ce sera en partie l’objet du livre. C’est seulement au neuvième chapitre que la structure question-prédiction-interprétation de Pantagruel-réfutation de Panurge se met en place ; peu d’épisodes sont racontés en dehors de ce schéma, les tergiversations autour du procès de Bridoie s’y insérant sans peine. Quant aux unités verbales, elles ne s’enchaînent aucunement par un principe de causalité, comme le souhaitait Aristote pour l’intrigue : refermées sur elles-mêmes, elles adviennent par reproduction du même, par génération spontanée en quelque sorte. Cette sape du processus de narration lui-même se retrouve dans le Quart livre : bien que l’on nous rapporte un déplacement maritime, les notations concernant l’itinéraire suivi et les circonstances de la navigation s’effacent peu à peu au profit de considérations sur les mœurs des peuples rencontrés. Le fait que les protagonistes se déplacent d’île en île accentue la discontinuité des épisodes et le caractère aléatoire de leur succession ; d’ailleurs, le but donné au voyage à la fin du Tiers livre, à savoir la consultation de l’oracle de la Dive Bouteille pour connaître l’avenir du mariage de Panurge, est oublié. Le Cinquiesme livre, tel qu’il a été agencé par son éditeur, est en son début semblable à ce schéma : les escales se poursuivent et se présentent comme autant d’îlots linguistiques autonomes. Mais du chapitre 17 au chapitre 47, quoique la navigation continue un temps, chaque rencontre d’inconnus est présentée comme une étape vers la fin ultime du voyage : les personnages sont confrontés aux pratiques alchimiques de la Quinte puis, dans un univers directement emprunté au Poliphile, sont invités au décryptage du symbolisme des lieux et des objets. À la différence du groupe de textes précédents, la seconde partie du Cinquiesme livre se superpose donc en partie à un récit d’itinéraire initiatique ; mais comme dans les deux premiers romans, des énoncés viennent assaillir de toutes parts la trame événementielle, sous la forme non seulement de descriptions allégoriques, mais aussi de dialogues entre les personnages et les habitants rencontrés précédemment dans les îles. La tendance de l’essentiel des derniers romans de Rabelais est donc celle à l’accumulation d’unités de nature linguistique qui prennent une valeur narrative. De plus, l’enchaînement monotone d’énoncés semblables dans leurs principes signe un rejet violent du récit d’éducation ou d’initiation, en faveur de l’affirmation de la dépendance totale de la narration par rapport aux paroles collectées.

Dès lors, par des procédés variés, nos romanciers contribuent à mettre la trame diégétique en retrait, en greffant sur elle une masse d’énoncés homogènes stylistiquement et isolables les uns des autres. Doit-on conclure, pour autant, comme le fait M. Jeanneret pour les livres de Rabelais où la structure narrative est la plus lâche, que nous avons affaire à des fictions dont les épisodes fonctionnent comme des « modules » détachables, tout à fait amovibles et lisibles séparément 653  ? Précisons, d’abord, que cette radicalisation de la mise en cause de l’histoire n’est valable que dans le cas où les unités verbales constituent à elles seules les épisodes, autrement dit dans le Tiers livre, le Quart livre et, en partie,le Cinquiesme livre. Dans les autres romans, la concurrence des régimes narratif et discursif demeure tout à fait opérante. Le constat nous semble, par ailleurs, exagéré : de la noyade des moutons par Panurge à la capture des Pantagruélistes par les Chats-fourrés, en passant par la guerre contre les Andouilles, il existe bien des passages de premier plan qui sont traités de manière totalement ou partiellement narrative. Il est bien évident, par ailleurs, que nos œuvres perdraient tout leur intérêt à être fragmentées…

Notes
651.

L’idée selon laquelle le poète est d’abord un imitateur d’actions et un compositeur d’histoires est développée dans L’Intrigue et le récit historique, premier volet de la somme Temps et récit, 4 t., Paris, Seuil, « Essais » ou « L’ordre philosophique », 1983-84-85. Quant à la Poétique, elle oppose clairement l’agencement des faits dans l’épopée, où « ceci » a lieu « à cause de cela » et non « à la suite de cela », et dans le récit historique, où chaque événement « n’entretient avec un autre qu’un rapport fortuit » (op. cit., 1452 a, p. 119 et 1459 a, p. 145).

652.

Alector, « Premonition », p. 8.

653.

Le Défi des signes…, op. cit., p. 55.